Le blog des éditions Libertalia

Une culture du viol à la française dans 20 minutes

jeudi 21 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Valérie Rey-Robert, publié dans 20 minutes le 21 février 2019.

Culture du viol :
« Il n’y a pas de petit combat dans le féminisme, tout mène à la lutte contre les violences sexuelles »

Procès Baupin, affaire de cyberharcèlement de la Ligue du LOL, et interrogations sur les boy’s club, les violences sexuelles n’ont pas fini de faire les gros titres. Un an et demi après l’explosion du mouvement #metoo, cette question essentielle, omniprésente, cette grande cause du quinquennat a-t-elle vraiment avancé ? Pas tellement, si on lit l’essai de Valérie Rey Robert, féministe qui publie ce jeudi Une culture du viol à la française. Du troussage de domestique à la liberté d’importuner
Comment expliquer cette expression et faire évoluer les mentalités ? 20 Minutes a pu interroger celle qui se cache derrière le blog Crêpe Georgette.

C’est quoi la culture du viol ?
La culture du viol, c’est l’ensemble des idées reçues sur les viols, les violeurs et leurs victimes. Et le fait qu’on incrimine les victimes, qu’on déculpabilise les auteurs et qu’on invisibilise les viols. On parle de culture parce que ces idées se transmettent de générations en générations et imprègnent toute la société.

Pourquoi ça choque autant en France ?
Pour beaucoup, c’est impensable d’associer la culture, vue positivement, et le viol, un crime. C’est comme un oxymore. Pourtant, on parle bien de « culture de l’impunité » pour parler de la Syrie de Bachar-al-Assad.

Est-ce que la France a des spécificités ?
Certains éditorialistes expliquent quand on parle de violences sexuelles que la France est le pays de l’amour, qu’on y a inventé une certaine forme de relation entre hommes et femmes, fondée sur la domination masculine. Il y a une confusion entre sexe et violence sexuelle. En plus, comme ça fait partie de l’identité française, de l’ADN de la France, il n’y aurait rien à y changer…

Justement, vous listez un certain nombre de préjugés : quelles sont les vérités à rétablir ?
En priorité, il faudrait cesser de minimiser le nombre de viols. Ensuite, revenir sur l’idée qu’un violeur, c’est un inconnu dans un parking la nuit : 90 % des victimes connaissent leur violeur, ça se passe en général au domicile de la victime ou du coupable. Le troisième point concerne les fausses allégations de viol. On n’a pas d’enquête fiable en France, mais si on se fie aux études aux États-Unis, en Angleterre, on a des taux extrêmement bas, de l’ordre de 6 à 8 %. Dans le cas spécifique des violences sexuelles, on entend souvent cette mise en garde sur les fausses accusations. C’est un peu comme si on rétorquait à quelqu’un qui se présente comme victime de l’attentat du Bataclan, attention aux faux témoignages !
C’est étonnant de voir combien on accuse les femmes d’exagérer le harcèlement ou violences, alors que personnellement j’ai toujours constaté l’inverse : elles sont dans la minoration. Enfin, un préjugé terrible c’est aussi de dire qu’un homme ne peut pas être violé. Un sondage dévoilait que 13 % des Français le pensent aujourd’hui… Si 10 % des femmes environ qui déclarent avoir subi un viol portent plainte, c’est seulement 4 % des hommes violés. Leur parole est remise en doute, il y a un énorme travail à faire pour accompagner les hommes victimes de violences sexuelles.

Vous écrivez : « L’année 2018 aura été marquée par un retour de bâton important, consécutif à la prise de parole collective et massive des victimes de violences sexuelles à la suite des affaires Weinstein. » Vous êtes si pessimiste que ça ?
Un retour de bâton, ça ne veut dire que les choses ne changent pas ! Au contraire, de manière cyclique quand on assiste à un bouleversement sociétal, les forces réactionnaires réagissent. On a voté le mariage pour tous, pour autant on a vu des manifestations importantes d’opposants. Pareil dans le féminisme, des avancées existent, mais certains pensent que la situation des femmes est parfaite.

