Le blog des éditions Libertalia

Avec tous tes frères étrangers dans Libération

mercredi 28 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération du 22 février 2024.

Le groupe Manouchian s’est battu contre cette « France à l’envers »

Attention à la confusion permanente degrands discours creux. Les 23 résistants fusillés au Mont-Valérien ne sont pas morts pour la « loi immigration », la fin du droit du sol ou la destruction des services publics...

Visages patibulaires et mal ­rasés, mines sinistres. Et des noms pas de chez nous, parfois imprononçables : Grzywacz, Witchitz, Alfonso... Des identités allo­gènes, collées contre les murs : « communiste italien », « Juif hongrois », « Espagnol rouge ». La racaille de l’époque – il y a 80 ans, en février 1944 : les services de propagande allemands placardaient ce que la chanson de Léo Ferré, en 1961, allait appeler l’Affiche rouge, qui dénonçait ces « terroristes », membres de « l’armée du crime ». Tous immigrés, tous communistes, le plus souvent juifs, comme le développe le texte d’un tract qui reproduit l’affiche : si quelques bons français égarés commettent parfois des actes de « terrorisme » (le nom que Vichy et les nazis donnent à la Résistance), « ce sont toujours des étrangers qui les commandent, ce sont toujours des chômeurs et des criminels professionnels qui exécutent ». Déjà cette obsession de l’étranger et du chômeur, incarnation, avec le Juif, de « l’anti-France ». C’est la police française, la Brigade spéciale numéro 2 de la préfecture de police de Paris qui, après avoir arrêté 59 jeunes résistants juifs, ­dirigés par Henri Krasucki, futur secrétaire ­général de la CGT, puis 71 Juifs combattants des FTP-MOI (francs-tireurs partisans – main-d’œuvre immigrée), prend en filature et arrête 68 résistants qui forment l’armature de la « main-d’œuvre immigrée » combattante. Parmi eux, 23 membres du groupe de Missak Manouchian, « Arménien, chef de bande », selon les termes de l’Affiche rouge, remis aux autorités allemandes, jugés par un tribunal militaire du 15 au 21 février 1944, et fusillés au Mont-Valérien le jour même du ­verdict.
Olga Bancic, Juive roumaine, communiste, elle aussi condamnée à mort, est transférée à Stuttgart pour y être guillotinée, le 10 mai. Dans un poème célèbre, Louis Aragon note que : « À l’heure du couvre-feu des doigts errants / Avaient écrit sous vos photos : “Morts pour la France”. » La France, ces gibiers de Front populaire, internationalistes convaincus, communistes conspués par tous ceux qui choisiront la collaboration ou un attentisme douillet, étaient venus y travailler au moment où le pays, saigné par la Grande Guerre, était une « pompe aspirante », comme on dit désormais. La France avait su se montrer généreuse par une loi qui magnifiait le droit du sol, en 1927, et naturalisait ses nouveaux ­enfants en masse, avant que Pétain et son gouvernement ne l’annulent en 1940. A l’heure des commémorations ­nationales, il est salutaire de faire de l’histoire, avec le livre de Dimitri ­Manessis et de Jean Vigreux : après avoir consacré une biographie au communiste italien Rino Della ­Negra, héros du Red Star (« l’étoile rouge », donc), fusillé avec Manouchian à l’âge de 20 ans, les deux historiens nous plongent Avec tous tes ­frères étrangers dans l’histoire de la MOE (main-d’œuvre étrangère), devenue MOI, main-d’œuvre immigrée, au moment où, avec la récession économique, on entonne : « La France aux Français », on prône des quotas et on affrète des trains spéciaux pour procéder à la « remigration », déjà, de 140 000 mineurs polonais renvoyés de l’Hexagone en 1934-1935. C’est contre l’occupant nazi et la ­police française de Vichy que sont créés les FTP-MOI au printemps 1942. Entre-temps, centristes, libéraux et hommes de droite avaient, dès 1938, dans le gouvernement qui met fin au Front ­populaire, sonné l’hallali contre les réfugiés juifs, les immigrés et les ­républicains espagnols, qui avaient eu le tort de s’opposer au coup d’Etat de Franco, ­posant les fondements de ce que l’historien Gérard Noiriel a justement ­appelé « les origines républicaines de Vichy », décrets policiers et camps de rétention inclus. Tendons l’oreille et soyons attentifs aux résonances et aux échos, à ce que Michaël Fœssel a nommé un risque de « récidive ». Manouchian et les sien·n·e·s ne se sont pas battus pour cette « France à l’envers » (Alya Aglan) qui est celle de Vichy, du FN-RN et de ses « victoires idéologiques ». Ils ne sont pas morts pour la « loi immigration », la fin du droit du sol, la destruction des services publics, l’explosion des inégalités, le mensonge poli­tique permanent et la répression policière féroce de toutes celles et ceux qui se mobilisent pour un monde humain, de Saïx (Tarn) aux cortèges nassés, gazés et tabassés ­entre Bastille et Nation.
Contre la confusion permanente de grands discours creux, laborieu­sement ânonnés avec la componction lancinante d’un mauvais acteur, contre l’atteinte à la mémoire de ces étrangers qui aimaient la France et sont morts pour elle, revenons à l’histoire, qui est toujours politique, et remettons-nous en à la poésie car, comme l’écrit Paul Eluard :
« Si j’ai le droit de dire /En français aujourd’hui/Ma peine et mon espoir/ Ma colère et ma joie /Si rien ne s’est voilé /Définitivement /De notre rêve immense /Et de notre sagesse /C’est que ces étrangers /Comme on les nomme encore/Croyaient à la justice/ Ici-bas, et concrète [...] : Leur vie tuait la mort /Au cœur d’un miroir fixe /Le seul vœu de justice/A pour écho la vie/ Et, lorsqu’on n’entendra /Que cette voix sur terre /Lorsqu’on ne tuera plus /Ils seront bien vengés /Et ce sera justice. »

