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samedi 7 mars 2020 :: Permalien
Paru dans Imagine, janvier-février 2020.
Dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia), un essai philosophique roboratif, la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux défend le « refus de parvenir » et la « dignité du présent » pour affronter le naufrage écologique et social en cours. Dialogue avec une ex-consultante d’un cabinet conseil qui a passé dix ans en politique, avant de devenir terrienne dans le Vercors.
« Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme », annonce Bernard Moitessier dans un message daté du 18 mars 1969 lancé sur la passerelle d’un pétrolier à l’aide d’un lance-pierre. Le navigateur français est en mer depuis sept mois et sur le point de remporter le Golden Globe, la première course de vitesse en solitaire autour du monde sans escale et sans assistance.
En absolue symbiose avec l’océan Atlantique et les éléments, il renonce alors à la victoire et à la gloire, et met le cap sur la Polynésie. Seul, à bord du Joshua, son fidèle voilier, il se dirige « là où les choses sont simples ». Deux ans plus tard, il écrira La Longue Route, un récit autobiographique où il dénoncera le fléau du monde moderne qu’il qualifie de « Monstre », qui « détruit notre terre » et « piétine l’âme des hommes ».
Cette histoire de « perdant magnifique » va littéralement précipiter Corinne Morel Darleux « dans les bras de Moitessier ». Elle décide à son tour de se lancer dans une folle traversée : raconter le naufrage de notre société « obscène et obèse » en train de « s’effondrer sous son propre poids » au travers d’un essai philosophique tonifiant au titre incantatoire : Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce.
À 46 ans (depuis le 1er octobre dernier), cette ancienne diplômée de l’École supérieure de commerce de Rennes devenue par la suite militante écosocialiste, s’appuie sur son parcours professionnel hors normes pour rédiger un petit manuel mi- poétique mi- politique qui, depuis sa sortie en juin 2019, suscite l’admiration et la curiosité de milliers de lecteurs : « Visiblement, ce livre fait du bien, se réjouit l’animatrice du blog Revoir les lucioles lors de son récent passage en Belgique. De petits ou grands lecteurs, des gens peu ou très politisés venus d’horizons divers me font des retours extrêmement touchants. C’est comme si j’avais mis des mots sur leurs déchirements, leurs questionnements, leurs engagements et leur place dans la société. Comme si cette réflexion personnelle touchait à une forme d’universalité et donnait envie d’agir, de s’émerveiller, d’entrer dans la lutte collective. » En matière de lutte collective, elle en connait un rayon. Même si, comme le marin du Joshua, Corinne Morel Darleux n’a pas toujours été là où on l’attend : née de parents trotskistes engagés à la LCR, elle opte pour une école supérieure de commerce, avant d’ouvrir une galerie d’art contemporain à Paris. « Ce projet a connu son petit succès d’estime, mais il n’était pas rentable. J’ai alors bifurqué vers la consultance. » Comme directrice associée d’un cabinet de conseil, elle anime des séminaires de direction et de réflexion stratégiques de grandes entreprises du CAC 40 (Total, Renault, Sanofi, EDF…). « Certes, nous n’étions pas confrontés au pire, nous avions une éthique d’intervention très forte, et j’ai énormément appris, tout en travaillant avec plaisir et appétit, analyse-t-elle avec recul. Néanmoins, au bout d’un temps j’ai pris conscience de l’absurdité de la situation : des missions facturées 2 000 euros la journée, des clients à qui je conseillais d’embaucher plutôt que de nous engager… En parallèle, je ne supportais plus charnellement de voir tous ces gens dormir dans la rue sous des vitrines illuminées toute la nuit regorgeant de gadgets plastiques fabriqués à l’autre bout de la planète. J’étais prise dans un système indigne, indécent, insupportable. »
Comme l’auteur de La Longue Route, « CMD » vire de bord : cap sur la ville des Lilas en Seine-Saint-Denis, au service éducation et temps d’enfants de la commune. Elle entre ainsi de plain-pied en politique. À gauche toute, entre socialisme et écologie radicale. Au sein du mouvement Utopia qui promeut « un projet de société solidaire, écologiquement soutenable et convivial », inspiré des travaux de Thomas Moore, Dominique Meda et André Gortz, qui tentera – en vain – de faire entendre sa voix lors du congrès du Mans de 2005 du Parti socialiste alors dirigé par François Hollande.
Mais les « petits arrangements de la rue Solferino », trop peu pour elle. Et quand Jean-Luc Mélenchon quitte le PS pour créer le Parti de Gauche, elle le suit, devient secrétaire nationale, coordonne le Manifeste pour l’écosocialisme, participe à la création d’un réseau européen et se lance dans « une magnifique aventure collective » qui l’entraînera ensuite au cœur de la France Insoumise. Qu’elle quittera finalement en novembre 2018 déçue par la tournure des événements : « La France Insoumise a abandonné l’idée de gauche, reculé sur les grands principes écologiques pour mettre en place le populisme et une stratégie anti-Macron qui ne fait pas, selon moi, un projet politique. Par ailleurs, je n’étais plus en phase avec un certain discours hypocrite sur la démocratie et ce mouvement sans structure interne. C’était prendre les militants pour des dupes. Par ailleurs, je percevais un rétrécissement de la pensée, plutôt qu’une ouverture, alors que l’urgence climatique et le déclin de la biodiversité sont là, sous nos yeux », dénonce Corinne Morel Darleux, qui admet néanmoins « la stratégie gagnante » de Jean-Luc Mélenchon pour la présidentielle de 2017.
Malgré un certain « désenchantement », elle ne regrette rien : « Durant ces dix années d’engagement partitaire, j’ai fait de belles rencontres aux côtés de nombreux camarades. J’ai appris et mûri politiquement en découvrant notamment la République de Jaurès. Je me suis fait les armes et mené de merveilleux combats autour de Notre-Dame-des-Landes, de la gratuité des premières tranches d’eau et d’électricité, du revenu universel… » Après « le temps de l’intellect », vient progressivement celui de « l’expérience » : sa Polynésie à elle, ce sera la vallée du Diois, dans la Drôme, au cœur du Vercors, où elle s’exile. Loin de ces villes « où l’on a construit la ségrégation urbaine et un environnement bétonné ; où l’on vit coupé du sol, des saisons et de la terre ; où le ciel semble gris toute l’année », nous confie-t-elle d’une voix douce et légère.