L’émotion suscitée par cette affaire de la Ligue du LOL, qui a provoqué la mise à pied ou suspension d’émission de ces auteurs, est-ce le signe qu’après #metoo certaines choses ont changé ?
Je pense qu’il est tôt pour savoir si #metoo a provoqué quelque chose. Ce qui a beaucoup progressé, c’est la puissance et le lobbying des féministes, en particulier sur les réseaux sociaux. Je pense que sans les féministes, le premier article de Libération sur la ligue du LOL aurait pu passer à la trappe. Les rédactions composées de mecs blancs hétéros n’ont pas une totale conscience du féminisme, par contre ils savent ce que peuvent faire les féministes, en termes de réputation et donc de ventes. Quand je suis devenue féministe, il y a vingt ans, les gens ne savaient pas ce que ça voulait dire. Aujourd’hui, ils ont une vague idée et ce n’est plus un gros mot.

Est-ce l’occasion de dénoncer ces boy’s club qui dépassent le monde du journalisme ?
Tant qu’on ne repensera pas la sociabilisation masculine, les valeurs de violence qu’on inculque aux garçons, en leur interdisant de pleurer, d’exprimer leur empathie, on continuera à voir des ligues du LOL partout. On sociabilise les petits garçons entre eux, en leur expliquant que le plus important, c’est de ne pas être une fille. Ce qui ne donne pas une très bonne image des femmes ou des homosexuels… Une enquête de Fisherprice avait étudié les perceptions des parents qui étaient prêts à acheter des jouets de garçons à leurs filles. Pas l’inverse. C’est loin d’être anecdotique. On a beaucoup intériorisé tous et toutes que les filles c’est moins bien que les garçons ! Par exemple, « garçon manqué » peut être positif pour une fille qui joue bien au foot, par contre traiter un homme de « femmelette » ne l’est jamais. Je pense que de manière générale, la réflexion sur les stéréotypes de genre est très présente en ce moment, il serait logique que l’éducation évolue sur ce point. Mais quand on est militant, on voudrait toujours que ça aille plus vite !

Vous écrivez « Il est difficile d’admettre que nous participons toutes et tous à des degrés divers à la culture du viol. ». Que faire pour lutter contre la culture du viol au niveau individuel ?
Me lire, en premier lieu. Admettre qu’on a des idées reçues sur le viol et qu’elles sont fausses ! Les statistiques contredisent l’idée que la tenue d’une femme violée est importante. Faire attention à ce qu’on dit : ne jamais mettre la faute sur la victime, lui apporter son soutien inconditionnel. Il faut aussi admettre que 98 % des violeurs sont des hommes, ce ne sont pas des féministes qui ont inventé ce chiffre. Certains hommes le prennent pour eux et répondent « je ne suis pas un violeur ». On est en train de mener un combat politique important, les états d’âme des hommes qui se sentent accusés sont indécents. Il faut éviter de recentrer le débat sur soi tout en s’interrogeant sur les stéréotypes qu’on transmet et sur ses conduites passées. Est-ce qu’ils n’ont jamais couché avec des femmes qui n’étaient pas en état de dire oui ou non ? Il faut connaître les bonnes définitions et la loi. Savoir que le devoir conjugal n’existe pas. Qu’embrasser les seins d’une femme, ce qui est arrivé dans l’émission TPMP, c’est une agression sexuelle…