Johann Chapoutot

Dimitri Manessis et Jean Vigreux invités du Cours de l’histoire sur France Culture

mercredi 28 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dimitri Manessis et Jean Vigreux étaient les invités avec Annette Wieviorka de l’émission Le Cours de l’histoire du 23 février 2024 sur France Culture consacrée à « Manouchian et les autres, la main-d’œuvre immigrée en Résistance ».

Manouchian et les autres, la main-d’œuvre immigrée en Résistance. Ils étaient vingt et trois, nous rappelle la chanson. Ils furent vingt-deux fusillés par les nazis au Mont-Valérien (et bien plus nombreux, ce jour-là, le 21 juillet 1944, à être exécutés sur le même lieu). Olga Banchik, elle, fut guillotinée plus tard à Stuttgart. Ils étaient dix sur une affiche placardée sur les murs de la France occupée, mais comment ont-ils été choisis ? Ils sont deux à entrer au Panthéon, avec la mémoire de tous les autres.
Défendre les droits et les intérêts des travailleurs étrangers
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France doit être reconstruite. C’est dans ce contexte qu’une main-d’œuvre immigrée nombreuse rejoint le pays et ne tarde pas, dès les années 1920 et dans le sillage d’une profonde restructuration des gauches et des mouvements syndicaux, à se constituer en un groupe : la MOE, qui devient en 1932 la MOI. Cette structure, liée au PCF, permet à ces travailleurs étrangers de défendre leurs droits et leurs intérêts contre une xénophobie latente non seulement dans la société, mais aussi au sein même des mouvements ouvriers et syndicaux. Certains membres de la MOI sont arrivés en France à la suite d’une émigration politique, après avoir fui le génocide arménien, comme c’est le cas pour Mélinée et Missak Manouchian, mais aussi l’avènement du fascisme en Italie ou encore celui du nazisme en Allemagne. Pour Jean Vigreux, il y a une complexité des parcours de vie et des âges au sein de la MOI :
“C’est un pays d’immigration, la France, dans ces années 1920 et 1930, d’un point de vue économique. Et il y a ceux qui fuient les régimes autoritaires, fascistes en Italie, d’Europe centrale et orientale, avec un anticommunisme très fort de la Pologne ou de la Roumanie, et puis les pogroms et l’antisémitisme. On brasse plusieurs générations.” Pour ces hommes et ces femmes en exil, la France représente un idéal : celui du pays de la Révolution, des droits de l’homme et du citoyen, des arts et des lettres. »