Soudain, « ce qui était raisonnement devient intuition » : exposée à la beauté des paysages et à la nature qui s’exprime sous ses fenêtres, son combat descend « du cerveau aux tripes », et l’insupportable massacre de la planète devient palpable. Persuadée que l’« on ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer ».
Entre son mandat de conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes au sein du groupe Rassemblement des citoyens écologistes et solidaires (RCES) et ses collaborations médiatiques (Là-bas si j’y suis, Reporterre,…), elle musarde, farfouille, explore les récits de navigateurs au long cours, dévore les textes de Romain Gary, Mona Chollet, Emma Goldman, Bruno Latour… Curieuse et insatiable, elle décide ainsi de s’intéresser à « ces individus fiers, libres et heureux d’avoir un jour choisi de dire non ». Comme Bernard Moitessier. Comme celles et ceux qui, dans cette société du paraître, de la compétition et de la réussite, refusent « de marcher sur quelques têtes, oublier quelques principes, perdre quelques grammes de dignité » et décident de « s’alléger pour mieux avancer ».
Des cadres de grandes entreprises, des néoruraux, des travailleurs broyés par le système… qui partagent ce « refus de parvenir », décident de changer de cap à 180° pour retrouver leur « puissance d’agir ». Pour l’auteure de Plutôt couler…, il s’agit ainsi d’inviter chacun à prendre une part active à l’avenir de notre humanité, et à se réapproprier ses choix. Une éthique de la solidarité (« de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ») qui nous invite « à passer de la soumission à l’action », d’arrêter cette prétendue « marche du progrès », de lutter collectivement « contre l’hubris et la démesure qui sont en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète ».
« Il s’agit aujourd’hui de cesser de nuire », plaide Corinne Morel Darleux. Pour sauver ce qu’il est encore possible dans cette société qui étouffe sous le panem et circenses (du pain et des jeux), le matérialisme et la surconsommation, et où « la revendication de l’argent et de la notoriété pour chacun remplace insidieusement le droit à une vie digne pour tous. »
Sa réflexion est nourrie par l’idée d’« individualisme social » de l’anarchiste Charles Auguste Bontemps et par ses années de luttes : « J’ai vu trop de militantisme sacrificiel, de gens qui se sont oubliés dans leurs combats, de familles qui ont volé en éclats. Modestement, ce livre tente de tirer un trait d’union entre l’individuel et le collectif. Lorsqu’on s’engage collectivement, on n’est pas forcé d’oublier qui l’on est. On peut aussi se sentir individu, souverain, muni d’un libre arbitre, capable de dire non. »
Cet ouvrage fait par ailleurs des liens permanents entre la défense de l’environnement et la lutte contre les inégalités sociales : « Les classes riches ont davantage pollué la planète, émis des gaz à effet de serre, ruiné les écosystèmes, tout en exploitant des générations de travailleurs. Les premières victimes de la crise climatique sont les populations les plus précaires à travers le monde et on assiste à un mouvement de sécession des riches, comme le décrit très bien Bruno Latour, lesquels ont les moyens de se mettre à l’abri des événements climatiques extrêmes et de faire face à la raréfaction des ressources. On est là au cœur de la lutte des classes. L’écologie est définitivement incompatible avec le système capitaliste. Et je suis totalement en opposition avec les discours qui tentent de lisser tout ça sur le mode : “oublions les désaccords passés, c’est une fable, faisons cause commune”. »
Pour renverser le « Monstre », l’auteure de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce se méfie aussi des solutions sur mesure : le capitalisme vert, les techno-sciences, les éco-gestes qui feront contagion, l’écofascisme…
Elle se méfie enfin de cette écologie intérieure « dépourvue de conscience de classe qui se drape dans l’apolitisme et s’exonère d’analyse systémique » : « Comment se soucier de son cosmos intérieur sans se préoccuper des océans de misère qui l’entourent ? », s’interroge-t-elle, convaincue qu’il faut d’urgence « repolitiser l’écologie ». Mais pas à n’importe quel prix : « pour mener à bien ce combat collectif, il faut être inclusif, accueillant, créer des sas de politisation, proposer des actions progressives et variées qui permettent à des familles, à des enfants, aux moins nantis, de s’exprimer et de faire corps. Car tout le monde n’a pas les moyens et l’envie d’aller directement à la castagne, de se payer le luxe d’une arrestation, d’une garde à vue ou d’un casier judiciaire ».
Après des années de recherche d’ « unité politique », l’ex-cadre du Parti de Gauche, en est revenue : « ce dont nous avons besoin n’est pas de former un continent, mais d’archipéliser les ilots de résistance », écrit-elle. Tout en mettant en garde contre les risques de division au sein d’une gauche écologiste plus ou moins radicale : « Nous ne devons pas nous tromper d’adversaire et arrêter de nous épouiller entre nous. En face, ils n’attendent que ça. »
Parmi ces archipels de résistance, il y a évidemment les thèses autour de l’effondrement, à quelques nuances près : « La collapsologie a les faiblesses de ses forces. D’un côté, ce mouvement de pensée a donné un coup d’accélérateur phénoménal aux enjeux planétaires. Il est parvenu à toucher là où la politique institutionnelle a échoué. De l’autre côté, il n’a pas encore transformé l’émotion individuelle, le choc, le constat sans appel, en combat politique, avec les risques que l’on connait (découragement, repli sur soi, peur anxiogène, tentation survivaliste…). Là, on est à un moment charnière : il faut aussi politiser la collapsologie. Cela passe par la formation par le débat, le transfert de connaissances et d’expériences, la mise en réseau, la création de bataillons de désobéissance civile… Mais cela passe aussi par la médiation, le déminage des mauvais procès, l’instauration de la pédagogie et de la nuance », insiste Corinne Morel Darleux.
