Le blog des éditions Libertalia

Plutôt couler en beauté sur le blog Verda Mano

vendredi 21 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Verda Mano, novembre 2019.

« On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. (…) Le phénomène d’émerveillement, ce moment où l’on se sent partie d’un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d’un moi relié et non plus en extériorité. »

J’ai lu ce livre juste avant Ne plus se mentir. J’aurais peut-être dû faire l’inverse. Il m’aurait mis du baume au cœur après le coup de massue.
Corinne Morel-Darleux avait envie d’un récit positif, pour faire contre-pieds à tous ces scénarios de fin du monde. Pari gagné avec cet essai poétique et engagé, qui nous invite à faire un pas de côté pour résister à ce monde qui déraille. Il y a de la simplicité dans son récit, de l’espérance, de la résilience, beaucoup de justesse, une certaine forme de légèreté et, oui, de la grâce. En même temps, l’auteure revendique une prise de position radicale, profondément anticapitaliste, collective, solidaire, égalitaire.
Je ne saurais vraiment dire pourquoi, mais ce récit m’a fait du bien. Il a résonné en moi, comme une évidence. Corinne Morel-Darleux a mis des mots sur des ressentis, sur des pensées qui se bousculaient dans ma tête.
Et si l’effondrement était une porte à ouvrir vers un monde plus désirable ?
Aujourd’hui, la société nous pousse à vouloir toujours plus. On se prend à désirer tout ce que nous vante la pub ou ce que possède notre voisin, sans trop chercher à savoir si c’est ce qu’on veut vraiment. Plus on est riches, plus on dépense notre argent en futilités, en plaisirs accessoires, en loisirs, objets et expériences destinées à nous divertir. Après tout, on consacre tellement d’énergie à le gagner, cet argent, qu’il faut bien qu’il nous serve à en profiter au maximum.

« La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. »

On a perdu le goût des temps morts, du silence, du repos. On aurait pu, pourtant, cultiver le plaisir des choses simples, niveler les possessions par le bas et non pas par le haut, éviter que ce mode de vie débridé et polluant devienne le summum à atteindre, le rêve absolu. On aurait pu mettre en place des mécanismes pour éviter les ultra riches, et les ultra pauvres, en répartissant les richesses. Mais on ne l’a pas fait.
Face aux dérèglements, apprendre à vivre avec moins est cependant devenu nécessaire, aussi bien pour réduire autant que possible le réchauffement de la planète et les risques associés, que pour se préparer au jour où nous n’aurons plus choix, faute d’énergie et de ressources pour assouvir notre avidité.
C’est le choix qu’à fait Bernard Moitessier, le navigateur qui, sur le point de gagner le premier Golden Globe, décide d’abandonner la course, cap vers le Pacifique, trop amoureux de la vie en mer mais aussi, comme il le dit, « pour sauver [son] âme » et fuir les absurdités de notre monde. Fuir ses diktats, ses normes, ses valeurs individualistes, et la vision qu’on cherchait à lui imposer de la réussite.
Le parcours et la décision de cet homme, son « refus de parvenir », comme elle le nomme, pour reprendre une expression issue du mouvement libertaire, force l’admiration de Corinne Morel-Darleux. Son histoire sert de fil rouge tout au long de l’ouvrage.
Ce « refus de parvenir » ne traduit pas un manque d’ambition mais l’adoption d’une autre vision de la réussite, bien plus compatible avec le bien-être commun, et, très certainement, avec un certain bonheur. Il s’agit de reprendre la main sur ses désirs, ses besoins, de dessiner sa propre vision de la plénitude. De cesser de nuire.

« Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. »

Qu’importe si nos pas de côté ne changeront pas la face du monde. Ce n’est pas une raison pour les écarter et rester dans l’immobilisme. Les petites victoires qui en découlent sont autant de petites pierres qui pavent le chemin et nous ouvrent la voie pour avancer.

« Se reconnaître cette capacité à la transgression, c’est passer de la soumission à l’action, c’est déjà subvertir le système et mettre un petit coup d’Opinel dans la toile des conventions. »

Se détourner des sentiers battus, oser faire un pas de côté, se détacher de ces normes qui nous poussent à vouloir toujours plus, et viser la frugalité, n’est pas l’apanage des nantis. Ce n’est pas non plus celui des moins bien lotis, qui auraient soi-disant moins à y perdre. C’est un choix, que chacun a le pouvoir d’exercer.
Quelles que soient nos conditions, il y a « toujours une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement. Y mettre de l’intention change tout : il ne s’agit pas de systématiquement dévier ou tout envoyer valser par principe, dans un esprit de rébellion devenu mécanique, mais simplement de se poser la question. (…) Le processus permet de reprendre la maîtrise de la situation, de ne plus la subir en laissant la passivité guider. Cette délibération intérieure est source de dignité. »
La force de l’engagement individuel, c’est avant tout d’atténuer la dissonance cognitive de chacun, de permettre aux citoyens d’aligner leurs convictions, leurs valeurs avec leurs habitudes. Ces changements favorisent ce que Corinne Morel-Darleux appelle « la dignité du présent » et constituent en eux-mêmes une prise de position forte et nécessaire. Une façon de ne pas s’avouer vaincus, de refuser de baisser les bras. De résister. Et c’est déjà formidable.