Vous pointez également le rôle de l’État, quelles seraient pour vous les pistes pour mettre fin aux violences sexuelles ?
Mettre de l’argent sur la table ! La première chose, c’est de lancer de grandes études pour comprendre qui sont les violeurs : leur modus operandi, quel type de femmes ils violent, est-ce que ce sont des récidivistes ? Pour faire des campagnes de prévention qui les visent. Dans la sécurité routière, les campagnes s’adressent davantage aux jeunes qui boivent en sortant de discothèque. Et que ces campagnes évitent les clichés : l’année dernière, des affiches montraient des violeurs sous forme de monstres, d’animaux, encore une fois le violeur, c’est un personnage fantastique… On ne peut pas s’adresser aux victimes pour empêcher un crime. Deuxième chose, il faut mieux former les professionnels, infirmières, médecins, juges, policiers, gendarmes pour qu’ils sachent comment traiter les affaires de viol. Comprendre aussi qu’il n’y a pas de petit combat dans le féminisme. Tout mène à la lutte contre les violences sexuelles. Si dès l’enfance, on inculque à un garçon que son avis, son désir est plus important que celui d’une fille, ce futur adulte peut être amené à négliger ce que dit une femme.

Propos recueillis par Oihana Gabriel

« Quand on lui dit “sale sioniste de merde”, on n’est plus dans la théorie politique. »

lundi 18 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur francetvinfo.fr, le 17 février 2019.

Insultes contre Alain Finkielkraut : « Quand on lui dit “sale sioniste de merde”, on n’est plus dans la théorie politique. »

« Sale sioniste de merde, tu vas mourir ! »« Retourne dans ton pays ! », « sale race » : ce sont là quelques-unes des insultes qui ont visé, samedi 16 février, le philosophe et écrivain Alain Finkielkraut lors d’une manifestation des « gilets jaunes » à Paris. La classe politique et de nombreux intellectuels ont vivement condamné cette violence verbale.
Sur Twitter, quelques-uns ont débattu de la différence entre la notion d’antisémitisme et d’antisionisme. Julien Bahloul, ancien journaliste de la chaîne israélienne i24News, s’est ainsi ironiquement réjoui que Benoît Hamon admette que « l’antisionisme est de l’antisémitisme ». Dans son tweet posté quelques heures avant, le leader du mouvement Génération.s avait indiqué condamner « sans aucune réserve ceux qui ont conspué, insulté et traité d’un “sale sioniste” qui voulait dire “sale juif” » le philosophe et académicien.
Quelle différence existe-t-il entre les deux termes ? Que recouvrent-ils précisément ? Le journaliste et écrivain Dominique Vidal, collaborateur du Monde diplomatique et auteur de l’essai Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron (éditions Libertalia), note que les deux termes tendent à être confondus, notamment à cause de l’emploi qu’en font Dieudonné et Alain Soral. Il explique à France Info qu’il s’agit d’un « passe-passe linguistique » pour leur éviter toute condamnation judiciaire.


France Info : Quelle différence faites-vous entre antisémitisme et antisionisme ?
Dominique Vidal : Il y a une différence radicale. L’antisémitisme est un délit, puni comme tous les racismes par les lois françaises. L’antisionisme est une opinion que chacun est libre d’approuver ou non.
Le sionisme date de la fin du XIXe siècle : c’est une pensée politique qui a été imaginée par Theodor Herzl. Il venait de constater les dégâts de l’affaire Dreyfus dans l’opinion française. Il considérait que les Juifs ne pouvaient pas s’assimiler dans les pays où ils vivaient et qu’il fallait leur donner un État pour qu’ils puissent tous se rassembler.