Écouter sur le site de Radio France.

Dimitri Manessis et Jean Vigreux invités d’Affaires sensibles sur France Inter

mercredi 28 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dimitri Manessis et Jean Vigreux étaient les invités de l’émission Affaires sensibles du 21 février 2024 sur France Inter consacrée aux « zones d’ombre de l’affiche rouge ».

« 21 février 1944 : 22 hommes, de 18 à 44 ans, sont fusillés par les soldats allemands sur le Mont Valérien. Une femme de 32 ans est quant à elle déportée en Allemagne, avant d’être décapitée quelques semaines plus tard. Des dizaines d’autres de cette bande de “terroristes judéo-bolchéviques”, comme les dénommait la presse française, trouveront la mort dans l’anonymat des camps de concentration. Quatre-vingts ans tout juste après son exécution, Missak Manouchian, le chef présumé, entre aujourd’hui au Panthéon.
Leur notoriété ? Ils la doivent à la propagande allemande : cette affiche rouge, placardée sur les murs des villes françaises quelques jours après leurs morts, exhibant fièrement le visage de dix d’entre eux. Comme l’écrivait le poète Aragon, les Allemands cherchent alors naïvement “un effet de peur sur les passants”.
Il serait commode de croire que, comme toute la France était résistante, toute la France ait vu instantanément dans ces visages étrangers des héros. Il faut en fait des décennies pour que leurs actions soient reconnues, et bien des années encore pour que les historiens parviennent à démêler le faux du vrai : comment ils se sont battus ? Comment ils sont tombés ? Car les dix de “l’affiche rouge”, et les 22 fusillés du 21 février, ne sont que la face visible d’une improbable armée de guérilleros tapie dans l’ombre : Les FTP MOI, pour franc-tireurs partisans Main d’œuvre immigrée. Des communistes ? Des étrangers ? Des terroristes ? Tout ça à la fois, et bien plus encore : une véritable équipe de choc au service de la Résistance. »

Écouter sur le site de Radio France.

Avec tous tes frères étrangers sur Mediapart

mardi 27 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 20 février 2024 sur Mediapart.

Manouchian et ses camarades partageaient « un horizon internationaliste »

Avec la panthéonisation de Missak Manouchian mercredi 21 février 2024, 80 ans après son exécution par l’occupant nazi, Emmanuel Macron choisit d’accomplir, selon ses mots au journal L’Humanité, « un acte de reconnaissance des FTP-MOI et de tous ces juifs, Hongrois, Polonais, Arméniens, communistes, qui ont donné leur vie pour notre pays ».
Sous ce sigle à six lettres, pour « Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée », c’est tout un pan de la Résistance qui se voit mis en lumière, au-delà de la figure d’un homme déjà intégrée à la culture populaire,
via le poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré, L’Affiche rouge. Le titre de l’ouvrage de Dimitri Manessis et Jean Vigreux, Avec tous tes frères étrangers (Libertalia, 2024), indique bien l’histoire collective des FTP-MOI que les deux chercheurs ont justement voulu proposer.
Respectivement docteur en histoire et professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne Franche-Comté, ils montrent combien cette histoire précède largement le second conflit mondial, en débutant dans les années 1920, lorsque la France devient provisoirement une terre d’immigration. Et en se poursuivant après la Libération, dans la galaxie communiste et dans la mémoire collective.
Pour Mediapart, Dimitri Manessis et Jean Vigreux remettent en perspective l’action de Manouchian et de ses frères et sœurs de combat, et les enjeux mémoriels d’une panthéonisation décidée par le pouvoir politique. Ils insistent sur la nature spécifique du patriotisme qui animait les FTP-MOI, révolutionnaire, populaire et internationaliste.