« Mais n’y mettons pas trop de portée révolutionnaire. Il s’agit là de comportements qui ont une visée non explicite mais implicite : on ne les adopte pas pour convaincre d’autres et ainsi changer le monde, juste pour être cohérent avec ses propres convictions. Il n’y a pas de quoi en faire la publicité, encore moins un programme politique. »

Mais ne nous leurrons pas, cet engagement ne peut à lui seul constituer le cœur de l’action, quand bien même il se propagerait massivement, s’il ne s’accompagne pas d’un engagement politique fort.

« Le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas. »

Pour que le système change vraiment, nous avons donc besoin de bien plus que des actes isolés.

« Le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels, sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières, industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. »

Il nous faut faire front commun contre ceux qui détiennent le pouvoir de changer les choses, qui le savent, et qui ne font rien. D’autant que cette mise en avant des éco-gestes et de la responsabilité individuelle est une aubaine pour eux, puisqu’elle contribue à détourner les regards de leurs propres responsabilités, leur laissant le champ libre pour continuer leurs méfaits.
Pour donner toute sa puissance à notre engagement, nous avons besoin de coordonner nos actes pour les transformer en « ilots de résistance » partageant une direction, une stratégie commune, et qui, ensemble, forment des « archipels ».
Nous avons besoin de penser les luttes de façon systémique. S’engager pour l’écologie ne peut se cantonner à une protection de l’environnement. Or, aujourd’hui, les luttes restent dispersées, elles manquent d’une structure, d’une direction commune.

« Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme, le libre-échange, la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. L’analyse systémique de l’écosocialisme, qui postule que l’écologie est incompatible avec le capitalisme, consiste précisément à ne pas dissocier les effets sociaux, environnementaux, économiques et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité, au sens d’une analyse exigeante qui s’obstine jusqu’à pénétrer la racine des causes, est ce qui lui permet de ne pas s’égarer du côté de l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale, des accommodements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences, sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système. »

C’est à cette condition, aussi, que nous pourrons faire en sorte que chacun soit en mesure de s’engager à son échelle. Ce que Corinne Morel-Darleux revendique, c’est le droit à la dignité pour tous. Et ce droit-là, c’est collectivement que nous devons le garantir.

« Pour que la pauvreté subie se transforme en frugalité choisie, il y a besoin de choix individuels, mais aussi d’organisation collective. »

Par exemple, suggère l’auteure, une « garantie minimum de conditions matérielles d’existence décentes » afin que nul n’ait à craindre pour sa subsistance immédiate, mais aussi une réduction du temps de travail afin que chacun puisse garder du temps et de l’énergie pour s’engager dans la vie collective, un accès à l’éducation, à la culture pour tous, une justice sociale, une utilisation socialement utile ET transparente de nos impôts…
Repenser le partage, l’égalité, poser un cadre collectif propice, sont des conditions nécessaires pour que chacun puisse faire le choix de son mode de vie, en conscience.

« Nous avons aujourd’hui besoin d’une nouvelle matrice politique sur laquelle puisse se développer une éthique de l’émancipation tout à la fois d’intérêt individuel, sociétal et terrestre. »

Un projet que les pouvoirs en place n’ont pas grand intérêt à pousser.
Pour peser sur la balance et changer le système, il faut parvenir à rassembler les luttes sous une bannière commune. L’auteure propose pour cela d’adopter une « éthique de l’effondrement » qui s’articulerait autour de trois composantes : le refus de parvenir, le cesser de nuire et la dignité du présent.
Pour y parvenir, l’auteure appelle au récit collectif. Un récit qui diffuserait une culture de résistance, et pourrait accompagner une transformation culturelle. Car la culture et l’art ont un pouvoir et un rayonnement que la science n’a pas : celui de réveiller nos émotions, de parler à notre cœur, de faire vibrer la corde sensible, de toucher autre chose que notre raison pour, peut-être, abaisser les barrières érigées par notre cerveau.
Nous avons beaucoup de mythes et de croyances à déconstruire. Cela implique de remettre en question ce qui nous a été inculqué jusque-là, du moins une bonne partie : le mythe du progrès, la croissance comme objectif suprême, la foi en la technique. Et plus que tout, le mythe selon lequel les hommes et la nature seraient dissociables et opposables, comme si nous n’en faisions pas partie intégrante.
La situation que nous vivons, les perspectives terrifiantes qui s’offrent à nous, n’appellent pas uniquement à repenser un système économique et social mais à changer nos fondations, pour remettre l’éthique et les valeurs humanistes au cœur de nos actions.
Pour impulser cette éthique, nous avons besoin de regarder à l’intérieur de nous-mêmes.
Le risque d’effondrement est là, bien présent. Notre civilisation est de plus en plus vulnérable, de par les risques systémiques qu’elle encourt bien sûr, mais aussi du fait que nous avons perdu un certain nombre de savoir-faire, une connaissance de notre milieu naturel, qui assuraient notre autonomie et qu’il nous faudrait réapprendre.
Face à ce risque, « le pari consiste non pas à croire mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner. »
Corinne Morel-Darleux se veut optimiste et se plait à espérer que quelque chose de bon puisse émerger de ces bouleversements.

