Le blog des éditions Libertalia

Poèmes de Gaza, sur En attendant Nadeau

vendredi 30 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 18 février 2025.

Gaza,
terre de poésie

Publiée en édition bilingue (arabe/français), Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza prolonge une dynamique éditoriale qui a vu paraître plusieurs anthologies de poésie palestinienne ces dernières années. Son titre prend appui sur un vers du désormais célèbre poème « Si je dois mourir » du poète gazaoui Refaat Elareer, assassiné par une frappe israélienne en décembre 2023. À l’heure où Gaza tente de survivre au milieu des massacres, des arrestations et des destructions, cette anthologie restitue le souffle d’une terre où poésie rime toujours avec présence et résilience.

La dernière décennie a montré la preuve d’un intérêt indéniable pour cette poésie et d’une dynamique de traduction qui se confirme également au niveau des recueils individuels. Parmi ces publications, on peut citer notamment l’anthologie bilingue Interludes poétiques de Palestine (Le Temps des Cerises/Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 2019), l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui d’Abdellatif Laâbi (Seuil, coll. « Points », 2022) ou plus récemment Le cri de Gaza. 19 poètes de Gaza et de Palestine (Le Merle moqueur, 2024).

Dans sa préface à ce volume, la traductrice, Nada Yafi, rappelle que « la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie ». Soulignant la diversité des profils et des voix poétiques de Gaza, Yafi note à quel point le territoire palestinien est devenu emblématique de la Palestine et indissociable d’une poésie se lisant désormais comme « un message qui transcende la mort ».

Les poèmes du recueil sont divisés en deux parties : ceux écrits après l’offensive israélienne consécutive à l’attaque du 7 octobre 2023 et où se lit, dans un style percutant et incisif, la violence inouïe de la guerre ; et ceux antérieurs à cette date, invitant à penser le vécu des gazaouis au-delà de l’actualité immédiate, tout en révélant de troublantes résonances avec les récents événements. Ce faisant, cette répartition traduit en elle-même l’intrication, aujourd’hui incontournable, de la poésie et de l’histoire dans le contexte palestinien.

Recueillis sur Internet ou issus d’une anthologie publiée en arabe en 2022 sous le titre de Gaza terre de poésie, les poèmes des deux parties donnent un aperçu éclatant des tourments qui fondent l’écriture poétique à Gaza, territoire soumis à des années de blocus et de restrictions. Comme pour dire ce que lui doit cette génération de jeunes poètes confrontés à la violence sous toutes ses formes, l’anthologie prend pour épigraphe « Mohammad », un poème de Mahmoud Darwich, avec cette question qui interpelle d’emblée le lecteur :

Combien de fois encore naîtra sous ce prénom
Un enfant à qui manque un pays
À qui manque 
Un rendez-vous avec l’enfance ?

La première partie du recueil est marquée par l’acharnement à dire l’existence gazaouie. Hiba Abu Nada, qui fait partie des nombreux poètes tués par les bombardements israéliens, écrit en écho à un autre poème de Darwich : « Nous ne sommes pas de simples passants ». Chaque poème se lit donc comme une énième preuve de vie, un cri retentissant contre l’annihilation et l’oubli. Qu’ils implorent les cieux, personnifient la guerre ou mettent en scène des dialogues empreints d’angoisse et de confusion, les poètes de Gaza s’emploient à restituer la vie sous les bombes, souvent dans des images saisissantes et décalées, traduisant le bouleversement radical de leur quotidien. Ainsi, Neeamat Hassan écrit qu’être mère à Gaza revient à « faire du pain frais grâce au sel de ses yeux ». Bissane Abdel Rahim, quant à elle, traduit l’idée d’un dérèglement temporel indissociable de la mémoire et de l’écriture : « Aujourd’hui c’est hier / Hier est le prolongement d’une ancienne douleur / Je ne veux pas être écrivaine ».

Parfois, la poésie laisse place au journal de bord (Ahmed Mortaja) ou au texte de circonstance (Haïdar Al Ghazali). Le premier se définit « non pas comme un poète mais comme un homme ordinaire que le choc avec la réalité pousse à écrire, avec dérision », tandis que le second prépare ses souvenirs et ses rêves à « devenir cette petite ligne brève, ou ce simple numéro dans un dossier ». Avec la même énergie, chaque poème semble anticiper les massacres à venir et figurer l’apprentissage de la douleur née des traumatismes successifs.