Emmanuel Macron a affirmé que l’antisionisme était le « nouvel antisémitisme » lors de son discours en 2017 pour les 75 ans de la rafle du Vel d’Hiv. Êtes-vous d’accord ?
Non, je pense que cette phrase d’Emmanuel Macron, qu’il n’a d’ailleurs jamais répétée, constitue un amalgame entre ces deux concepts qui n’ont pas de lien l’un avec l’autre. Cet amalgame est une erreur historique et une faute politique.
C’est une erreur historique car depuis que Theodor Herzl a développé cette stratégie du sionisme, on peut observer que l’immense majorité des Juifs ne l’a pas approuvée. C’était évident entre 1897 et 1939 (quand débute la Seconde Guerre mondiale) : l’écrasante majorité des Juifs était alors hostile à l’idée d’un État juif en Palestine. Mais la Shoah a bouleversé leur situation dans le monde. À partir de ce moment-là, il y a eu trois grandes vagues d’émigration des Juifs vers la Palestine. Celle des survivants du génocide tout d’abord, la seconde était celle des Juifs arabes après la guerre de 1948, et la troisième, celle des Juifs soviétiques, dans les années 1990. Ce qui est commun à ces trois vagues de plusieurs millions de personnes est qu’il ne s’agissait pas d’un choix politique sioniste. 
Les survivants de la Shoah voulaient par exemple aller aux États-Unis mais ils n’avaient pas de visas. Pour les Juifs de l’Union soviétique, il était souvent impossible de revenir chez eux à cause des pogroms. Et les Juifs arabes n’étaient pas bien acceptés en Europe. Tous n’ont eu qu’une seule solution : aller en Palestine et en Israël.
C’est d’autre part une faute politique d’Emmanuel Macron car on ne peut pas réprimer une opinion. Ce serait comme si les communistes demandaient une loi pour réprimer l’anticommunisme ou si les libéraux demandaient une loi pour réprimer l’altermondialisme. On entrerait dans un processus totalitaire où on exigerait que des opposants soient muselés au nom de leur idéologie.

Pour vous, les insultes proférées contre Alain Finkielkraut relèvent-elles de l’antisionisme ou de l’antisémitisme ?  
Aucune insulte n’est antisioniste. L’insulte est forcément antisémite. À partir du moment où il y a un caractère haineux dans les propos, comme c’était le cas des « gilets jaunes » face à Alain Finkielkraut, il s’agit forcément d’un délit, condamnable par la justice. Quand on lui dit « sale sioniste de merde », on n’est plus dans la théorie politique. C’est juste purement raciste.

Est-ce que le fait d’utiliser « sioniste » n’est pas aussi une manière de remplacer le mot « Juif » pour échapper à une condamnation en justice ?
Bien sûr. Cette opération de passe-passe linguistique a notamment été utilisée par Dieudonné et Alain Soral. À partir du moment où ils étaient poursuivis en justice pour leur incitation à la haine antisémite, ils ont changé de manière de s’exprimer. « Juif » est devenu « sioniste » et « antisémitisme » est devenu « antisionisme » dans leur discours. Ceux qui s’en sont pris à Alain Finkielkraut ont fait la même opération. Ils méritent d’être condamnés avec la plus grande clarté. Moi qui me suis souvent opposé aux idées d’Alain Finkielkraut, je considère que ce qui est arrivé hier est inacceptable.
Par ailleurs, je ne comprends pas pourquoi un certain nombre de confrères journalistes s’étonnent que dans le mouvement des « gilets jaunes » il puisse y avoir des antisémites. L’extrême droite a fait 33 % des voix à l’élection présidentielle de 2017. Ses idées sont prégnantes dans la société française, pas étonnant que le mouvement des « gilets jaunes » n’y échappe pas. 
Mais cela ne veut pas dire que tous les « gilets jaunes » sont antisémites : dans leurs manifestations, l’antisémitisme reste un phénomène marginal, même s’il existe.

Propos recueillis par Juliette Campion

Super-héros, une histoire politique dans CQFD

vendredi 15 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD, janvier 2019.

Liberté, égalité, super-pouvoirs

La kryptonite, c’est politique

William Blanc est un super-historien. Carrément surprenant. Après avoir désossé la figure de Charles Martel, le voilà qui essaie de concilier critique sociale et comic book. Super-héros, une histoire politique (Libertalia) rameute le minot qui sommeille en nous.