Avec un autre concept développé dans son livre : la dignité du présent. « On ne mène pas des combats parce que l’on pense que l’on va les gagner à la fin, pour des victoires futures, mais parce qu’ils nous semblent justes et dignes à mener ici et maintenant. Pour la dignité du présent. Que l’on n’abandonnera jamais la partie, que l’on gardera toujours de la tenue et de l’élégance. »
Tenue, élégance, grâce, beauté… Ce sont aussi les clés de la « bataille culturelle » à gagner pour toucher « les tripes, les veines, les poings », écrit Corinne Morel Darleux : « Il nous faut aller puiser dans de nouveaux registres cognitifs pour affecter : les intuitions du cerveau, les chiffres imprimés dans les journaux, tout ceci doit maintenant être éprouvé par les sens. Nous avons besoin pour cela de pieds nus dans la boue, de morsure du soleil, de parfums d’altitude, de piqûres d’ortie et de caresses de prairies (…) mais nous avons aussi besoin d’alimenter notre cerveau de constructions intellectuelles nouvelles (…) il faut nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration pour reconstruire un horizon. » Son crédo : mêler intimement la création artistique, l’urgence environnementale et la critique sociale. En convoquant notamment ces mots magnifiques du géographe libertaire Élisée Reclus (1830-1905) : « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. »
Car, pour l’essayiste : « dépourvue de ses sens, la politique n’est plus rien qu’un discours désincarné, lunaire et, à force déserté ».
Hugues Dorzée
mercredi 26 février 2020 :: Permalien
Publié sur le site Le Comptoir, 25 février 2020.
Étendard pour les uns, repoussoir pour les autres, la collapsologie, largement popularisée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, est aujourd’hui au cœur des débats qui agitent l’écologie politique. À l’heure des marches pour le climat, de Greta Thunberg et de l’émergence de nouveaux mouvements écologistes prônant l’action directe, comme Extinction Rebellion, l’ancienne figure de la France Insoumise Corinne Morel-Darleux propose dans son dernier livre, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (éditions Libertalia, 2019), une réflexion pour repolitiser la question de l’effondrement.
Après un doctorat britannique et une carrière de consultante pour des entreprises du CAC 40, Corinne Morel-Darleux entame un virage à 180° et devient en 2008 co-fondatrice du Parti de Gauche. Elle y développe pendant dix ans une nouvelle approche de l’écosocialisme jusqu’à son départ du parti comme de la France Insoumise en 2018, pour se mettre davantage à l’écoute des mouvements de désobéissance. Son dernier livre, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, est une méditation personnelle à la fois politique et philosophique, qui emprunte notamment au panthéon de la pensée libertaire, afin de proposer une éthique de l’effondrement.
Refus de parvenir et dignité du présent
Dans une époque qui prône la compétition, récompense le conformisme et où la réussite est symbolisée par les logiques de consommation ostentatoire et de rivalités mimétiques des classes supérieures, Corinne Morel-Darleux fait au contraire l’éloge du « refus de parvenir ». Ce concept, issu de la pensée anarchiste désigne ces individus, quoique minoritaires, « fiers, libres et heureux d’avoir un jour choisi de dire non » : une salariée qui quitte un poste à responsabilité chez HP, un autre qui refuse un contrat avec Total qui lui aurait assuré six mois de chiffres d’affaire ou – pourrait-on ajouter – une ancienne consultante pour entreprise du CAC 40 qui choisit de changer de vie pour intégrer la fonction publique au service des écoles d’une mairie de Seine-Saint-Denis en acceptant de diviser son salaire par trois, et bien d’autres.
L’ancienne insoumise convoque la figure du navigateur Bernard Moitessier, comme métaphore du « refus de parvenir ». Le 18 mars 1969, ce dernier participe à la toute première course autour du monde, en solitaire et sans escale, le Golden Globe Challenge, partie depuis Plymouth. Alors qu’il est annoncé vainqueur et sur le point de gagner, il renonce à franchir la ligne d’arrivée, abandonne la course et continue en direction de l’océan indien après avoir expédié depuis son voilier Joshua ce message sur la passerelle d’un pétrolier : « Est-ce la sagesse de se diriger vers un lieu où on sait qu’on ne retrouvera pas sa paix ? Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme ». Corinne Morel-Darleux réinscrit le geste de Moitessier dans l’ambiance post-1968 qui voit la même année la création du Club de Rome, suivie quatre ans plus tard de son célèbre rapport sur les limites de la croissance. Le récit de Moitessier, La longue route (1971), témoigne en lui-même d’une critique acerbe de la société de consommation : « Oublier totalement la Terre, ses villes impitoyables, ses foules sans regard et sa soif d’un rythme d’existence dénué de sens. Là-bas… si un marchand pouvait éteindre les étoiles pour que ses panneaux publicitaires se voient mieux dans la nuit, peut-être le ferait-il. Oublier tout ça. Ne vivre qu’avec la mer et mon bateau, pour la mer et pour mon bateau ».
« Le refus de parvenir, c’est le dédain des distinctions sociales, c’est s’exonérer des démarches avilissantes, des promotions de tout ordre qui supposent un compromis avec soi-même et une compromission avec autrui. » Charles Auguste Bontemps
Moitessier prend le large pour s’échapper d’un monde en furie dans lequel il ne se reconnaît pas, pour fuir le Monstre, comme il désigne le monde moderne gagné par la société de consommation, le règne de l’argent et de la compétition. À l’image du maverick, ce cheval sauvage qui choisit de se mettre à distance du troupeau et de refuser l’autorité du mâle sans pour autant se désolidariser intégralement du groupe, le navigateur ne refuse pas la société mais cette société-là.