Mediapart : Manouchian était un responsable des FTP-MOI. Sur le terrain, quelle a été l’importance de leur résistance ?

Dimitri Manessis  : Il faut rappeler que la Résistance française n’a pas été un mouvement de masse, contrairement à la situation qui a prévalu dans des pays comme la Yougoslavie ou la Grèce. La lutte armée, dans ce cadre, a été essentiellement portée par le PCF en 1943-44. Les FTP-MOI, qui étaient des résistants communistes et étrangers organisés en groupes de langue, peuvent être décrits comme le « fer de lance » de cette lutte armée, en région parisienne et secondairement en province.
D’un point de vue strictement militaire, l’action des FTP-MOI n’a pas eu d’impact décisif sur le cours du conflit. On peut d’ailleurs le dire de l’action générale de la Résistance. Sa valeur politique, en revanche, a été centrale. Il s’agissait de mener une guérilla, afin de montrer à l’armée d’occupation, tout comme aux collaborateurs locaux et à l’opinion publique, que la France était le théâtre d’une lutte de libération, que le pays tout entier ne baissait pas la tête. Cela correspondait à une demande des Alliés : les Britanniques, en particulier, souhaitaient des guérillas dans les pays occupés.

Jean Vigreux : On estime que 3 à 4 % de la population en France a participé à la Résistance. Mais cette dernière, comme mouvement organisé, a compté entre 18 et 20 % d’étrangers en son sein. La plupart d’entre eux sont des réfugiés antifascistes, antinazis, ainsi que des volontaires partis combattre en Espagne pour défendre le camp républicain contre Franco. Ces derniers, forts de cette expérience, ont été un vivier de cadres trentenaires et quadragénaires ayant dirigé les FTP-MOI.

Avant son arrestation, Manouchian a remplacé Boris Holban comme commissaire militaire de la région parisienne. Ce dernier a été démis de ses fonctions en raison de désaccords. Est-ce que cela signifie qu’il y avait des débats sur le coût humain de cette lutte armée ?

Jean Vigreux : Il ne faut pas surestimer les différences de point de vue, dans la mesure où Holban avait lui-même participé à la montée en puissance des attaques. On parle d’une action tous les deux à trois jours pendant un an, qui témoigne d’une vraie volonté de harceler les troupes d’occupation. Après la défaite des nazis à Stalingrad sur le front russe, qui prouvait que l’armée allemande n’était pas invincible, des espoirs puissants ont nourri l’action des FTP-MOI.
Une fois ceci rappelé, il est vrai qu’entre le Parti communiste, les FTP et les FTP-MOI, il pouvait y avoir des appréciations différentes sur les modalités de la lutte. Dans son témoignage, qu’il faudrait recouper, Boris Holban mentionne une nuance entre lui et Henri Rol-Tanguy [chef des FTP de la région parisienne – ndlr]. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait eu de fuite en avant, ou que Manouchian ait été envoyé inconsidérément au sacrifice. Dans les archives, on perçoit une volonté de faire attention, malgré les dangers évidents de la lutte.

Dimitri Manessis : Il y avait un désaccord tactique entre Boris Holban et Henri Rol-Tanguy, qui portait davantage sur l’ampleur que sur la densité des actions. C’est un débat qu’on retrouve historiquement ailleurs dans d’autres guérillas. L’idée de monter d’un cran dans la qualité des actions, et pas seulement dans leur quantité, a donné lieu à des discussions terribles, dans les conditions extrêmement difficiles de la clandestinité, avec toutes les difficultés de communication que vous pouvez imaginer. C’est à la suite de ce désaccord tactique qu’Holban a été mis de côté, mais provisoirement, et sans qu’aucun FTP-MOI n’ait suggéré de renoncer à la guérilla elle-même.