Confrontée chaque jour à « la clameur de la mort », la poésie gazaouie glisse parfois vers le domaine de l’imaginaire, une manière de franchir les obstacles et de repousser les frontières. Si Amira Hamdane rêve de sillonner le monde, libérée de « toutes les spéculations rationnelles et terrestres », Fidaa Ziyad puise dans l’imaginaire de trois enfants qui rêvent d’une réincarnation pour échapper aux bombardements. 

Pour autant, cette poésie écrasée par le présent fait toujours preuve d’une grande lucidité politique : « Pas un législateur, pas un dirigeant, d’Orient ni d’Occident / Qui ait pu essuyer ton front, Gaza, de toute cette mort », constate Yahya Achour. Dans le vaste cimetière de Gaza, Mona Al Masdar évoque les martyrs qui s’envolent vers le ciel pour « dissiper la gangrène de l’exode / Et le mensonge des corridors sécurisés ».

D’un poème à l’autre, la langue s’impose comme l’outil fondamental d’une réinterprétation du réel. Ainsi, dans « Conjonction de coordination » (« Waw al atf » en arabe), Maryam Qosh exploite la polysémie du mot arabe « atf », qui veut dire à la fois coordination et compassion, pour mettre en exergue la logique cumulative des massacres :

Avec les noms des martyrs, il y a toujours un « et »
Est tombé en martyr un tel et son père et sa mère et 
Ses enfants et son quartier d’habitation
Et ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaient
Ainsi va 
L’interminable coordination.

La première partie de l’anthologie révèle progressivement une forme de lassitude face à la mort qui se répète à l’infini : « Peu nous importe désormais que quiconque nous aime / Nous sommes fatigués des paroles dites et du non-dit », conclut Samer Abu Hawwash. 

Dans la deuxième partie, consacrée aux poèmes d’avant le 7 octobre 2023, le lecteur perçoit la profondeur historique du désastre palestinien. Comme souvent dans la poésie palestinienne, le questionnement est le mode privilégié pour dire le désarroi : « Qui pourrait éteindre la guerre en moi / Et me prêter un peu d’oubli / Trouver une autre définition / À ma nuit / À toute cette insomnie rebelle / Sous les décombres », s’interroge Al Masdar. De son côté, Hind Joudah se demande : « Qui fera signe à la ville qui bâille, toute somnolente encore / Sans porter sa main blessée à la bouche, dans l’espoir / de vivre un matin ordinaire ». Enfin, Anis Ghoneima renchérit : « Qui pourrait rechercher dans les cendres de mon âme / Pour l’enterrer avec les miens ? »

Le retour incessant de la guerre impose un travail de méditation sur le sens et les repères de la vie quotidienne. Si le temps « se suicide » ou « se compte en martyrs » (Nasser Rabah) et que « les cieux se rétrécissent dans la main du chagrin » (Mohammed Teyssir), « les chiffres sont le cauchemar du réveil » (Doha Al Kahlout) et la survie relève presque toujours du miracle, voire du mensonge. 

Rares sont les voix qui s’aventurent à penser la fin des guerres, à imaginer, comme le fait Ahmad Al Souq, un grand restaurant ou un bal pour effacer la violence et mesurer l’indifférence du monde. Toujours est-il que les poètes gazaouis redoublent d’efforts pour préserver les mémoires aussi bien intimes que collectives des tensions qui les menacent. Ainsi, Hiba Sabri compare les vies qui s’entrechoquent dans sa tête, Amal Abou Qamar voit en la mort « une lutte entre des choses vidées de leur vérité », tandis que Hisham Abou Asaker devance la Faucheuse en préparant son testament « avec l’assurance d’un défunt / qui décide de son propre sort ». Si Mosab Abu Toha rend hommage à son grand-père, mémoire vivante d’un retour sans cesse reporté, Fatima Mahmoud Ahmad brosse le portrait d’un « mystérieux jeune homme du mois de mai » dont l’apparition incarne la promesse d’une libération à venir.