L’époque est au narcissisme et au « tout à l’égo » pour reprendre la formule de Régis Debray. Le consumérisme et les réseaux dits sociaux conduisent, comme le souligne Corinne Morel-Darleux, à l’expression d’un moi hypertrophié : « L’émotion ne prend plus le temps de la réflexion et du combat intérieur. Tout est épidermique. Tout est réaction. La polémique, le raccourci le plus sûr pour se faire un nom. Il faut réagit à tout et vite. On commente les commentaires, sans rien apporter dans un rétrécissement de la pensée. On ajoute du bruit au bruit. Au vacarme de la Machine qui couvre les sons réfléchis ». L’ancienne insoumise plaide pour réinvestir notre capacité à faire des choix autonomes. Elle invite à lutter contre l’hubris, le toujours plus, à renoncer au FOMO (Fear of missing out), cette anxiété contemporaine caractérisée par la peur de manquer la dernière nouveauté, et prône le « pas de côté » comme moyen de se réapproprier le contrôle de nos existences. Il ne s’agit bien évidemment pas de nier le rôle des conditions matérielles dans la formation des consciences et des désirs. Il ne s’agit pas non plus de prôner la misère. L’enjeu est de garder à l’esprit que nous conservons toujours une part de libre arbitre et (re)donner à chacun la possibilité de choisir pour transformer la pauvreté subie en frugalité choisie.
Corinne Morel-Darleux avance également le concept de « dignité du présent » pour désigner cette capacité qu’ont certains à mener des combats désintéressés, quoiqu’on les sache perdus d’avance. Elle en trouve une illustration chez Romain Gary, dans Les Racines du ciel (1956), qui raconte la lutte de Morel pour faire cesser les massacres des éléphants en Afrique. Un livre que Moitessier emportera d’ailleurs avec lui à bord de Joshua.
L’écosocialisme contre l’écologie « apolitique »
Corine Morel-Darleux avoue son découragement face au développement d’une écologie intérieure, dépourvue de la moindre conscience de classe, qui se drape dans l’apolitisme et refuse de s’interroger sur le système économique. Comment se piquer d’harmonie avec la Terre et d’humanisme en regardant s’organiser les luttes collectives, dans l’indifférence voire le mépris à peine dissimulé ? Comment se soucier de son « cosmos intérieur », sans se préoccuper le moins du monde des océans de misère qui l’entourent ? Comment avoir à cœur de se nourrir sainement dans une coopérative locale, sans éprouver l’envie de s’attaquer à la grande distribution ? se demande celle qui a coordonné les 18 thèses pour l’écosocialisme en 2013.
Il y a en effet quelque chose, au mieux de naïf, au pire de profondément hypocrite, à prôner une vie en harmonie avec le vivant, défendre la biodiversité, lutter contre le dérèglement climatique, sans chercher à s’opposer aux multinationales qui déforestent outre-Atlantique et nourrissent le bétail ici, à l’Union européenne qui décide des critères de la PAC, libéralise le chemin de fer, vote les traités de libre-échange, reconduit l’autorisation du glyphosate ou encore au Parlement national qui vide de sa substance la loi sur l’alimentation…
« J’ai toujours du mal à comprendre que des mouvements végans ou pro-loups s’en prennent aux petits éleveurs, des militants antinucléaires aux salariés des centrales, des antivaccins aux médecins, des antipollutions aux automobilistes, mais que les mêmes ne fassent pas le lien, au nom d’une pureté apolitique, avec les décisions prises ailleurs. »
Il ne s’agit pas de nier l’impact des gestes et des comportements individuels – prendre les transports en commun, réduire sa consommation de viande, maîtriser son utilisation du numérique –, qui permettent de mettre sa vie en cohérence avec ces idées. Mais ceux qui laissent entendre que cela suffira à changer le monde et que la société peut se résumer à la somme des individus qui la composent sont des faussaires. Une étude du cabinet Carbon4, réalisée en 2019, a d’ailleurs fait la démonstration que, dans le scénario le plus optimiste, les changements de comportements des individus permettraient d’obtenir une réduction de l’empreinte carbone de maximum 25%, les 75% incombant à l’État et aux entreprises…
La militante écosocialiste se méfie également du glissement pervers du combat politique vers le registre moral et personnel. Face au développement d’une écologie de consensus, sympa, qui s’indigne contre les affreux « climato-sceptiques » mais ne trouve rien à redire au libre-échange, à la globalisation et la finance dérégulée, l’écosocialisme s’efforce au contraire de penser de façon globale les effets économiques, sociaux, environnementaux et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité – au sens étymologique d’une analyse qui s’efforce de prendre les problèmes à la racine – permet de ne pas s’égarer du côté de la croissance verte, de l’écologie libérale et des accommodements cosmétiques qui consistent à n’agir qu’en surface sur les conséquences, sans s’intéresser aux causes. « L’acte isolé, même démultiplié n’a aucune chance d’aboutir dans un univers dominé par les oligopoles et les lobbys ». Il ne s’agit pas de brocarder les petits gestes sur le mode du « tout ou rien » mais de les concevoir comme un premier pas vers un parcours de radicalisation.
Décoloniser l’imaginaire par la fiction
Corinne Morel-Darleux prend acte du fait que les appels des scientifiques, les rapports du GIEC ne sont pas suffisants et produisent parfois davantage de fatalisme, de découragement qu’un véritable désir d’action. « La partie consacrée aux informations est saturée et il faut nourrir la puissance d’agir de nouvelles sources d’inspiration pour reconstruire un horizon ». L’enjeu est désormais de faire émerger un nouvel imaginaire et un récit collectif qui nous aide à reprendre pied en fournissant une culture de résistance. En s’adressant à nos émotions, nos tripes et nos affects, la fiction nous permet d’éprouver les choses par les sens. Elle facilite un processus à la fois de projection et de mise à distance. D’un côté, l’anticipation permet de débusquer dans le présent les prémices du futur. De l’autre, en mettant en scène des personnages fictifs, la science-fiction introduit une proximité d’émotion avec des figures qui permettent de libérer l’imaginaire. Des films, comme Rollerball (1975) et Children of Men (2006), qui décrivent des sociétés à deux vitesses où une oligarchie se met à l’abri pendant que les masses s’efforcent de survivre, font œuvre de critique sociale quand aujourd’hui des milliardaires de la Silicon Valley rêvent d’îles artificielles pour se protéger des conséquences du réchauffement climatique.