Dans « L’Express », le chercheur Sylvain Boulouque suggère que Manouchian aurait livré des informations importantes aux policiers français qui l’ont arrêté. Y a-t-il eu construction d’une « légende », comme il l’affirme ?

Dimitri Manessis : Ce n’est pas un scoop que des personnes parlent sous la torture. Mais Manouchian et ses camarades ont dit le strict minimum, et ce n’est pas le produit de leurs aveux qui a provoqué la chute du groupe, mais bien la traque minutieuse qui durait depuis des mois. Il ne suffit pas de regarder le moment de l’arrestation et de constater celles qui ont eu lieu après. De ce point de vue, nous avons un désaccord sur la méthodologie et les conclusions de Sylvain Boulouque.

Jean Vigreux : La chronologie compte pour expliquer la vague d’arrestations qui ont eu lieu. Et en l’occurrence, il y a une personne qui a été arrêtée un mois avant Manouchian et qui a pour le coup beaucoup parlé, à savoir Joseph Davidovitch, le commissaire politique des FTP-MOI de la région parisienne. Il a été considéré comme un traître et exécuté par ses anciens camarades, après avoir été relâché par la police. Il n’a cependant pas lâché des informations de son propre chef : il a été interrogé avec sa femme devant lui, et beaucoup de documents ont été trouvés chez lui.

Cette question permet de souligner qu’au-delà des 23 membres du groupe dirigé par Manouchian, fusillés avec lui le 21 février 1944 au mont Valérien, beaucoup d’autres ont été arrêtés à la fin 1943…

Jean Vigreux : On a fait des héros des 23, mais 68 personnes ont été arrêtées à la suite de la filature de novembre 1943. Beaucoup ont été déportées, dont une dizaine de femmes mortes au camp d’extermination d’Auschwitz, qui font partie du même « écosystème » militant. Avec notre livre, nous avons voulu visibiliser ces invisibles et les inscrire dans une histoire collective, qui est aussi une histoire du temps long.

Dimitri Manessis : Toute une logistique a permis les actions des FTP-MOI. Même si la focale est souvent mise sur les hommes portant une arme, il ne faut pas oublier le rôle joué par les femmes. La seule du groupe des 23, Olga Bancic, a été non pas fusillée mais guillotinée en Allemagne le 10 mai 1944. Elle était juive, communiste, roumaine et mère d’une petite fille. Son destin mérite d’être étudié à l’occasion de cette entrée au Panthéon.

Le monument du Panthéon symbolise la « reconnaissance de la patrie » à celles et ceux qui y reposent. Comment qualifier le patriotisme des FTP-MOI, souvent mis en avant ?

Dimitri Manessis : C’est effectivement un patriotisme qui mérite d’être qualifié, car tout le monde peut se revendiquer de la France ou de la patrie. Deux temporalités différentes se conjuguent pour le comprendre. Il y a, d’une part, l’image que pouvaient avoir de la France ces immigrés ou fils d’immigrés quand ils y sont arrivés dans les années 1920. Pour beaucoup, c’était une image idéalisée, nourrie de la connaissance de la Révolution française, de la culture et de la littérature françaises. Il y a, d’autre part, le tournant pris par la politique communiste à l’occasion du Front populaire.
À ce moment-là, le PCF propose un discours syncrétique, qui ne considère pas comme antithétiques le drapeau rouge et le drapeau tricolore. C’est un patriotisme de classe, de gauche, populaire qui émerge, et qui va de pair avec des idéaux internationalistes, des références à l’Union soviétique et à la révolution de 1917. Ce discours résonne avec l’expérience vécue par les étrangers des FTP-MOI, et n’est pas sans lien avec la culture qui habitait les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, lorsque le combat antifasciste était relié aux luttes pour l’indépendance nationale menées au XIXe siècle.