Là encore, l’imaginaire et le rêve volent souvent au secours des poètes. Abandonnant toute tentative de compréhension des événements, Mohammed Shaqfa songe « à la manière dont [il] pourrai[t] se transformer en botte de foin ». Muhannad Younès, quant à lui, s’invente « une famille éphémère » le temps d’un trajet en taxi. La poésie gazaouie est presque toujours travaillée par la question du déplacement, elle interroge souvent la possibilité d’une transformation symbolique ou d’un élan libérateur par les mots.

Chacun et chacune à sa manière, les poétesses et les poètes de Gaza apprennent à lire « les petites misères » sur le visage des survivants (Marwa Attiya), à saisir « le cri du silence » (Elena Ahmed) ou à constater la diminution des corps et l’accélération de l’isolement : « Entre le monde et moi », écrit Mohammed Awad, « il y a comme une barrière que les mots ne traversent pas ». Dans le même registre, Rawan Hussein rajoute : « Si j’avais une vraie langue, / J’aurais mastiqué la vérité / Et l’aurais recrachée au visage de la vergogne désorientée ».

Pris à témoin des souffrances palestiniennes, le lecteur est sommé d’ouvrir les yeux sur une résilience demeurée intacte malgré les épreuves, à l’image de cette invitation lancée par Adham Al Aqqad : « Viens nous voir comme nous sommes, défier en riant le fouet cinglant notre sang chaud sur la croix et la religion futile de l’humanité ». Tantôt combative et iconoclaste, tantôt rêveuse et indocile, la poésie gazaouie refuse la fatalité et s’évertue à creuser des sillons au cœur du drame. 

Une traversée de la partie arabophone du recueil permet d’éprouver encore davantage la force désarmante de cette poésie arrachée aux affres de la douleur. La langue arabe, avec sa richesse sémantique et ses variations phonétiques, éclaire l’expérience profonde de chaque poète. Ce qui frappe le plus dans les versions originales des poèmes, c’est l’extrême diversité des registres poétiques et la malléabilité d’une langue qui encadre le vécu et prend en charge la douleur, comme pour adoucir la solitude des poètes livrés à eux-mêmes. On referme cette anthologie avec le sentiment d’avoir traversé un champ de ruines et côtoyé des âmes vibrantes de courage et de foi en ce que peut la poésie en Palestine. Dans sa postface, l’écrivain palestinien Karim Kattan écrit que « tout est piètre et lamentable après avoir écouté parler les poètes de Gaza ».
Que faire donc après avoir accueilli, l’espace de quelques pages, le souffle de ces poèmes sauvés du chaos ? Pour Kattan, il faut cultiver le silence du rêve, puiser dans les souvenirs pour ressusciter les paysages perdus et préserver les choses précieuses qui résonnent dans la poésie de Gaza. Ces poèmes, nous dit Kattan, sont « des appels à la reconnaissance ». Il faut continuer d’écouter les poètes de Gaza, accepter d’être hantés par leurs blessures et leurs deuils, faire l’effort quotidien de « leur rendre à chacun l’honneur qu’ils méritent ». Tel est donc le pacte de lecture que propose cette anthologie : un devoir d’écoute attentive et responsable pour comprendre que Gaza est, et restera malgré tout, une terre de poésie. 

Khalid Lyamlahy

Dix questions sur les croisades, dans La Vie

jeudi 29 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans La Vie n° 4160 du 22 mai 2025.

L’histoire est un champ de bataille. Ce n’est pas nouveau, mais notre époque le manifeste à sa manière, dans un déchaînement de récupérations idéologiques largement propagées sur les réseaux sociaux. Or ces récupérations falsifient l’histoire autant qu’elles l’instrumentalisent. Tel est le constat de départ des auteurs de ce livre, comme beaucoup d’historiens soucieux de vulgariser leur discipline pour le plus grand nombre. Pourtant, l’antidote est simple : recontextualiser, nuancer, faire la part entre les faits et ce qu’on en pense… En moins de 200 pages, les auteurs brossent l’état des connaissances historiques sur le sujet en dix questions simples aux réponses moins évidentes qu’on le croit. Qu’est-ce qu’une croisade ? Combien y en a-t-il eu ? Sont-elles une entreprise coloniale ? Qu’ont pensé les chrétiens d’Orient des croisades ? Un travail bienvenu porté par une petite maison d’édition anarchiste et antifasciste dont les options politiques n’ont pas biaisé la réflexion.