De même, dans le cycle Fondation d’Isaac Azimov, Hari Seldon entend engager son savoir pour limiter la portée d’un effondrement de l’empire qu’il sait inéluctable. Une vision faisant écho au « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy qui invite à considérer la catastrophe comme certaine pour mieux l’affronter, ou encore au slogan d’Extinction Rebellion : « Quand l’espoir meurt, l’action commence ». Bien sûr, l’effondrement de la biodiversité, le bouleversement des saisons, l’élévation du niveau des mers, la fonte du permafrost ou encore l’augmentation des canicules ne poussent guère à l’optimisme. Toutefois, comme l’évoquent certains collapsologues, il est également possible d’imaginer certaines formes de résilience et de rebonds dans des directions nouvelles qui pourraient susciter davantage d’espoir : « Ainsi, au xiie siècle avant J-C, une série d’épisodes sismiques et climatiques extrêmes, de révoltes et d’invasions, provoqua la fin de l’Âge de bronze et l’effondrement d’une multitude de sociétés florissantes en Méditerranée. L’interdépendance de ces sociétés, via le commerce maritime notamment, provoqua un effet de contagion qui se conclut dans un chaos généralisé. Y succédèrent les siècles obscurs, mais aussi la formation de communautés isolées, puis de micro-États, et enfin l’arrivée de l’Âge de fer, qui mena l’humanité au début de l’écriture – une de ses plus belles inventions ».
Il ne s’agit pas de tirer de conclusions dans un sens ou dans un autre, tant la part d’incertitude est grande. Mais, comme le souligne Corinne Morel-Darleux, « ce n’est pas au plus fort de l’urgence, dans un contexte de pénurie et de violence, que l’on organise des réseaux d’entraide, qu’on conceptualise un horizon de société, qu’on trouve un sursaut de dignité et que l’on se fixe des principe politiques ». D’aucuns, attachés aux signifiants et aux étiquettes, trouveront peut-être l’ancienne figure de la France Insoumise pas assez décroissante. Le livre propose en tout cas une véritable éthique de l’effondrement à même de marier la tradition socialiste à l’écologie politique afin de réconcilier des familles politiques qui ne cessent de s’opposer.
Romain Masson
mercredi 26 février 2020 :: Permalien
Publié dans Le Monde libertaire n° 1811 – novembre 2019.
Au titre « À mes frères », nous retrouvons le style de Louise Michel, de l’emphase mais aussi de l’empathie. « Un être tout amour, et qui déchaînait les colères. » Rien n’est fade dans les articles, discours, déclarations au tribunal, lettres rassemblées par Éric Fournier dans un petit ouvrage publié chez Libertalia. Ne comptez pas sur elle pour chercher des compromis avec la bourgeoisie, le capital. Elle attaque, elle dénonce, elle se comporte comme une citoyenne, elle appelle à la vengeance pour les morts de la Commune, ses frères de combat, un spectre vengeur ! « La grande citoyenne » savait aussi être la bonne Louise, toute en compassion, fidèle en amitié même lorsque certains de ses amis seront tentés par le boulangisme. L’ouvrage débute par un texte de 1861 qui dénonce l’Empire libéral, une approche en apparence classique mais qui permet de montrer le bouillonnement des idées et les aspirations du moment. Cependant, il y a des revendications plus exigeantes comme le droit des femmes de vivre de leur travail, ce qui n’était pas évident au XIXe siècle.
« Tout appartient à l’avenir »
La Commune de 1871 est certainement le moment qui révèle Louise Michel dans ces actions et lors de la défaite. Même au fond de la prison de Versailles, elle écrit dans « Les Œillets rouges », dédiés à Théophile Ferré, « tout appartient à l’avenir ». Le lecteur retrouvera le compte rendu d’audience lors de son procès en décembre 1871, « si vous n’êtes pas des lâches, tuez-moi ! ». Sa description de la Semaine sanglante reprise dans Le Libertaire de 1897 est dans toutes les mémoires.
Intéressante pour nous, la publication de ces deux conférences inédites et chargées d’émotions, à son retour de la Nouvelle-Calédonie, la première à l’Elysée-Montmartre et l’autre moins connue à la salle Graffard.
Vers la révolution sociale
Louise Michel, c’est évidemment aussi l’anarchisme, « le pouvoir est maudit », son apposition farouche à l’égard des prisons et de la peine de mort qui la conduit à défendre son agresseur au Havre, son appel à la grève générale et plus globalement à la révolution sociale. La cause des femmes est au premier plan de ses préoccupations, « esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire ».
Elle rugit parfois sa rage devant la souffrance, après la fusillade de Fourmies, « oui, chacals, nous irons vous chercher dans vos palais… » et pourtant « l’avènement du monde nouveau […] se fera naturellement grâce aux idées de justice et de liberté » et non dans le sang.
Ces extraits soulignant la complexité du personnage sont complétés par des poèmes de Victor Hugo, de Verlaine, un texte de Vallès, qui participent à la légende de Louise Michel.
Francis
mercredi 26 février 2020 :: Permalien
Publié dans Libération, le 22 juillet 2019.
Libres et courageuses, les deux flibustières déguisées en homme se sont faites connaître au moment de leur arrestation par les Anglais au large de la Caraïbe au début du xviiie siècle. Et tant pis si leur présence à bord des navires était théoriquement interdite par le code des pirates…
Râtelier édenté, jambe de bois et œil bandé : la figure du pirate sans foi ni loi, du gueux à la barbe hirsute, sabre dressé, a façonné́ l’imaginaire populaire. Tout comme le Jolly Roger, l’étendard noir à tête de mort, hissé pour signifier à l’ennemi que son temps est compté. Surprise : parmi cette frange insoumise des gens de mer se cachent parfois des femmes. Mais leurs tribulations sont vite reléguées aux oubliettes de l’histoire. Au mieux ont-elles droit à une mention dans les livres pour enfants ou servent-elles dans les films de faire-valoir glamour à leurs pairs masculins. Ces flibustières se travestissent pour assurer leur survie. Car, à l’époque, leur présence à bord est prohibée par le code des pirates. Elles sont suspectées de porter la guigne, d’inciter à la bagarre. Qui trahit la règle est promis à l’appétit des requins infestant les eaux du Ponant.