« Certains collapsologues évoquent ainsi un grand déverrouillage qui permettrait à de jeunes pousses, jusqu’ici asphyxiées, de prospérer. D’autres y voient l’opportunité de remplacer ce monde qui ne nous plaît pas. L’incertitude est telle, la prospective si aléatoire, qu’il est également possible que certaines formes de résilience (ou de résurgence), de rebonds dans des directions nouvelles de la société comme de la biodiversité, nous échappent aujourd’hui. »

Quoiqu’il en soit, c’est maintenant, tant que nous en avons encore les moyens et que la situation nous le permet, que nous devons anticiper l’après, organiser des réseaux d’entraide, penser de nouveaux modèles, préparer le terrain, se former, cultiver notre résilience.

« L’hypothèse de l’effondrement vient non pas frapper la lutte d’inanité, ni la repousser à un avenir lointain, mais au contraire nous intimer, de manière plus pressante que jamais, de développer dès aujourd’hui les conditions d’élasticité de notre société. Il nous faut pour cela concilier souplesse, pour l’adaptabilité, et robustesse, pour résister aux chocs. Aménité et radicalité. (…) Nous aurons lancé les bases d’un nouveau rapport au monde, d’une organisation collective et d’une cosmologie embellies, susceptibles de métamorphoser la société. »

Une culture du viol à la française dans CQFD

jeudi 20 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019).

La victime était presque parfaite

Culture du viol : le défi du déni

Une culture du viol à la française (Libertalia) est un livre dur, implacable. La militante féministe Valérie Rey-Robert y démonte les ressorts des violences sexuelles, ramenant au plan culturel, sociétal, ce que l’on s’entête trop souvent à penser en termes individuels et pathologiques.

Le 6 juin dernier, c’était grosse poilade sur RMC. Deux « spécialistes » foot à mini-cerveau trempant dans le corporatisme burné, Daniel Riolo et Jérôme Rothen, se gaussaient en effet du physique de Najila Trindade, femme accusant de viol le footballeur du PSG Neymar. Entre autres analyses de haut vol, ils s’étonnaient : « Mais la nana, tu l’as vue la nana ? […] C’est de la deuxième division. Quand tu t’appelles Neymar, tu as un minimum de qualité. » Et d’ironiser grassement sur cette supposée laideur de la victime [1].

Des escadrons de commentaires de ce genre avaient déjà fusé dans des cas précédents. Nafissatou Diallo dans l’affaire DSK était trop moche pour son rôle, disaient certains, insinuant que le roi du FMI pouvait bien « trousser une domestique » (Jean-François Kahn), ce n’était pas si grave. Aux États-Unis en 2012, quand deux jeunes footballeurs d’un campus américain, bien sous tous rapports, ont été jugés pour le viol d’une jeune fille, leurs congénères étant nombreux à leur trouver des excuses – ils étaient bourrés, elle l’avait cherché, etc.

Des discours typiques, presque universels. Si Valérie Rey-Robert rappelle que la culture du viol « s’exprime de façon différenciée selon les époques, les pays, les sociétés, les cultures », elle ajoute en effet qu’ « elle provoque systématiquement des phénomènes similaires observables : fatalisation du viol, excuse des coupables, culpabilisation des victimes ». De quoi nier la réalité des violences sexuelles et de leur diffusion à tous les niveaux de sociétés malades.

Dissocier, disent-ils

Ce déni forcené d’une réalité désastreuse est au cœur du livre de Valéry Rey-Robert. Rappelant qu’en France au cours d’une année « le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui sont victimes de viols et de tentatives de viol est de 84 000 » [2], elle démonte patiemment les idées reçues sur le viol. Et réaffirme qu’il existe bien un soubassement sociétal à cette épidémie, qui touche tous les milieux, toutes les classes sociales. Non, ce ne sont pas des cas isolés. Non, cela ne se déroule pas loin de nos cercles. C’est là, sous nos yeux, où qu’on se trouve.

Il est évidemment plus rassurant d’imaginer le violeur comme un monstre, une créature hors de la société – ou comme un Trump, satyre immonde gorgé de pouvoir. Mais la tenancière du très bon blog Crêpe Georgette tacle cette idée reçue. Démontant « l’image d’un violeur qui serait forcément un psychopathe, laid et contrefait, forcément malade mental ou monstre de contes de fées », elle rappelle que la majorité des agressions se passent dans un cadre fermé, impliquant des proches (familles, couples, amis, etc.).

Ce réflexe de dissociation, de désignation de l’Autre, quel qu’il soit, « le pauvre, l’Arabe, le Noir, le fou, le malade », forme l’un des pans de résistance les plus tenaces à l’acceptation de la réalité. Autre biais de déni : chercher à tout prix des responsabilités chez les victimes (elle était en mini jupe, elle avait trop bu, elle n’avait rien à faire là… [3]). Tout ceci s’accompagnant de stéréotypes sur les violences elles-mêmes, qui en fait n’en seraient pas, ou alors ne porteraient pas tant que ça à conséquence (le viol conjugal serait compréhensible si la partenaire se refuse aux rapports, etc.). Un dispositif de déni aux soubassements profonds.

Galante France

L’expression « culture du viol » a beau être née aux États-Unis dans les années 1970 (déjà avec l’objectif de « montrer que le viol n’est pas un phénomène rare et accidentel »), elle concerne particulièrement l’Hexagone contemporain, parangon, comme chacun sait, d’amour courtois et de galanterie… Revenant sur cette construction historique flatteuse mais erronée, l’auteure montre bien comment le ver était déjà dans le fruit chez ces libertins tant encensés par les élites. L’amour courtois : un dispositif de soumission de la femme. Casanova et le Vicomte de Valmont des Liaisons dangereuses ? Concrètement : des violeurs.