Sixtine Chartier

Armand Gatti, théâtre-utopie, dans Le Monde diplomatique

jeudi 29 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde diplomatique, mai 2025.

Il intitulait ses pièces à la manière chinoise ou soviétique : Chant public devant deux chaises électriques, Les Sept Possibilités du train 713 en partance d’Auschwitz, Les Empereurs aux ombrelles trouées… Il fut une légende, tout en restant marginal. Et l’œuvre est immense. Élargir notre connaissance d’Armand Dante Sauveur Gatti (1924-2017) et des enjeux de son travail demeure d’importance. Trois livres récents le permettent.
[…]
En dehors du thème du cercle qui réunit ou emprisonne, son obsession majeure pourrait être le réveil des disparus. Beaucoup de ses grandes pièces font surgir du passé des figures politiques et intellectuelles — Ernesto Che Guevara, les mathématiciens Jean Cavaillès et Évariste Galois, le physicien Werner Heisenberg… — et les confrontent au présent. Olivier Neveux, important théoricien du théâtre politique, lui consacre un très riche essai, qui développe cette idée en la liant à la notion d’utopie : « L’utopie de ce théâtre est de produire un théâtre-utopie… Un monde où les morts bénéficient de quelques instants de plus à vivre… » Neveux précise : « Gatti n’a pas défendu un théâtre engagé, au sens où tant d’autres l’entendent, sous la pression des événements. Le théâtre doit être altéré, affecté par le monde nouveau qu’il escompte, le présent qu’il combat, le passé qu’il a espéré. »
C’est ce que faisait le guérillero du théâtre : il traçait les lignes porteuses d’invention entre un passé fantasmé et un futur à rêver.

Gilles Costaz

Dix questions sur les croisades dans L’Anticapitaliste

mercredi 14 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Anticapitaliste n°751 du 24 avril 2025.

Répondre à dix questions sur les croisades, c’est l’œuvre de salubrité publique à laquelle se sont livrés Florian Besson, William Blanc et Christophe Naudin pour les éditions Libertalia. Avec en « bonus » dix questions en fin d’ouvrage, sur 200 pages environ. S’il y avait bien un « Que sais-je ? », factuel, il manquait peut-être une synthèse sur « l’objet croisade » dans ses développements historiographiques et politiques.

L’imaginaire de la croisade

Le sujet le méritait tant il est d’actualité : aujourd’hui encore, les courants réactionnaires s’emparent allègrement de l’imaginaire de la croisade. Alors nos auteurs s’y sont attelés. Le résultat est efficace et percutant.
Non seulement le livre fait le point sur des aspects précis : qu’est-ce qu’on peut appeler « une croisade » ? Combien y en a-t-il eu depuis la première, impulsée par le pape Urbain II en 1095 ? Qui est Saladin, le (re)conquérant de Jérusalem ? ; mais il s’attaque également à ce qu’on pourrait appeler sa « récupération civilisationnelle » opposant mondes « chrétiens » et « musulmans ». Ainsi les chrétiens d’Orient sont loin d’avoir toujours vus les croisés d’Occident comme des « libérateurs ». Et certaines croisades ont combattu des armées… chrétiennes.

Regards d’aujourd’hui sur hier

Le travail de l’historien, des historiens, vient ici utilement déconstruire les idées reçues comme les instrumentalisations. D’une plume alerte, les auteurs enfoncent le clou, y consacrant un chapitre. Même s’il y eu des échos progressistes de la croisade (chez les suffragettes ou les militant·es afro-américain·es), elle inspire les guerres coloniales, « habite » les collaborationnistes français et est réactivée dans les guerres impérialistes post-11 septembre. Le livre interroge aussi les regards d’aujourd’hui jetés sur hier : en se demandant par exemple si l’on peut dire des croisades qu’elles auraient été « une entreprise coloniale ».
Un cahier iconographique solidement légendé, deux cartes commentées et un précieux index des noms de personnes et personnages complètent l’ouvrage. On ne peut au passage que recommander le reste de la collection « Dix questions » de Libertalia qui compte à ce jour dix titres.
Citons pour finir la juste conclusion des auteurs, qui témoigne d’une démarche que nous partageons pleinement : « L’histoire offre une clé pour une vision plurielle du passé. Et donc vers un futur où des alternatives existeront. »

Théo Roumier

Brève histoire des socialismes en France dans L’Ours

mercredi 14 mai 2025 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Ours 541, mai-juin 2025.