Deux femmes pourtant, deux stars méconnues aujourd’hui, vont faire parler d’elles au début du XVIIIe siècle : Mary Read et Anne Bonny, capturées le 21 octobre 1720 avec l’équipage du flamboyant John Rackham, alias « Calico Jack ». L’âge d’or de la piraterie touche alors à sa fin dans la Caraïbe, devenue l’un des eldorados du commerce colonial à la période moderne. Depuis plusieurs mois, Rackham pille avec méthode, au large de la Jamaïque, des esquifs de pêcheurs, des goélettes employées au négoce dans les Indes occidentales. Tout est bon à prendre : matelots pour grossir la horde, poisson séché, viande boucanée, matériel de navigation, tabac, épices et, bien sûr, coffres renfermant les livres sterling qui alimentent le butin commun. Sir Nicholas Lawes, le gouverneur de l’île, est plus qu’exaspéré́ de ces exactions. Il arme un navire et nomme à son commandement le capitaine Jonathan Barnet, qui fait cap sur la pointe Negril, où Rackham a largué l’ancre pour une journée de relâche. Quand Barnet apparaît à l’horizon, les bandits tentent de fuir. Mais quelques barriques de rhum sommairement raffiné ont sans doute émoussé́ leur hardiesse légendaire. Les soldats de Barnet lancent l’abordage, seuls trois pirates, puis deux, résistent, hurlant aux couards réfugiés sous le pont de ne pas déposer les armes. Ce sont Mary Read et Anne Bonny, qui combattent comme des diables glabres.
« Vies errantes »
Malgré son acharnement, le duo réfractaire est emmené avec ses compagnons dans les geôles de Santiago de la Vega, l’ancienne Spanish Town. Les autorités découvrent, médusées, que le redouté Rackham s’est autorisé à enrôler des dames. Leur cas sera traité à part. Le 16 novembre 1720, le pirate comparaît avec huit membres de son équipage devant la cour d’amirauté. Ils plaident non coupables, assurant que « leur entreprise ne visait que les Espagnols, et avancent d’autres arguments résumés dans le compte rendu du procès par les termes “autres vaines et lamentables excuses du même genre” », retrace Marie-Ève Sténuit, historienne de l’art et archéologue sous-marin, dans Femmes pirates, les écumeuses des mers [1].
Las ! Les vilains sont condamnés à la pendaison. Avant d’être conduit au gibet, Calico Jack demande à voir une dernière fois sa belle, Anne Bonny. « Mais il n’en reçut d’autre consolation que celle de s’entendre dire qu’elle était fâchée de le voir ainsi mais que s’il s’était battu comme un homme, il n’aurait pas été pendu comme un chien », raconte Daniel Defoe, sous le pseudonyme du capitaine Charles Johnson, dans Histoire générale des plus fameux pirates, publié à Londres entre 1724 et 1728. L’auteur de Robinson Crusoé fait référence sur la courte historiographie dédiée à nos deux piratesses.
En cette fin novembre 1720, Anne Bonny et Mary Read bénéficient de la clémence de la couronne anglaise, pour une même raison : elles sont enceintes. L’exploration des nouveaux mondes a bousculé nombre de concepts philosophiques et politiques. Mais un interdit prévaut dans l’univers puritain anglo-saxon du début du XVIIIe siècle : hors de question de condamner l’enfant à naître, sa mère fût-elle une pécheresse. Mary Read n’a pas le temps de donner la vie, elle trépasse dans sa cellule « d’une fièvre maligne », dit Defoe. Anne Bonny, elle, « demeura en prison jusqu’à son accouchement et bénéficia ensuite d’autres sursis à son exécution. Ce qu’il est advenu d’elle, nous ne pourrions le dire. Nous savons seulement qu’elle ne fut pas pendue », précisent les écrits du capitaine Johnson. C’est leur condition, et leur conditionnement de genre, qui permirent aux aventurières de déjouer le sort réservé aux forbans. « Les étranges péripéties de leurs vies errantes sont telles qu’on pourrait être tenté de juger que leur histoire n’est que fable ou roman », avertit Defoe, avant d’en promettre l’incontestable « véracité ».
Toutes deux enfants illégitimes, Bonny et Read sont issues de milieux sociaux différents. Mary Read naît en Angleterre. Sa mère, veuve de marin, élève un garçon en vivant chez sa belle-famille. Mais très vite, « elle fut grosse à nouveau – sans mari, cette fois », souligne Defoe. Elle part à la campagne pour accoucher d’une fille, loin des regards. Son fils meurt. Sans le sou, elle a l’idée de déguiser la petite Mary avec des hauts-de-chausses, l’ancêtre du pantalon, afin de la faire passer pour son frère défunt et d’obtenir une rente de sa belle-mère. La grand-mère, qui ne se doute de rien, lui alloue une couronne par semaine. Lorsque la bienfaitrice meurt, Mary, âgée de 13 ans, a été élevée en garçon. Elle est placée comme valet, avant de s’engager dans la marine britannique, puis dans l’infanterie en Flandres. Passée dans la cavalerie, elle tombe amoureuse d’un soldat. Elle lui dévoile son identité et finit par l’épouser. Ils ouvrent l’auberge des Trois Fers à cheval près de Bréda. Mais le mari est emporté par la maladie et l’affaire périclite.