Quand, exemple entre mille, l’insupportable Philippe Sollers écrit une hagiographie du premier, Casanova l’admirable, il se revendique d’une tradition de grivoiserie basée en fait sur une insupportable violence. Ce qui fit ainsi réagir Françoise Giroud dans Le Nouvel Obs, en 1998 : « Heureuses, ces religieuses enculées, ces adolescentes engrossées, ces vieilles femmes grugées, ces matrones délaissées, ces catins rétribuées, ces amoureuses d’un soir refilées à qui voudra bien les prendre, ces ouvrières tringlées à la chaîne ? [4] »

Ce ferment historique et culturel a laissé beaucoup de traces dans la psyché collective. Il porte en soi cette idée que la femme est frivole, qu’elle aime à être forcée, qu’il faut lui tordre la main pour la faire se pâmer. Combien de vidéos porno basées sur ce fantasme [5] ? Combien de publicités, de séries, de films, de tubes pop ou rap mettant en scène l’image de la femme comme volatile et inconstante, finalement conquise par la mâle et virile détermination d’un hidalgo entreprenant jusqu’au harcèlement ? Trop.

Si l’épisode Me Too et son pendant français Balance Ton Porc a suscité de nombreux espoirs en la matière, l’édifice du déni n’est en rien ébranlé. Outre les réactions indignées des réacs de service se réclamant d’une « liberté d’importuner » (tribune publiée dans Le Monde le 9 janvier 2018 [6]), la méconnaissance des mécanismes et des réalités du viol reste dominante. Une très récente étude Ipsos intitulée « Les Français et les représentations sur le viol et les violences sexuelles » dévoile ainsi que 42 % d’entre elles et eux estiment que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a une attitude jugée provocante. Et que la majorité pense que l’espace public est le lieu où l’on risque le plus d’être violé.

Il y a du boulot. Beaucoup.

« Plus le temps »

« Nous n’avons plus le temps », écrit Valérie Rey-Robert. « Plus le temps de soigner les ego de ceux qui se sentent davantage blessés par ce que nous disons que par la réalité des violences sexuelles. Plus le temps que la honte change de camp. Plus le temps que les victimes continuent à se reconstruire seules dans leur coin… » De ce constat découle une approche résolument offensive, multipliant les pistes de lutte. Parmi celles-ci : déconstruire les stéréotypes de genre ; repenser l’espace public ; travailler sur l’éducation genrée ; dénoncer les productions culturelles néfastes en la matière ; « éduquer les hommes à ne pas violer » ; impliquer davantage les pouvoirs publics ; etc. Ce n’est pas un petit pan qu’il faudrait briser, mais l’ensemble de la structure, à toutes ses extrémités.

En conclusion de son essai, Valérie Rey-Robert, qui travaille sur les violences sexuelles depuis une vingtaine d’années, rend hommage aux personnes qui lui ont livré leur témoignage. Et notamment à François et Marie, violés respectivement à l’âge de 9 ans et de 14 ans. Deux êtres humains bousillés, écorchés, qui sont parvenus à se reconstruire sur la longueur, malgré cette tenace inclination « à se voir non comme une victime mais comme un éternel coupable ». Sous sa plume, on sent un respect infini pour leur combat, leur courage. Et pour avoir finalement renversé la barre, acceptant « avoir été victimes ». C’est en ce sens qu’elle exhorte les femmes et hommes victimes de violences sexuelles à témoigner, malgré l’immense difficulté de la chose : « Les victimes qui peuvent parler doivent continuer à occuper l’espace politique, médiatique, social, public. C’est difficile, je le sais, parce qu’elles y sont insultées, moquées. Leurs propos sont caricaturés, ridiculisés. Mais nous le devons à tous les François et Marie dont la force, la constance, la volonté m’ont coupé le souffle et continuent à susciter mon admiration. »

Émilien Bernard

[1Devant le mini-scandale, la chaîne les a suspendus pour… Une semaine.

[2Enquête Insee-ONDRP, menée de 2012 à 2017, que l’auteure qualifie d’ « estimation minimale ».

[3« On trouve toujours quelque chose à reprocher aux victimes, présumées ou non. Soit elles sont trop laides pour être des victimes, soit elles l’ont bien cherché », écrit Noémie Renard dans En finir avec la culture du viol, récemment publié aux éditions Petits Matins.

[4« Admirable, Casanova ? », 5 novembre 1998.

[5Lire « Pornographie : la contribution féministe », CQFD n°178, juillet-août 2019.

[6Le titre de cette tribune, notamment signée par Catherine Deneuve et Catherine Millet : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».

Dix questions sur l’anarchisme dans Alternative libertaire

lundi 17 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire (janvier 2020).