Jean Vigreux : Leur patriotisme, c’est en effet l’héritage de la « patrie en danger » face aux impérialismes, et certainement pas un nationalisme d’exclusion. Beaucoup ont participé au 150e anniversaire de la Révolution française à l’été 1939. Leurs références historiques, visibles dans les noms qu’ils adoptent, ramènent aux épisodes révolutionnaires de 1789, 1793, 1848 ou de la Commune. Toutes renvoient vers le projet d’une République sociale émancipatrice et un horizon internationaliste.

Vous insistez sur le fait de « visibiliser les invisibles ». Il y a justement un débat sur le choix de panthéoniser seulement Missak Manouchian, et pas ses camarades. L’historienne Annette Wieworka a notamment alimenté ce débat. Qu’en pensez-vous ?

Jean Vigreux : Missak et Mélinée Manouchian reposeront au Panthéon, mais il y aura également une plaque sur laquelle figureront les noms des 23 fusillés du 21 février 1944, et celui de Joseph Epstein [responsable FTP-MOI arrêté dans les mêmes conditions et fusillé le 11 avril 1944 – ndlr].
Je comprends la frustration qui peut exister, mais, de mon point de vue, Missak Manouchian est le symbole de toute la lutte armée menée par les résistants étrangers et communistes. L’alternative est difficile. Si on se demande : « Pourquoi pas les 23 ? », on pourrait demander : « Pourquoi pas les 68 ? » Ou pourquoi pas d’autres encore (Boris Holban, Louis Gronowski, Artur London, Cristina Boïco, etc.), qui ont fait partie de la même lutte.

Dimitri Manessis : Ce n’est pas parce qu’un individu symbolise quelque chose qu’on oublie tous les autres. Nous avons justement écrit un livre sur les FTP-MOI, une structure intégrationniste appuyée sur des spécificités dont témoignaient les groupes de langue. Dans notre position, la réponse est là : se saisir de l’occasion pour faire de l’histoire qui soit la plus claire et la plus abordable possible. Pour le dire trivialement, il y a d’autres sujets plus importants sur lesquels s’engueuler. Par exemple sur le fait que ce soit ce gouvernement-là qui panthéonise Manouchian…

C’était justement la dernière question que nous souhaitions vous poser. Comment appréhendez-vous le décalage entre le geste mémoriel et le reste de la politique menée par Emmanuel Macron ?

Dimitri Manessis : En tant que citoyen, je trouve que la loi immigration a été un symbole odieux, et je ne suis pas dupe de la mise en spectacle de l’événement par ce gouvernement libéral et autoritaire. Tout comme je trouve insupportable que Stéphane Bern, avec sa vision très particulière de l’histoire, participe à la retransmission télévisuelle de l’événement. Mais personne ne nous a demandé notre avis !
En tant qu’historien, cette fois-ci, on se saisit donc de l’occasion pour travailler, publier, faire des présentations, répondre aux journalistes… Au public, avec la connaissance la plus précise qu’il aura été possible de construire, de se faire son opinion.

Jean Vigreux : Effectivement, il y a une contradiction entre cette panthéonisation et le fait d’avoir cédé aux sirènes de la préférence nationale et de la remise en cause du droit du sol. Ce brouillage des cartes est inhérent au macronisme et aux limites du fameux « en même temps ». Je n’en suis pas dupe, mais comme historiens notre tâche est justement de déconstruire les enjeux mémoriels pour aller vers l’histoire, démocratiser les savoirs, et œuvrer à une forme d’éducation populaire et de formation continue de nos concitoyens.
Je finirai volontiers par cette phrase du dirigeant des FTP-MOI Adam Rayski, que nous avons reproduite dans notre conclusion tant elle résume bien les choses : « Par leur engagement exceptionnel dans la guerre, et plus particulièrement dans la Résistance, les immigrés semblent avoir dépassé cette opposition [entre droit du sol et droit du sang] en versant leur sang sur le sol français. »

Fabien Escalona

Avec tous tes frères étrangers dans L’Humanité

mardi 27 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 21 février 2024, dans L’Humanité.