« Vie et mort des socialismes français »

Depuis sa biographie de Fernand Loriot, l’un des fondateurs du Parti communiste, parue en 2012 (L’Harmattan, L’Ours 425), Julien Chuzeville poursuit ses recherches sur les courants socialistes et communistes en France sous la IIIe République, sujet de sa thèse soutenue début 2024 sous la direction de Jean-Numa Ducange. Elles nourrissent le présent ouvrage.

La déjà dense bibliographie de Julien Chuzeville porte sur les courants opposés à la ligne de défense nationale des majoritaires socialistes en 1914, suivant leurs parcours jusqu’à la naissance du PC. Elle se distingue par un retour systématique aux archives et notamment à la presse de ces courants, avec un intérêt toujours marqué pour une approche « vue d’en bas », au plus près de l’engagement des militantes et militants sur le terrain des luttes. Il est aussi l’éditeur de sources et d’écrits de militants tels Pierre Monatte ou Boris Souvarine, et travaille sur l’édition de la correspondance complète de Rosa Luxemburg. Il a publié plusieurs articles dans Recherche socialiste (dont « Les courants révolutionnaires et les débats de l’affaire Dreyfus », repris en annexe dans cet ouvrage).

Cette « brève histoire », personnelle et engagée, est placée sous le signe d’une définition de la société socialiste par Rosa Luxemburg en 1918, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de ses travaux précédents. Élégamment mis en page dans un format poche, avec un cahier photos, une bibliographie, un index-glossaire des noms cités, l’ouvrage est de belle facture. Sa couverture en rouge et noir, avec son illustration en forme d’insigne mêlant les trois flèches noires et une forme inconnue l’apparente à un livre de propagande, étant entendue ici dans le sens de formation pour que « la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée » (pour reprendre les termes de Rosa L.), mais qu’elle aille vers « son autodétermination toujours plus consciente et plus libre ». Elle est aussi déséquilibrée, puisque plus des deux tiers traitent de la période d’avant 1920, et que la suite est abordée au grand galop. Alors, loin d’une histoire-congrès – à telle enseigne que celui de Toulouse en 1908 sert d’exemple pour montrer qu’il n’en sort pas des choses très claires, et qu’en l’occurrence « le texte adopté n’est guère différent d’esprit que le “pacte” de 1905 » –, l’historien a raison d’insister sur les différences des courants « socialistes », sur la recherche à épisodes de leur unité (selon les injonctions de Moscou pour le PC) : mais restent-ils socialistes quand ils ne s’en revendiquent plus à l’instar du Parti communiste ?

La fin du parti politique de gauche

Peu importe finalement, car la grille d’analyse qui court à travers l’ouvrage, c’est que, depuis l’unité socialiste de 1905 brisée en 1914, ce qui était le « parti » socialiste ou communiste, bref le parti politique de gauche, n’est plus :

« D’un lieu d’autoformation de la conscience de classe et de diffusion d’idées en rupture avec la société divisée en classes sociales, permettant de contribuer à une révolution sociale menée par les travailleurs, on est passé à des partis fortement hiérarchisés qui ont pour simple but de faire élire les “bons” dirigeants, lesquelles ont seuls pour tâche de mettre en place la transformation sociale – sans les militants et sans les travailleurs. »

Certes, progressivement, avec des avancées quand les masses s’en mêlent, en 1936 et 1968 notamment. Mais le virage était pris, terminé dans une professionnalisation conduisant à la mort du parti de gauche par la mise à l’écart des « masses » par les « élus ». L’explication est-elle suffisante ? Un peu brève à notre avis, et elle ne renouvelle pas le débat entre conviction et responsabilité.
Reste que cette focale militante permet aussi à Julien Chuzeville de mettre en lumière des figures souvent négligées, des féministes qui revendiquent des droits pour les femmes – à l’instar d’Eugénie Potonié-Pierre, de Léonie Rouzade, ou de la « citoyenne Lamarre » – face à des partis en retard d’un ou deux trains, des anticolonialistes eux en avance d’un combat, toute une galerie d’acteurs et d’actrices qui ont fait cette histoire.

Frédéric Cépède