Les éditions Libertalia et Guillaume Davranche proposent de répondre à dix questions sur l’anarchisme de la manière suivante : « Un petit livre de vulgarisation sur l’anarchisme : facile d’accès, pas cher, qui va à l’essentiel. »

En un sens, l’essentiel est dit dès l’avant-propos, dans lequel Guillaume Davranche présente ce projet d’un livre de popularisation qui soit utile pour les militant·es, et l’urgence de parler d’anarchisme afin d’éclairer notre actualité politique.
Cette tâche exige de contourner plusieurs écueils fondamentaux, dont Davranche propose un inventaire juste et concis, qui va de l’historicisme à l’encyclopédisme en passant par les hommages canoniques. Faisant le lien entre une approche historique et le présent, l’objectif principal est de refléter le mouvement existant.
Le pari est relevé avec ce petit ouvrage très pédagogique, mais jamais simpliste et en même temps engagé, ancré dans les luttes d’aujourd’hui.
Le livre est organisé autour de dix questions, qui sont le fruit d’un travail de synthèse et de sélection remarquable. Les présentations sont souvent ancrées dans une perspective française – peut-être du fait de la place historique de la France dans l’anarchisme – tout en intégrant les perspectives internationales. On appréciera particulièrement la volonté d’élargir le canon pour refléter la modernité de l’anarchisme, notamment dans l’agencement des sections, où l’écologie et le féminisme figurent en bonne place, juste après les chapitres sur les origines du mouvement et ses projets économiques et démocratiques.
Davranche propose des synthèses claires et utiles sur des points de doctrine classiques mais complexes, notamment la question du nationalisme et du soutien anarchiste aux mouvements de libération nationale. Le thème central de l’internationalisme est revisité au prisme contemporain de la mondialisation ; de même pour la question des stratégies, qui fait également l’objet d’une section.
Dans chaque section, l’attention portée aux différents courants mais surtout aux processus de redéfinition stratégique et terminologique animant le mouvement est toujours juste et précise et évite tout angélisme : un des mérites du livre est d’être sans complaisance face aux erreurs passées du mouvement, par exemple la misogynie d’un Proudhon et le « conformisme patriarcal » de la Belle Époque, mais aussi la « prise au tas » des premiers modèles communistes libertaires.
Un chapitre biographique, international et diachronique clôt le tout, offrant une autre façon de lire l’histoire du mouvement, toujours très pertinente, en rappelant la fameuse part des militant·es.
Au total, un petit livre plein d’idées, qui rend un savoir à la fois encyclopédique et vivant accessible et pertinent ; c’est tout ce qu’on attendait de Guillaume Davranche, qui apporte à ce projet son érudition, sa plume claire et bien sentie et son expérience militante, et de la toujours excellente maison Libertalia.
L’exercice est circonscrit de par son projet même ; c’est un ouvrage de diffusion (ce que reflète d’ailleurs son prix) qui doit être lu comme tel, et qui offre un modèle du genre.

Constance Bantman

B. Traven sur Là-bas si j’y suis

lundi 17 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le Gros Capitaliste et B. Traven, romancier et révolutionnaire sur Là-bas si j’y suis, février 2020.

De B.Traven, on sait deux choses de façon certaine : qu’il est un écrivain majeur du XXe siècle, auteur d’une trentaine des livres et de nombreux articles ; que son amour pour les Indiens d’Amérique centrale était si fort, qu’à sa mort en 1969 au Mexique, il a fait disperser ses cendres dans les forêts du Chiapas. Tout le reste demeure un mystère. Sa date de naissance est approximative (1882 ?). On ignore son nom, sa nationalité, son visage et sa vie privée. « Ma patrie est où je suis, où personne ne me dérange, où personne ne me demande qui je suis, d’où je viens et ce que je fais », écrivait-il en 1929. Ou encore « Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public ». Une profession de foi qui ne découragea cependant pas Rolf Recknagel de se lancer avec autant de passion que d’obstination dans la biographie de cet auteur sans visage qui ne cessa de brouiller les pistes. 
Les éditions Libertalia viennent de republier cette biographie – B. Traven, romancier et révolutionnaire –, ainsi que quatre petits textes, Le Gros Capitaliste. Des fables aussi drôles que grinçantes, aussi romanesques que politiques. Il est question de capitalisme (un Indien ridiculise un yankee en cherche de profit), de gouvernance (comment les Indiens mettent le feu au cul de leur chef lors de son investiture), de l’art des Indiens et de solidarité antifasciste. 
Ces nouvelles à l’écriture claire et précise (merci à la traductrice Adèle Zwicker) sont une bonne manière d’entrer dans l’œuvre de B. Traven. Tout n’a pas été traduit en français. Une quinzaine de titres sont disponibles comme Le Trésor de la Sierra Madre, qui inspira le film éponyme de John Huston avec Humphrey Bogart, Le Vaisseau des morts, La Révolte des pendus, Rosa Blanca.
Merci également à Christophe, notre abonné modeste, génial et vigilant, qui nous a suggéré cet ajout.

Rencontre avec Michel Ragon (2006)

samedi 15 février 2020 :: Permalien

On l’avait rencontré chez lui, dans le 10e arrondissement, sous les toits de Paris. Il avait alors 80 ans. Michel Ragon a tiré sa révérence ce 14 février 2020. Ce fils du peuple était affable et généreux. Certains de ses livres ont jalonné notre parcours politique et ce n’est pas sans émotion que nous avons relu cet entretien réalisé pour le fanzine Barricata au cours de l’hiver 2006.

Michel Ragon. Photo de Yann Levy.

Ici, on est dans ton bureau ?
Oui, dans mon domaine, le rêve de toute une vie qui a été réalisé un jour. Je suis tranquille, je domine Paris et je suis entouré de mes livres.

Comment travailles-tu ?
J’écris le matin, de préférence. L’après-midi, je réponds au courrier, je rencontre des gens, il y a la sieste…

Tu commences tôt le matin, non ?
Plus maintenant, j’ai dépassé l’âge de la retraite depuis très longtemps ! Mais autrefois, je travaillais de très bonne heure le matin, car j’avais besoin de travailler ailleurs dans la journée. Je suis là toute la matinée, en fait.