Caractère volcanique
Mary Read renfile ses habits d’homme et monte sur un navire à destination des Indes occidentales. Il est rançonné par des pirates, auxquels elle se rallie. Membre de plusieurs équipages en mer des Caraïbes, elle s’embarque enfin avec Rackham, dont le bras droit est réputé pour son caractère volcanique. Il s’agit d’Anne Bonny qui, voulant séduire Read, ne tarde pas à découvrir que sa chemise raidie par le sel cache une autre vérité.
Anne Bonny a grandi en Irlande, près de Cork. Son père, William Cormac, notaire, a pris la fâcheuse habitude de délaisser le lit conjugal pour la couche de la servante. Anne naît de ces amours clandestines et le scandale enfle. Cormac « ne tarda pas à s’en repentir, car il perdit peu à peu sa clientèle, jusqu’à ne plus pouvoir demeurer dans cette ville », rapporte Daniel Defoe. Le notable franchit l’Atlantique avec maîtresse et rejeton et s’installe en Jamaïque, où il réussit comme planteur. Anne, une fois pubère, n’a aucune intention de se cantonner au rôle de bon parti. Elle fréquente les tavernes et épouse le premier marin venu, James Bonny, au grand dam de son paternel qui la déshérite. Les noceurs rallient New Providence, aux Bahamas. Mais Anne collectionne les amants et croise la route de Rackham, avec qui elle s’enfuit. La scandaleuse navigue habillée en homme. Avant d’être rattrapée en octobre 1720, elle n’aurait posé pied à terre qu’à une occasion : à Cuba, chez des amis de Calico Jack, pour donner naissance à leur premier enfant. Avant de l’abandonner, ne pouvant résister à l’appel du large et du lucre.
« Yucca juteux »
La luxure aurait également été un puissant moteur pour Bonny, séduite par l’insaisissable pirate Read. Dans Louves de mer, l’écrivaine cubaine Zoé Valdés [2] se plaît à narrer cette sororité devenue licencieuse au fil des rendez-vous nocturnes sur le pont. Elle raconte ainsi leur union à la sauvette : « Enlacées dans une étreinte nostalgique, le dos brillant et fin, tranchant sur la peau bronzée de leur bras, Anne Bonny et Mary Read vibrèrent sous le manteau du crépuscule de poix, convaincues qu’elles auraient tout intérêt à garder le secret, et se promirent de ne pas se trahir, ni même de s’appeler en leur for intérieur Anne ou Mary, non, pour rien au monde elles ne cesseraient d’être Bonny et Read. » Dommage que cette première scène de tribadisme ne se solde quelques pages plus tard, dans le roman de Valdés, par un plan à trois convenu, où le « yucca juteux » de Rackham permet au « désir éphémère » de muer en « désir éternel ». Comme si la liberté chèrement acquise par les piratesses ne pouvait exister qu’à l’aune des normes patriarcales. En les imaginant amantes, le livre de Valdés va pourtant plus loin que la plupart des récits sur Bonny et Read. Mais le texte n’échappe pas, dans une certaine mesure, aux discriminations de genre qu’eurent à endurer les femmes pirates, et qui expliquent en grande partie leur visibilité aléatoire dans l’histoire de la flibuste.
Laissons donc la morale de l’histoire à Philippe Mortimer, qui signe pour les éditions Libertalia la traduction du passage consacré à nos écumeuses dans l’ouvrage originel de Defoe [3] : « Ce qui les unit, dans leur brève odyssée commune, c’est ce courage, cette valeur au combat, ce sens de l’honneur, si nettement supérieurs à ceux de leurs compagnons, et dont on feignit de s’étonner à l’époque comme d’une monstruosité. Et en effet on voyait alors peu de femmes dans les métiers d’armes, mais on trouvait déjà beaucoup de lâcheté parmi les hommes de tout emploi. »
Maïté Darnault
vendredi 21 février 2020 :: Permalien
Publié sur La Nébuleuse, 17 février 2020.
Voyant passer de plus en plus régulièrement sur mes fils d’actualité la couverture du livre de Corinne Morel-Darleux, et lisant ici et là des chroniques enthousiastes comme celle de Verda Mano, ma curiosité a été piquée. Un petit sentiment de méfiance au premier abord : le titre m’inquiétait un peu, d’autant plus avec ce sous-titre « réflexions sur l’effondrement » (car l’effondrement, j’en sature). Est-ce que cela ne risquait pas de ressembler à un manuel de développement personnel pour éco-anxieux, se désolant de l’état du monde moderne ? C’est sur mes gardes que j’en ai débuté la lecture, prête cependant à me laisse toucher. Je l’ai lu un samedi, c’était doux comme un baume.
Je le confesse : je me méfie des essais à teneur philosophique, plus encore lorsqu’il est question de quête personnelle de sens. Le développement personnel est passé par là, et je suis relativement peu réceptive à des ouvrages entiers consacrés à la réconciliation avec soi-même voire à « se changer soi-même » et à notre pouvoir sur le quotidien (je ne doute pas que ça puisse faire du bien par ailleurs, c’est un sentiment tout personnel). Quand le genre se mêle de politique, je suis d’autant plus sceptique, et même carrément critique (ainsi de la revue Yggdrasil qui me laisse, sur le principe, plutôt perplexe). Et pourtant, je comprends dans une certaine mesure ce besoin de travail intérieur, de cheminement personnel, de « spiritualité » pour employer un gros mot. C’est donc avec des sentiments contrastés et une forte curiosité que je me suis décidée à ouvrir ce petit essai qualifié de « philosophique et littéraire ». Habituée à des lectures politiques plus classiques, il m’a fallu un petit temps d’adaptation. Et puis j’ai mieux saisi la démarche de l’autrice, et j’ai pu apprécier : l’ouvrage est, heureusement, assez loin de mes craintes.
Corinne Morel Darleux, militante écosocialiste, appelle à ne pas dénigrer totalement les cheminement individuels qui s’expriment lorsque nous consommons différemment, lorsque nous questionnons nos modes de vie, lorsque nous démissionnons d’un job… ne pas les dénigrer certes, mais faire preuve de lucidité et les remettre à leur juste place. S’il importe de se pencher sur les interstices du quotidien dans lesquels nous pouvons retrouver notre autonomie et échapper un peu à l’étau capitaliste, mais aussi sur la façon dont nous pouvons prendre soin de nous et des autres, aucune pratique alternative aussi enthousiasmante soit-elle ne remplacera une action politique collective radicale.