En juin 1938, sur la couverture d’Action Comics, on peut voir un mastard à cape soulever à bras nus une bagnole. Au premier plan, un citoyen s’enfuit, la tête entre les mains, à la fois terrifié et fasciné par l’irruption soudaine de cet hercule à force de taureau. Non seulement l’humanoïde en collant fait montre d’une force surhumaine, mais il défie aussi les lois de la gravité. De quoi coller berlue et infarctus. La condition humaine en prend pour son grade : nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Juste avant son effondrement, la planète Krypton nous envoie un de ses rejetons : Superman déboule sur les étals des kiosquiers amerloques. Et il fait un carton. Plus de quatre-vingts ans après, l’alien aux maxillaires carrés et à gomina extra-forte continue de fasciner les foules.

Le Kryptonien reste cependant une exception. S’il ouvre le chemin à une multitude de suivistes bodybuildés et costumés, la cohorte grandissante des super-héros sera en grande majorité issue du sérail humain. Tantôt équipés d’armures et de gadgets, tantôt « augmentés » lors d’expériences scientifiques, ces justiciers hors-normes n’auront de cesse de sauver l’humanité des inépuisables menaces ourdies par leurs avatars maudits : les super-vilains. Combats aériens, explosions homériques, sauvetages chevaleresques : on pourrait réduire les comics à une simple expression puérile, celle d’un combat binaire entre le bien et le mal. Ce n’est pas le pari que fait William Blanc, historien médiéviste spécialisé dans les cultures populaires, bien décidé à tracer les jalons d’une histoire politique des super-héros.

Super-meufs sur le ring

« Dès la fin des années 1930, se voulant membres actifs d’une démocratie moderne, les auteurs de comics se sont servis de leur médium – art populaire méprisé par la culture dominante – pour donner leur point de vue sur le monde. […] Réalisés pour des masses urbaines par des auteurs venus – pour beaucoup – de milieux défavorisés, les comic books ont souvent été perméables aux débats agitant les sociétés qui les ont vu naître. » L’entre-deux-guerres baigne en pleine idéologie du progrès – technique, social, politique. Débarquant des étoiles et bardé d’une morale et de muscles d’acier, Superman est là pour nous montrer la voie – pas toujours lactée malheureusement. William Blanc insiste sur cette contradiction dont le surhumain ne peut jamais se départir : « Émancipé des contraintes de la condition humaine, il peut être à la fois force bénéfique, respectant les individus sans capacités supérieures, ou bien un sur-être oppressant et destructeur. » Placés hors-champ du commun des mortels, les super-héros soumettent les sociétés humaines à une tension permanente. Adulés ou craints, ils portent en eux l’ambiguïté de germes tout autant émancipateurs que destructeurs. Le trombinoscope offert par William Blanc nous permet ainsi d’approcher les figures de Captain America, patriote US rétameur de nazis ; du Punisher, vétéran du Vietnam aux névroses homicides ; Wonder Woman, égérie féministe hyper-sexualisée ; Luke Cage, cogneur du ghetto insensible aux balles, etc.

Il faut avoir grandi avec ces figures virevoltantes et hautes en couleur pour en saisir les nombreux arcanes et niveaux de lecture. Les super-héros sont des éponges : au fil des décennies, on les voit métaboliser les enjeux sociaux du moment. Porte-parole du féminisme des années 1930, Wonder-Woman doit faire avec la réaction patriarcale d’après-guerre. Accusant les comics de pervertir la jeunesse, le psychologue Fredric Wertham voit dans la wonder-meuf l’équivalent lesbien du pédéraste Batman : «  [Les femmes dans les comics] ne travaillent pas. Elles ne bâtissent pas de foyer. Elles n’élèvent pas de famille. L’amour maternel est totalement absent. » Wertham est l’auteur de Seduction of the Innocent (1954), bouquin dans lequel il livre une charge véhémente contre les bédés populaires. La Comics Code Authority est créée dans la foulée : les auteurs doivent composer dorénavant avec un comité de censure, véritable lessiveuse puritaine. Wonder Woman, elle, devra attendre la seconde vague du féminisme des années 1960 pour sortir de la naphtaline et jouer du biceps au milieu des super-mecs.

