Le blog des éditions Libertalia

Avec tous tes frères étrangers dans Le Monde des livres

vendredi 16 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres du 16 février 2024.

Avec tous tes frères étrangers, de Dimitri Manessis et Jean Vigreux, retrace l’histoire des FTP-MOI, auxquels appartenait Manouchian

La panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian vient de loin. Pas seulement d’un long trajet mémoriel qui a imposé leurs figures comme une évidence, avec certaines simplifications, mais aussi d’une histoire complexe, qui naît dans la France de l’entre-deux-guerres, et que retracent Dimitri Manessis et Jean Vigreux dans Avec tous tes frères étrangers. En notre XXIe siècle, où les partis politiques attirent plus de soupçons que de militants, on peine à se figurer la vitalité et l’ancrage social du Parti communiste français dans les années 1920 et, surtout, 1930. Il dispose alors d’adhérents nombreux, d’organisations et de relais sociaux multiples, et d’une structure disciplinée, où les étrangers, tel ce couple d’Arméniens rescapés du génocide, tiennent une place spécifique.

En effet, la France est alors une destination majeure pour l’immigration de travail, après la saignée de la Grande Guerre, mais aussi pour les réfugiés politiques. Pour le jeune parti, intégrer ces travailleurs et exilés combatifs est un enjeu majeur. En 1923 naît une première version de la Main-d’œuvre étrangère (MOE), l’organisation destinée à rassembler ces militants venus d’ailleurs, avec ses subdivisions en « groupes de langue », italien, espagnol, arménien, hongrois, polonais, yiddish, pour les plus importants.

Puissantes solidarités

Non sans une ambiguïté, que relèvent finement les auteurs : la conformité à l’idéologie communiste suppose de dépasser les appartenances nationales et d’éviter l’« autonomisme ». On lutte pour le parti, dans sa langue certes, mais pas pour son identité spécifique. Reste que ces cellules sont le lieu d’élaboration de puissantes solidarités, entre étrangers et avec les militants français, doublement mises à l’épreuve dans les années 1930 : par une vague xénophobe et répressive, lorsque la crise économique fait pointer du doigt ces immigrés (la MOE a été renommée Main-d’œuvre immigrée, MOI, en 1932), et par la guerre d’Espagne, dans laquelle s’engagent beaucoup de membres de la MOI.

La netteté de leur engagement antifasciste se brouille cependant en 1939, avec le pacte germano-soviétique, qui aligne Staline et Hitler. Dans un livre qui procède plus par touches rapides que par analyses exhaustives, ce ne sont d’ailleurs pas les passages les plus précisément étayés : cela reste allusif sur ce que les auteurs nomment, par euphémisme, les « quelques hésitations » du parti en 1940. Il restitue, en revanche, de façon convaincante la phase suivante, celle de la lutte armée contre l’occupant nazi au sein des Francs-tireurs et partisans (FTP-MOI) entre 1941 et 1944. Contre toute tentation de réduire leur combat aux visages que la fameuse Affiche rouge entendait stigmatiser, il en montre bien la dimension collective, géographiquement étendue, avec des actions d’ampleur à Paris, à Marseille ou à Grenoble. Une dernière partie de l’ouvrage relate la mémoire de ces groupes, et les fascinants processus de mythification et de réappropriation qui permettent aujourd’hui l’entrée de révolutionnaires internationalistes dans le temple de la mémoire nationale.

André Loez

Avec tous tes frères étrangers dans Libération

vendredi 16 février 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 15 février 2024.