Il n’y a, à mon sens, pas d’ambiguïté dans la vision de Corinne Morel-Darleux. À plusieurs reprises, lorsqu’elle formule une piste qu’elle sait pouvoir être commodément interprétée sur le mode individuel, elle prend soin de la préciser immédiatement. Elle est ferme lorsqu’elle évoque l’indécence d’une écologie dépolitisée très en vogue, qui prône la sobriété à grands coups de discours moralisateurs, quand tant de personnes subissent la pauvreté (une vision qui produit des écolos du quotidien prompts à scruter le panier de courses du voisin, moins à soutenir les luttes collectives et à se questionner politiquement. Elle n’oublie pas, non plus, de rappeler que les conditions matérielles d’existence sont un frein pour la plupart des gens et pas seulement les plus pauvres. Bref, c’est une vie digne pour toutes et tous qu’il s’agit de défendre, et on ne peut le faire chacun·e dans son coin.
C’est sans doute l’apport principal de cet essai que d’approfondir l’idée d’une réconciliation entre éthique personnelle et action politique, en mettant en garde contre les tentations sécessionnistes (le fameux « je largue tout et je m’installe dans le Larzac ») et les replis individualistes, convoquant au passage textes anarchistes et écologistes mais aussi anecdotes personnelles. Définitivement, l’autrice ne croit pas à la simple contagion par l’exemple. Habitats collectifs et coopératives ne prennent leur sens que dans leur lien à une mobilisation collective offensive ; éthique de la consommation et changements de mode de vie nous confèrent avant tout un sentiment de cohérence avec nous-mêmes, nous donnent éventuellement l’énergie nécessaire pour aller plus loin — mais gare aux illusions. Son approche n’est pas sans évoquer la notion de politique préfigurative (le texte aurait pu s’intituler « petite philosophie de la préfiguration » ou quelque chose dans ce goût-là, à peu de choses près !)
Sur le plan politique, elle plaide pour une vision à la fois systémique et archipélique : les luttes politiques ne peuvent reposer que sur une vision d’ensemble avec des objectifs communs, mais il serait vain pour elle de vouloir centraliser, de chercher à dépasser entièrement la diversité existante (on est bien loin du Parti ouvrier).
Sur le plan des valeurs, elle défend l’attachement au cesser de nuire, au refus de parvenir et à la dignité du présent. Elle donne en effet toute son importance à une réhabilitation des émotions, de l’expérience sensible, des valeurs et même de la morale dans nos combats politiques (la quête de sens spirituel, légitime, poussant selon elle trop de personnes à se raccrocher à un développement personnel ou un empowerment marketing voire à des pratiques ésotériques). L’aspiration à la beauté, les « revendications esthétiques », explique-t-elle, « ne sont pas des aspects périphériques » de la politique : du pain oui, mais des roses aussi…
Elle distille pour illustrer sa pensée de nombreuses références littéraires et politiques, hommes et inspirations, semées sans lourdeur, laissant les lecteur·rices libres de creuser ou non. Le livre en est imprégné, parfois indirectement ou de façon plus discrète (on pense souvent à l’écologie sociale de Murray Bookchin). On y retrouve finalement beaucoup d’idées politiques formulées de façon personnelle, peut-être plus accessibles de ce fait. Certes, de temps à autre surviennent des référence psychanalytiques ou des « hélas » devant le fléau de la modernité (« nous ne prenons plus le temps »), des sentiments que je comprends mais dont je me méfie aussi… Lorsque nous pointons ces choses qui ne « seraient plus », ces réflexes et ce bon sens perdu, je ne sais jamais bien à quelle époque on se réfère, à quand dater ce « mieux ». Cependant, ce sont des passages éphémères, avec lesquels d’ailleurs je ne suis pas toujours en désaccord. Surtout, ce n’est pas le cœur du livre.
Bien sûr, on peut trouver, aussi, que les réflexions qui nous exposent l’autrice, les pistes qu’elle dessine, s’adressent davantage à un profil proche du sien (du mien aussi). À des personnes issues de catégories sociales privilégiées, qui ont fait des études, qui avaient le choix d’opter pour la carrière rémunératrice et reconnue, et qui ont pu refuser, préférant obliquer dans une autre direction. Des personnes qui ont le loisir de se demander : devrais-je agir ? Cela en vaut-il la peine ? Et qui peuvent le faire comme un exercice intellectuel, car leur survie n’est pas en jeu, et qu’il est toujours possible, à tout moment, de couper court et de se réfugier dans un confort rassurant. Corinne Morel Darleux en est consciente cependant, et la portée de son discours me semble aller au-delà.
À l’intersection du témoignage, de l’essai politique, de la réflexion éthique, c’est un texte qui peut faire beaucoup de bien, qui est susceptible de parler à nombre de militant·es, syndicalistes et féministes, militant·es de l’éducation populaire, travailleurs sociaux et bénévoles… Si d’effondrement il est un peu question, c’est un regard prudent et critique qui est posé dessus, et le texte est loin de s’y résumer. L’autrice nous dit en outre préférer assumer les questionnements, les doutes qui subsistent plutôt que de prétendre proposer des solutions clés en main — au risque, justement, de ressembler à ces manuels de développements personnels auxquels elle a « la hantise » que son livre puisse ressembler. Questionnements il y a, et pourtant, c’est un livre étonnamment lumineux, porteur de clarté.
Rien n’est jamais vain lorsqu’il s’agit d’œuvrer, collectivement, pour changer radicalement cette société : voilà le message de Corinne Morel-Darleux. Agir quelle que soit l’issue, pour dessiner les contours du monde auquel on aspire et nourrir cette dignité du présent. Cela en vaut, toujours, la peine. Et aujourd’hui, rappelle-t-elle, nous avons besoin de renforts.