Je ne vois pas d’ordinateur…
Pas d’ordinateur, mais une vieille machine à écrire. J’ai déjà eu du mal à apprendre à travailler de cette façon ! J’aime aussi écrire à la main, beaucoup. Je commence souvent ainsi.



Sur quel thème planches-tu ces temps-ci ?
Il y a deux voies dans mon œuvre romanesque. Les romans de la paysannerie, et les livres politiques. Le prochain sera un livre politique.

Toujours chez Albin Michel ?
Oui. Tu connais un peu mes livres ?

Sur ta cinquantaine d’ouvrages, j’ai dû en lire une petite dizaine, notamment Les Mouchoirs rouges de Cholet, et La Mémoire des vaincus ; par contre, tout l’aspect architectural m’échappe. La Mémoire des vaincus a évidemment une place particulière, puisque c’est un livre que j’ai beaucoup aimé, qu’on distribue sur nos tables de presse, et qu’on le conseille à tous les jeunes qui entrent dans la mouvance anarchiste.
Oui, cela ne m’étonne pas. D’ailleurs, à Publico (librairie de la Fédération anarchiste), quand des gens viennent et demandent ce qu’est le mouvement libertaire, ils répondent : « Lis ça d’abord ! » C’est vrai que c’est un livre toujours porteur, réédité en poche, qui a un public et qui touche des gens de milieux très différents, parfois même très loin de nous !

Pourquoi avoir écrit cet ouvrage vers 1990 ? Pour éviter, justement, qu’une mémoire ne se perde ?
Je me suis dit que j’étais le dépositaire d’une mémoire, ayant connu tous les militants anars quand j’étais tout jeune, et après. J’étais très ami avec Maurice Joyeux, mais j’ai aussi connu Leval, Louvet, et même Armand. J’étais très lié avec Lecoin, nous avons milité ensemble pour l’objection de conscience. Tous ces gens-là étant morts, j’ai décidé de les raconter, en prenant le parti de le faire sous forme de roman, ce qui m’a été reproché par certains historiens, mais mon but était de toucher un vaste public. Je voulais faire un grand roman dans la tradition des grands romans populaires du XIXe siècle et par là même, y intégrer des personnages et des idées.



Vas-tu déposer tes archives quelque part ?
Oui, à l’IMEC, l’Institut mémoires de l’édition contemporaine.

Parlons de Fred Barthélemy, le héros de La Mémoire des vaincus. Sa vie paraît incroyable tant elle est chargée, des anarchistes expropriateurs du début du siècle aux luttes écolos des années 1980. Quels modèles ont inspiré ce personnage ?
Avec Fred, c’est là que le romancier s’aperçoit qu’il a touché dans le mille ! Fred est devenu un personnage extrêmement vivant, si vivant même que quantité de lecteurs ont pensé qu’il avait vraiment existé. Mais en réalité, il est le mélange de trois personnages. Il est d’abord inspiré de Gaston Leval, que j’ai très bien connu. Leval pour les chapitres sur l’Espagne de 1936… Quand j’avais 23 ou 24 ans, après la guerre, il m’invitait souvent chez lui, et m’a beaucoup appris. Il y a aussi Henry Poulaille, pour l’enfance et la vieillesse notamment.


L’enfance au sein de la bande à Bonnot, c’est Poulaille ?
Oui.


Les manifs contre le nucléaire aussi ?
Non, là, ce sont davantage des portraits de militants contemporains.

Et la Russie des débuts de la Révolution ? Les désaccords majeurs entre anarchistes et bolcheviks, les affrontements de 1918, cela viendrait aussi de l’histoire de Poulaille ?

Non, là, il s’agit d’un personnage qui parlait russe et qui fit partie de la délégation française en Russie, il resta là-bas comme militant anarchiste…

Marcel Body ?
Précisément.

Il n’était pas vraiment anarchiste, plutôt communiste oppositionnel…
J’en ai fait un anarchiste. Sur la Russie, j’ai aussi utilisé ce que Leval me racontait. Et les écrits de Berkman et d’Emma Goldman. En réalité, il y a toute une synthèse de l’histoire de l’anarchisme dans ce livre, peut-être même trop. Tardi voudrait bien en faire une bande dessinée, mais il le trouve trop long.

Tu abordes très peu la Seconde Guerre mondiale, la période 1940-1945, hormis pour évoquer le tract « Paix immédiate » et l’arrestation de Louis Lecoin. Pourquoi ? Parce que c’est une période particulièrement sombre de l’histoire anarchiste ?
Oui, c’est une période un peu noire, le pacifisme ayant entraîné l’attentisme, voire la collaboration. Même Lecoin, qui est une figure formidable, a été accusé…

Quels souvenirs gardes-tu de lui ? Et des autres ?
Une mémoire formidable, un petit homme, encore plus petit que moi, qui n’avait peur de rien et qui s’est battu pour l’objection de conscience ! Il reste un exemple militant. Maurice Joyeux était plus jeune, et c’était un copain. C’était un tribun, un type extraordinaire. Ses enfants sont toujours dans le mouvement…

Cela se voit de plus en plus souvent. L’héritage libertaire ! Et Henry Poulaille ?
C’était mon père spirituel. Quand je suis venu à Paris, en 1945, parce que tout s’y passait et parce que je voulais le rencontrer, après avoir correspondu avec lui, il m’a foutu à la porte ! Je suis revenu le lendemain, le surlendemain, et finalement, il m’a fait connaître tous ses copains. C’est ainsi que je suis entré dans le mouvement libertaire. Poulaille, cela a été le grand exemple.