Quant à Wolverine, il incarne une des figures les plus équivoques du bestiaire super-héroïque. Celle d’un cow-boy griffu et mystérieux ayant servi de cobaye à l’armée. Le squelette rehaussé par une structure en adamantium (métal imaginaire indestructible), c’est comme si une partie de son humanité s’était lentement émiettée. Autrefois parée de toutes les vertus, la science accouche à présent de monstres tourmentés. Infaillibles au dehors et tout abîmés dedans. Prémonitoire.

Sébastien Navarro

États d’urgence dans le magazine Fisheye

vendredi 15 février 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans le magazine Fisheye, janvier 2019.

Collectif en état d’urgence

Revue, mais aussi collectif de six photographes, États d’urgence a pour mission de décrypter la réalité sociale. Lancé en novembre 2018 et édité par Libertalia, le deuxième volet aborde le brûlant sujet des migrations.

C’est dans l’urgence que le collectif s’est formé lors des manifestations contre la loi Travail et le mouvement Nuit debout, au printemps 2016. Avec l’envie de produire et de publier des images non illustratives, indépendamment du rythme de la presse quotidienne. « Nous ne sommes pas dans le commentaire. Nous ne sommes pas non plus des photographes engagés, c’est-à-dire que nous dénonçons l’injustice sociale en revendiquant la proximité des sujets. Pour ce faire, nous réalisons des projets au long cours. Derrière les statistiques et les mots-clés, il y a des gens. Nous souhaitons replacer l’homme au cœur des problématiques sociétales. Nous pensons la revue comme un objet d’échange » argumente Yann Levy, photographe autodidacte de 43 ans et fondateur de la revue tirée à 1 700 exemplaires par les éditions Libertalia. Dans ce collectif, on trouve aussi les photographes Valentina Camu, Valérie Dubois, Rose Lecat, Nnoman et Julien Pitinome.

Après un premier numéro consacré aux mouvements sociaux, le collectif a ouvert ses horizons. « La manifestation n’est pas le seul outil de contestation, précise Yann Levy à la lumière de la mobilisation des gilets jaunes. Avec ce second volume, nous faisons l’état de notre réflexion sur la société. » Cette affirmation fait écho aux mots de Sébastien Calvet, directeur photo du site Lesjours.fr, une des personnes interviewées dans ce numéro. « Il faut documenter la réalité sociale plutôt que la manifestation. Cette dernière n’est pas représentative d’une réalité sociale » ajoute le fondateur de la revue. Pour ce second opus, les photographes du collectif ont donc travaillé sur la migration.

Yann Levy rend compte de son séjour sur l’Aquarius, le bateau de sauvetage affrété par l’association SOS Méditerranée, immobilisé à Marseille après avoir sauvé 30 000 migrants depuis 2016. « La Méditerranée est devenue cet ogre avide des âmes en détresse. Elle ingurgite la misère du monde et vomit notre mauvaise conscience sur nos jolies côtes estivales. […]. La Méditerranée est un cimetière. Va-t-elle devenir un enfer ? » Une chronique accompagne ses images glaçantes et rend compte des combats quotidiens de milliers de migrants. Valentina Camu et Rose Lecat se sont rendues à la frontière franco-italienne à la rencontre des exilés et des bénévoles. « À la nuit tombée, une dizaine de réfugiés tentent de traverser la frontière, prenant toujours plus de risques pour ne pas être attrapés par la police. Certains ont trouvé une paire de chaussures de randonnée ou d’après-skis à leur taille, d’autres partirons en baskets, avec de la neige jusqu’aux genoux pour une traversée des cols d’au moins sept heures. » Julien Pitinome photographie, quant à lui, l’après-Calais. Car le démantèlement de la « jungle » ne signifie pas la fin des réfugiés, et les pressions des autorités à leur égard persistent. « Nous souhaitons revaloriser les luttes et les personnes qui sont en rupture », confie Yann Levy.

