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> Un monument aux femmes mortes d’un avortement clandestin
lundi 29 septembre 2025 :: Permalien
Publié dans Le Monde du 28 septembre 2025.
Dimanche 28 septembre sera lancé un appel à l’édification d’un monument, à Paris, pour que ne soit pas oublié le sort des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin avant que la loi Veil n’autorise l’interruption volontaire de grossesse, en 1975.
« Je remets mon sort entre vos mains. Et vous demande si il n’aurait pas [sic] un moyen de faire autrement en pratiquant une intervention car je ne désire pas cette maternité et ferais n’importe quoi… et suis capable du pire. Je vous en supplie, docteur, ne m’abandonnez pas. » Ces quelques lignes, datées du 13 novembre 1972, sont celles d’une mère d’un garçon de 6 ans, catastrophée par la découverte d’une nouvelle grossesse qui met en péril sa santé. Elle s’adresse à celui qu’elle nomme « l’homme des causes perdues » et, à titre personnel, « [son] dernier espoir » : le professeur de médecine Paul Milliez.
Des courriers comme celui-ci, il y en a une cinquantaine dans l’ouvrage Lettres pour un avortement illégal (1971-1974), à paraître le 17 octobre aux éditions Libertalia (224 pages, 18 euros). Dimanche 28 septembre, des extraits seront lus à la Maison de la poésie, à Paris, dans le cadre de la Journée mondiale pour le droit à l’avortement. Lors de cet événement sera lancé un appel à l’édification d’un monument à la mémoire des femmes mortes des suites d’un avortement clandestin.
Le professeur Milliez, auquel écrit cette femme en novembre 1972, est un personnage important de cette histoire. Quelques jours plus tôt, le 8 novembre, il a fait forte impression en intervenant, à la demande de Gisèle Halimi, au tribunal correctionnel de Bobigny. La célèbre avocate et militante féministe l’a fait citer comme grand témoin dans le cadre de sa défense de Michèle Chevalier, poursuivie pour avoir aidé sa fille Marie-Claire, 16 ans et victime d’un viol, à avorter.
A la barre, l’ancien résistant, par ailleurs catholique pratiquant et opposé à titre personnel à l’avortement, déclare qu’il aurait aidé la jeune fille à interrompre sa grossesse si elle l’avait sollicité. Son intervention est un tournant dans ce procès que Gisèle Halimi a choisi pour en faire une tribune politique contre la législation réprimant l’avortement. Sa portée historique se mesure, deux ans plus tard, au vote de la loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse, promulguée le 17 janvier 1975.
Combat mémoriel
Dans la foulée de sa prise de parole, relayée par la télévision et la presse écrite, de nombreuses femmes écrivent au professeur Milliez. Jeunes ou moins jeunes, souvent déjà mères, toutes de condition modeste, elles se tournent vers celui qui leur paraît être le seul recours. A la différence des femmes plus fortunées, elles n’ont pas la possibilité de partir avorter à l’étranger.
Cette correspondance a été trouvée en 2020, lors du déménagement des locaux de l’association Choisir la cause des femmes, cofondée par Gisèle Halimi, après la mort de cette dernière. Elle forme « un matériau historique puissant », souligne sa directrice générale actuelle, Violaine Lucas, qui fut bouleversée par cette découverte, après des années d’oubli sous d’autres documents de l’association, et s’attela à sa publication.
Son association sera présente à la Maison de la poésie, aux côtés d’autres (le Planning familial, la Fondation des femmes) et d’artistes et d’intellectuelles, dont l’écrivaine et Prix Nobel de littérature Annie Ernaux. L’occasion de rappeler la fragilité du droit à l’avortement et les attaques lancées à travers le monde, notamment en Pologne ou aux Etats-Unis. Dans ce contexte s’inscrit leur souhait de faire sortir « du secret et de la culpabilité » les récits intimes douloureux d’avortements clandestins, éclipsés dans la mémoire collective une fois la dépénalisation obtenue.