Le père spirituel dans l’écriture également ?
Dans l’écriture, moins ! J’ai un souci de bien écrire que Poulaille avait peu. Mais défenseur de l’écriture prolétarienne, il m’inspirait. Je lui ai écrit de Nantes, après l’avoir lu. Petit prolo, ayant commencé à travailler à l’âge de 14 ans, je me disais : « C’est formidable, il y a des gens qui viennent du peuple, et qui écrivent sur le peuple. » J’ai aussi écrit à l’écrivain paysan Émile Guillaumin. Tu ne le connais pas, celui-là ?

Absolument pas, je regarderai… Quelle définition pourrais-tu donner de l’écriture prolétarienne ? Fais-tu partie de ce courant ? Considères-tu Louis Guilloux comme un écrivain prolétarien ?
Il en faisait partie, mais il n’aimait pas du tout qu’on l’assimile à ce courant, or, pour moi, La Maison du peuple est un des plus beaux livres qui aient été écrits dans cette perspective. Il n’aimait pas ce vocable – simple question personnelle – de la part de quelqu’un qui avait vraiment mauvais caractère. Poulaille avait aussi un sale caractère, mais c’était un cœur généreux. Il pouvait nous engueuler, mais nous rendait service.

Une écriture par et pour le peuple ?
Pas forcément pour le peuple, mais se servant d’une mémoire populaire pour écrire, la retraduisant, y compris dans le vocabulaire et dans le style, pour atteindre un public le plus large possible. Cela a toujours été mon but, atteint d’ailleurs, puisque j’ai beaucoup de lecteurs…



Comme avec ton plus gros succès de librairie, Les Mouchoirs rouges de Cholet ?
Oui, on en a vendu beaucoup, plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, autour de 400 000 peut-être. C’est le gros succès qui te permet ensuite, c’est ce que m’avait dit mon éditeur, de ne plus jamais retomber tout en bas, de toujours garder un certain public.

Qui classerais-tu parmi les écrivains prolétariens, aujourd’hui ?
Bernard Clavel a fait un beau parcours dans ce sens, c’est un de mes copains très proches, il est paralysé désormais et ne publiera plus. Il est bien plus populaire que moi d’ailleurs. Je serais certainement devenu historien si j’avais fait des études, c’est pour cela qu’on retrouve toujours de l’histoire dans mes livres. Cela n’a pas gêné pour Les Mouchoirs rouges, mais souvent, cela peut décontenancer le grand lectorat.

Parlons un peu de la Vendée, l’autre grand pan de ton œuvre.
Je suis vendéen, mais la Vendée ne m’a pas préoccupé pendant très longtemps. C’est à la mort de ma mère que je suis allé rechercher ce qu’il y avait derrière son accent, à savoir une famille paysanne et un terroir. Peu à peu, je me suis penché sur cette histoire, j’ai fréquenté les archives, et me suis aperçu que l’histoire de la Vendée était piégée, qu’elle avait été transformée et récupérée au XIXe siècle par l’aristocratie et par l’Église. La révolte vendéenne était populaire et très anarchiste finalement. Les paysans et ouvriers – car il y avait tous les ouvriers du Choletais, les tisseurs, les maréchaux-ferrants – se ruaient sur les villes et détruisaient tous les actes notariés. Cette révolte a été récupérée à partir du moment où les Vendéens ont pensé, et cela a été leur tort : « Nous sommes trop nombreux, on ne sait pas se battre, il nous faut des officiers. » Ils sont allés chercher les nobles et cela a été la fin de la guerre des francs-tireurs, invincibles soldats. Les nobles les ont constitués en armée, et ils ont été battus, forcément.

C’est donc un sujet que tu as découvert sur le tard. Je pensais au contraire que cela datait de ton enfance à Fontenay-le-Comte !
Cela faisait déjà partie de mon légendaire, on en parlait autour de moi durant mon enfance, mais cela ne me préoccupait pas. J’ai écrit L’Accent de ma mère pour m’y retrouver.

Un bouquin édité vers 1980, chez Terre humaine (Plon).
Réédité dans la collection Terre humaine ! La première édition était chez Albin Michel, mais Malaurie, enthousiaste, a voulu qu’on ajoute une partie documentaire et ethnographique au texte d’origine. L’édition de Terre humaine fait donc le double de l’originale.

Ton expérience de travail avec Jean Malaurie ?
Très bonne expérience. C’est un personnage intéressant. Un peu dingue, mais bien. En réalité, sa collection est une bibliothèque d’expression populaire.

On ne t’a pas situé, en 1980, parmi la lignée des écrivains régionalistes, comme Pierre-Jakez Hélias ?
Si, cela a fait partie du succès des Mouchoirs rouges de Cholet, qui a été porté par ce grand courant sur la mémoire populaire de province. Il y avait une attente des lecteurs. Les Mouchoirs rouges seraient publiés aujourd’hui, ils n’auraient pas le même succès.