Quand Jean Vigreux et Dimitri Manessis rendent hommage aux internationalistes morts pour la France

Les historiens Jean Vigreux et Dimitri Manessis montrent comment les résistants étrangers FTP-MOI inscrivent leur combat dans le creuset communiste du mouvement ouvrier de notre pays.

À l’heure où sont honorés les résistants communistes FTP-MOI, avec la panthéonisation de Missak et de Mélinée Manouchian, l’ouvrage, Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI, coécrit par les historiens Dimitri Manessis et Jean Vigreux arrive à point nommé.
Fruit du travail historiographique le plus en pointe, il permet de comprendre comment s’est constitué en actes le refus, jusqu’au sacrifice de sa vie, de l’Occupation hitlérienne en France par des combattants étrangers provenant de toute l’Europe pour fuir les persécutions contre les juifs, contre les arméniens et les répressions politiques. Où ces femmes et ces hommes ont-ils puisé cette force et cette détermination ? Comment sont-ils parvenus à frapper parfois durement l’armée allemande, les institutions nazies et leurs supplétifs, dans un contexte où l’occupant contrôlait tout grâce à sa puissance militaire mais aussi grâce à la collaboration pétainiste et à sa terrible efficacité, notamment en matière de renseignement avec ses tristement célèbres « brigades spéciales ».
L’explication réside dans trois lettres : la MOI, pour Main-d’œuvre immigrée. Ces femmes et ces hommes ont pu monter leurs opérations (tractages, affichages, sabotages, exécutions, déraillements, attaques à la grenade, etc.) car ils appartenaient aux groupes les plus engagés de la MOI. C’est une « organisation spéciale » créée par le Parti communiste, interdit, qui structure les FTP-MOI. Pourtant, l’existence de la MOI ne remonte pas à l’Occupation, ni même au combat antifasciste des années 1930. Elle est d’abord l’héritière de la Main-d’œuvre étrangère (MOE). Et c’est en mai 1923 qu’elle apparaît du côté syndical. La toute jeune Confédération générale du travail unitaire (CGTU) donne en effet naissance à la MOE répondant ainsi à l’invitation de l’Internationale communiste. Le but est de favoriser la solidarité internationale de classe des travailleurs et de permettre leur action dans chaque pays d’accueil, toujours sous l’autorité des structures nationales.

En 1932, la MOE devient la MOI

Dans la foulée, dès 1924, des « groupes de langue » sur le plan politique sont mis sur pied au sein du Parti, alors Section française de l’Internationale communiste (Sfic). Affiliés aux cellules de base, les communistes immigrés s’organisent selon leur origine et vont même développer une presse spécifique. L’objectif reste l’intégration à la vie politique et syndicale nationale, aux luttes en cours, y compris via le sport ouvrier, et bien sûr aux orientations du Parti communiste. Statutairement, la MOE voit le jour en 1926, lors du congrès de Lille de la Sfic. En 1932, la MOE devient la MOI, en raison des vents mauvais xénophobes. Avec la montée du fascisme et le danger imminent de l’arrivée au pouvoir de Hitler, la MOI continue sa croissance.
Elle représente un espoir au sein du Front populaire. Mais la guerre d’Espagne éclate. La MOI est à l’origine de la création des Brigades internationales et alimentera en grande partie ses troupes. Ceux qui en reviendront formeront plus tard le noyau dur des FTP-MOI. Au croisement du mouvement ouvrier, du patriotisme républicain et de l’Internationale communiste, les groupes de Francs-tireurs et Partisans de la MOI se constitueront à Paris et dans toutes les régions ouvrières fortement industrialisées. Et ils se référeront à la Révolution française ou à la Commune de Paris.

Pierre Chaillan