Alors que les citoyens sont tous les jours abreuvés de catastrophes planétaires, de crises géopolitiques et d’événements sportifs mondiaux, le collectif se propose de décrypter la réalité, en pointant son regard sur une société en particulier : la France. Un pays aux multiples urgences, en témoigne le titre du support. « Si États d’urgence renvoie à la situation dans laquelle la société se trouve, il fait aussi référence aux urgences sociales, écologiques, politiques et économiques du pays », précise le photographe à l’origine du projet. « Les calculs politiques, les théories sur l’appel d’air [selon lesquelles l’accueil et les aides aux migrants encourageraient les flux migratoires, ndlr] terminent d’achever celles et ceux qui ne veulent que fuir l’enfer, vivre en paix. Le seul appel d’air que l’on constate est celui de l’asphyxie, de la noyade. On meurt à nos frontières, et nous devrions rester étrangers à ces drames au risque d’être condamnés. Être étranger à l’humanité, être étranger à l’écologie, être étranger aux systèmes de solidarité, voilà l’injonction qui nous est faite ! Circulez, il n’y a rien à voir, rien à dire, rien à photographier », signe le collectif en préambule du deuxième volet de sa revue. Les photographes ne se réclament d’aucun parti politique, mais on les devine antisystème et profondément en empathie avec le sujet. En rassemblant leurs travaux (et leurs convictions) en un même outil, les auteurs transforment le lecteur en témoin d’un pays laissé à la dérive. Un objet résolument politique qui légitime le rôle de la photographie sociale.

Anaïs Viand

Urgence zapatiste

jeudi 10 janvier 2019 :: Permalien

Où (en) sommes-nous ?

Cette année, la célébration du soulèvement zapatiste du 1er décembre 1994, au Chiapas, s’est faite dans la gravité. En contraste étonnant avec les années précédentes, ce 25e anniversaire n’aura peut-être jamais autant rappelé l’atmosphère des événements qu’il célèbre. Les mots du sous-commandant insurgé Moisés, porte-parole de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), prononcés devant trois mille hommes et femmes en uniforme militaire, dont l’arrivée a été précédée de celle, à cheval, des commandants, ont parfaitement traduit l’ampleur de la menace qui, désormais, pèse sur l’autonomie. Une menace qui, en soi, n’est pas nouvelle, une menace à laquelle les zapatistes font face depuis qu’ils ont dissimulé leurs visages derrière des masques de laine pour se révéler à l’aveuglement et l’amnésie du monde. Mais une menace qui, depuis quelques semaines, a grossi, s’est intensifiée, au point d’exiger de l’EZLN cette célébration particulière, où la dignité a, cette fois, revêtu les traits de la sévérité et de la discipline.

Depuis le 1er décembre 2018, un nouvel homme s’est assis sur le trône du Mexique. Un homme dont l’élection, le 1er juillet 2018, a chassé la droite du pouvoir pour y installer la gauche, du moins « une gauche ». De celle qui s’accommode fort bien du capitalisme, qui ne jure que par les grands projets, invoquant jusqu’à la nausée le bien-être et les intérêts d’un « peuple mexicain » dont on ne devine pas très bien les contours, tant la politique de cette gauche-là semble vouloir écraser les plus faibles. Cette gauche, c’est celle d’Andrés Manuel López Obrador, dit « AMLO », 62e président des États-Unis mexicains, dont le jeu électoral, pétri de démagogie, n’a pas trompé les zapatistes, qui dénoncent depuis des années son double discours. 