Je dois aux Mouchoirs rouges de m’avoir permis d’échapper à une vision très bleue, très jacobine, des guerres de Vendée, en découvrant notamment la place du peuple dans cette révolte, et le rejet des directives émanant de la bourgeoisie gouvernementale parisienne. D’où t’est venue cette idée, absolument novatrice dans l’historiographie d’alors, d’une révolte vendéenne quasi-anarchiste ?
J’ai sorti ce loup du bois, et cela a été très controversé. Raymond Guérin a eu une influence essentielle sur moi quant à cette question. C’était un penseur qui tentait la synthèse entre marxisme et anarchisme. Il me disait : « Toi, le Vendéen, tu devrais réétudier la révolte vendéenne à la lueur du marxisme, car il y a quelque chose là-dessous. » Ma lecture est plus libertaire. Néanmoins, il s’agit bien d’une classe qui se révolte contre une autre classe.

Mais d’où vient la documentation ?
Des archives départementales, du musée des Arts et traditions populaires. La Louve de Mervent évoque la révolte des partisans de la Duchesse de Berry, j’ai trouvé la documentation aux Archives nationales. Il y a peu d’historiens qui s’intéressent à cette question, Alain Gérard est l’un des rares, dans cette perspective.

Peux-tu nous parler de tes rapports avec le monde artistique, et de ton travail sur l’architecture ?

C’est tout à fait par hasard que, vers 24 ans, j’ai rencontré des peintres qui n’intéressaient personne à l’époque, enfin, chez les marchands, collectionneurs et musées, en tout cas. C’étaient des peintres abstraits. Ces artistes m’ont demandé d’écrire sur eux, d’être leur historien, et je suis devenu leur mémorialiste en quelque sorte, que ce soit pour Soulages, Poliakov ou Dubuffet. Dubuffet était anarchiste individualiste, il est même allé voir Poulaille, mais ils ne se sont pas entendus, Dubuffet était un grand bourgeois, ils étaient culturellement trop loin l’un de l’autre, et trop vieux déjà. Critique d’art, ce fut mon gagne-pain pendant longtemps, dans le journal Arts, en particulier. Devenu plus influent, j’ai été agacé par le marché de l’art, m’apercevant qu’une bonne critique d’un peintre contribuait à sa cote. L’architecture me passionnant, en particulier Le Corbusier et le renouveau architectural, je me suis mis à l’étudier, me disant, naïvement, qu’elle serait moins aisée à « récupérer ». J’ai comblé également un trou, il y avait très peu de gens qui écrivaient sur l’architecture moderne. Mon Histoire de l’architecture, en trois volumes, est maintenant en poche au Seuil. Elle est toujours très lue dans les écoles. L’architecture m’a permis de retrouver mes préoccupations sociales. Dans mes livres, je ne parle pas que d’esthétique, mais aussi de Fourier, de Considérant, et de l’habitat social.


Vivre dans un quartier haussmannien quand on a beaucoup travaillé sur l’urbanisme et l’habitat social, ce n’est pas paradoxal ?
C’est un vieux quartier, qui était l’un des moins cher de Paris quand je suis arrivé. Cela a changé. Ce quartier du Second Empire a un riche passé pour son théâtre de boulevard, sa peinture, celle de Courbet surtout…

Tu parles de lui dans Un si bel espoir.
C’est le portrait de Courbet qui a le plus intéressé les lecteurs dans ce livre. Fayard m’a ensuite demandé de rédiger une biographie, qui m’a demandé deux ans de travail, et qui n’a pas eu un grand succès.

Quels auteurs t’ont inspiré ?
Le premier, c’est Jean-Jacques Rousseau, parce qu’autodidacte et fils du peuple. Je le lisais et m’y reconnaissais. Guéhenno et Poulaille, par la suite.

Des auteurs essentiellement français…
Et Jack London, beaucoup. Gorki, bien sûr.

Quel est ton regard sur le mouvement libertaire d’aujourd’hui ?
Je suis dedans et en dehors également. Je suis très lié à des tas de militants. Je suis toujours dans le bain. C’est un milieu fraternel et émouvant, mais j’en suis devenu le bonze, le grand-père, à mon tour. Je ne suis pas toujours d’accord avec tout, mais je suis d’accord génériquement. J’ai toujours reproché l’impact des trotskistes sur le mouvement libertaire !



À l’époque de Joyeux peut-être, mais aujourd’hui…
Dans les défilés, ils ne sont jamais très loin. Et regarde Besancenot, qui mêle idées libertaires et marxisme. Ils sont très malins !


Quel regard portes-tu sur ta vie ? Des regrets ?
Beaucoup de temps perdu, un parcours difficile ! J’étais pupille de la nation, je pouvais avoir des bourses pour étudier, or, à l’âge de 14 ans, ma mère a demandé au curé de la paroisse si je pouvais aller au collège. « À l’école sans dieu, certainement pas, il vaut mieux qu’il travaille ! » a-t-il répondu. C’est ainsi que ma mère et moi sommes allés à Nantes, elle pour y devenir concierge, et moi garçon de courses. L’une des grandes infirmités des pauvres, c’est de ne pas savoir qu’il y a des échappatoires ! Péguy était un fils du peuple, mais sa mère connaissait l’existence des bourses, pas la mienne.

Le livre dont tu es le plus fier ?
La Mémoire des vaincus, sans aucun doute. Je pourrais ajouter Les Mouchoirs rouges de Cholet et L’Accent de ma mère. Après tout, trois livres dont on n’est pas mécontent, ce n’est pas si mal.



Entretien réalisé par Nicolas Norrito
publié dans Barricata numéro 14 (juin 2006).
Photo de Yann Levy.