Grande collecte de témoignages
La réalisatrice de films documentaires Mariana Otero, présidente de la toute nouvelle association Aux avortées inconnues, est à la pointe de ce combat mémoriel. Elle souhaite avec un tel monument « permettre que l’histoire, cette histoire qui nous échappe, s’écrive ». « Ce serait un geste à la fois d’hommage, de culture, d’histoire et de combat, avec l’envie de porter la joie que ces femmes avaient à vivre, et leur désir de ne pas crouler sous le nombre d’enfants », expose-t-elle avec enthousiasme.
Cet engagement résonne avec son histoire personnelle. Elle a 4 ans quand sa mère, la peintre Clotilde Vautier, meurt à l’hôpital à l’âge de 28 ans, laissant deux petites filles et un mari éploré. Nous sommes en 1968. Pendant toute leur jeunesse, Mariana et sa sœur, la comédienne Isabel Otero, croiront qu’une appendicite est à l’origine du décès tragique de leur mère, dont la famille parle très peu. Ce n’est qu’en 1994 que leur père leur révèle qu’elle est, en réalité, morte d’une septicémie consécutive à un avortement clandestin.
Mariana Otero mettra dix ans à en faire un film. Quand Histoire d’un secret arrive sur les écrans de cinéma en 2003, c’est un moment important de partage, qui dépasse le simple récit familial. « Pendant un an, nous avons organisé des rencontres à l’issue des projections. A l’entrée des cinémas, il y avait des files d’attente avec des femmes âgées, qui venaient avec leur fille, leur fils », se souvient la réalisatrice. Dans la foulée, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston, très touchée par le film, imagine, dans une tribune au Monde, « une sorte de monument à l’Avortée inconnue », associant les peintures de Clotilde Vautier. Et puis le temps passe, l’idée est oubliée.
Elle ressurgit à la faveur des débats sur la constitutionnalisation du droit à l’avortement, puis de la célébration des 50 ans de la loi Veil, en janvier 2025. L’historienne Bibia Pavard, qui participe en 2024 à une grande collecte de témoignages sur l’avortement clandestin organisée par l’Institut national de l’audiovisuel, rencontre alors Mariana Otero. Saisie par « le tabou qui existe autour de ces récits », elle découvre « le peu de connaissances historiques autour des décès qu’ils ont provoqués ».
« Moment favorable »
Entre 300 000 et 1 million de femmes auraient avorté illégalement chaque année, avant 1975. Combien en sont mortes ? Peu d’archives permettent de répondre, d’autant que les registres d’hôpitaux, quand ils n’ont pas été détruits, font rarement mention de l’avortement comme cause de décès. « Ériger un monument mémoriel, et y associer un site Internet pour recueillir des témoignages permettrait d’éclairer cette histoire, le moment est venu de rendre visibles ces expériences », explique Bibia Pavard, membre de l’association Aux avortées inconnues.
« On est à un tournant mémoriel, qui est lié en partie à l’urgence parce que les témoins directs de cette époque vont progressivement disparaître, mais aussi à un moment favorable, avec depuis [le mouvement] MeToo une mise en visibilité du vécu des femmes qui peut contribuer à une mémoire publique de l’avortement clandestin », estime la spécialiste de l’histoire des femmes. Le vote, le 20 mars au Sénat, d’une proposition de loi portée par la sénatrice socialiste du Val-de-Marne, Laurence Rossignol, visant à réhabiliter les femmes condamnées pour avoir avorté avant la loi Veil s’inscrit dans cette même démarche mémorielle.
Signe de ce moment propice, les initiatrices du projet ont obtenu, le 6 juin, le vote à l’unanimité d’un vœu de soutien au monument par le Conseil de Paris. Mais sa portée « reste à ce stade symbolique », convient Laurence Patrice, l’adjointe à la maire de Paris chargée de la mémoire et du monde combattant qui l’a défendu avec Hélène Bidard, adjointe à l’égalité femmes-hommes. Sa mise en œuvre dépendra de la volonté politique de l’équipe municipale qui sera élue en mars 2026.
Solène Cordier