Et pour cause. À peine parvenu au pouvoir, Andrés Manuel López Obrador a placé les peuples indiens du Mexique dans le viseur de sa politique, annonçant son intention de mener à bien des grands projets, qui menacent autant les écosystèmes que les communautés. Parmi ces démesures, celle qu’il appelle « le Train maya » s’érige autant en arme de guerre contre l’autonomie zapatiste qu’en symbole d’un mépris pour les cultures indiennes, réduites à l’état d’objet culturel à monétiser. Ce train absurde au coût faramineux (jusqu’à 7 milliards d’euros), présenté comme un tremplin pour relancer l’activité touristique dans le sud du Mexique, entend relier les principaux sites archéologiques et naturels mayas du pays. Bilan : 1 500 kilomètres de voie, dont 854 kilomètres sont encore à construire. Une culture maya muséifiée et bétonnée que López Obrador entend célébrer sur la destruction des communautés actuelles, celles des peuples mayas bien vivants et pour partie en rébellion, peu enclins à se laisser enfermer dans des cages de verre et une histoire qu’on leur voudrait terminée. 

Le 16 décembre 2018, pour inaugurer le lancement de son Étoile de la mort à lui, Andrés Manuel López Obrador a choisi le site de Palenque. Un choix guère anodin, puisque cette petite ville très touristique se trouve à proximité du caracol Roberto-Barrios, poumon de la rébellion zapatiste dans cette partie nord du Chiapas. C’est ici que le mépris et le ridicule se sont invités, en particulier quand, avec un cynisme qu’on ne connaît qu’aux puissants, le nouveau président s’est prosterné devant « la Terre Mère », s’adonnant à un rituel virant à la parodie, sinon à la dérision… Mais derrière ce spectacle affreux se cache aussi la menace à peine voilée d’une agression des communautés zapatistes, implantées en territoires mayas, que l’EZLN prend très au sérieux, ainsi que le Congrès national indigène (CNI). 

L’année 2018 s’est achevée sur cette note terrible et, en territoire autonome et rebelle, l’année 2019 aura été lancée avec l’affirmation d’une volonté de résister et de se battre. Et les zapatistes ont des ressources en la matière, dont certaines qu’ils taisent depuis plus de deux décennies. L’enjeu est de taille : pour les zapatistes, bien sûr, pour l’ensemble des peuples indiens du Mexique et des Amériques, mais aussi pour toutes celles et tous ceux qui, dans le monde, se dressent contre les engins de destruction du gigantesque chantier capitaliste. Depuis vingt-cinq ans, ces paysans des jungles du Sud-Est mexicain n’ont de cesse de porter une révolution étonnante, née dans le bruit des fusils et le vent des montagnes. Une révolution qui transforme autant leur quotidien qu’elle a chamboulé, et chamboule encore, les dynamiques de transformation sociale à l’œuvre sous d’autres latitudes, s’émancipant des discours idéologiques, des dogmes politiques et des standards d’une révolution formatée. Aujourd’hui, l’autonomie zapatiste, qui a fait de la parole et de l’écoute les principaux artisans de la construction d’une société dont la justice et la liberté sont les piliers, est l’expérience révolutionnaire la plus aboutie du XXIe siècle, par sa durée, son ampleur géographique et, surtout, le bien-être, symbolique comme charnel, qu’elle parvient à cultiver. Une expérience qui se remet en cause en permanence, sans pour autant que le doute la paralyse : au contraire, en vingt-cinq ans, l’autonomie, cette contagion rebelle, s’est étendue, s’est consolidée, en se coordonnant et s’ouvrant toujours un peu plus au(x) monde(s). Et elle devrait s’imposer à nous comme telle ; non pas comme modèle à décalquer, mais comme une boussole et un refuge, un livre où puiser des paroles et lire des histoires pour construire, dans nos géographies et selon nos calendriers, notre émancipation. 

Pourtant, « nous sommes seuls », a déclaré le sous-commandant insurgé Moisés ce 1er janvier 2019. Et à plusieurs reprises. 

Alors, où sommes-nous ? Où en sommes-nous ?

Guillaume Goutte
Syndicaliste français
Auteur de Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014)
et Vive la syndicale ! Pour un front unique des exploités (Nada, 2018).