Voilà un ouvrage saisissant qui replace Missak et Mélinée Manouchian dans la grande histoire des MOE et FTP-MOI, fixe la place qu’ont eue les immigrés dans le mouvement syndical et l’histoire de France. Et grave les glorieuses histoires individuelles dans un torrent collectif. Avec tous tes frères étrangers de Dimitri Manessis et de Jean Vigreux s’attache à retracer la construction d’un segment du mouvement ouvrier, de la création du MOE au sein de la CGTU en 1923 à leur rôle éminent joué pendant la Seconde Guerre mondiale.
Répression et expulsion des militants, lutte contre la xénophobie au sein même du monde ouvrier, ces organisations vont avant le conflit combattre aussi bien sur le terrain syndical que pour leur propre survie. Au début des années 30, la main-d’œuvre étrangère est remplacée par le mot immigré, « ce dernier terme sonnant plus objectif et connoté moins négativement dans la France xénophobe de cette époque », écrivent les auteurs. La MOI est née. Sections italienne, polonaise, espagnole, arménienne, juive participent notamment aux grèves de 1936 sous le Front populaire et, selon la CGT, le nombre de syndiqués passe alors de 50 000 à 250 000, voire 300 000, dont plus de la moitié est d’origine italienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les MOI vont se structurer autour des FTP-MOI pour combattre l’occupant. Et, c’est surtout à partir de là que Missak Manouchian traverse les pages de l’odyssée militante narrée par Manessis et Vigreux. Notamment « l’une des plus remarquables interventions des FTP-MOI de la région parisienne » que représente l’exécution du nazi responsable du STO en France.

Julius Ritter

Dimitri Manessis et Jean Vigreux présentent Avec tous tes frères étrangers à la librairie Libertalia

jeudi 8 février 2024 :: Permalien

Le Jeudi 1er février 2024, Dimitri Manessis et Jean Vigreux présentaient leur ouvrage « Avec tous tes frères étrangers. De la MOE aux FTP-MOI. » à la librairie Libertalia de Montreuil.
Captation et réalisation : David Even.

Prisonnier de Jérusalem sur En attendant Nadeau

mercredi 31 janvier 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur En attendant Nadeau, le 28 décembre 2023.

Dans les prisons israéliennes

Le 24 novembre dernier, Israël a libéré 39 détenus palestiniens (24 femmes et 15 enfants) dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers avec le Hamas. 39 détenus sur les 7 000 prisonniers politiques qui sont encore dans les geôles israéliennes, dont 62 femmes et 200 enfants, et 2 070 en détention administrative. Dans ce contexte, il est important de rappeler le rôle joué par le système carcéral dans le projet colonial israélien : depuis 1967, plus d’un quart de la population palestinienne a été emprisonnée pour des raisons politiques. À cet égard, le témoignage de Salah Hammouri, qui a été enfermé près de dix ans, est précieux. Cet avocat franco-palestinien, originaire de Jérusalem, décrit ses combats politiques contre l’ordre colonial et ses longues années de détention.

L’arrachement à la « terre natale » palestinienne constitue le point de départ du récit autobiographique, démarche soutenue par l’autrice Armelle Laborie-Sivan, qui recueille la parole de Salah Hammouri après son arrivée en France, le 18 décembre 2022. Les autorités israéliennes ont expulsé ce dernier de sa ville natale, Jérusalem, vers la France, en violation du droit international. À ce moment-là, il connaît l’exil tout comme des millions de Palestiniens depuis 1948. Son récit rend compte de la prison comme partie du dispositif de contrôle militaire des Palestiniens, mais également du statut extrêmement précaire des Palestiniens résidents de Jérusalem. « Considérés comme des étrangers ‘‘résidents’’ dans [leur] propre ville, sans citoyenneté », ils n’ont « pour seul papier d’identité qu’un permis de résidence délivré par les autorités israéliennes qui peuvent le retirer sous de nombreux prétextes ». Plus de 14 643 Palestiniens ont vu leur permis révoqué depuis 1967, alors que la colonisation de l’est de Jérusalem s’accélère. Les révocations de permis sont utilisées comme mesures punitives contre la population palestinienne de Jérusalem et servent également la bataille démographique livrée par Israël. Ainsi, Salah Hammouri rappelle l’objectif israélien de « faire de Jérusalem une ville à 75 % israélienne à l’horizon 2030 ».
Il propose un « récit au présent permanent, tant il est vrai qu’il n’est pas possible d’effacer dix années passées en détention, surtout quand on sait que des camarades de captivité y sont toujours », écrit Armelle Laborie-Sivan. Il ne s’agit pas d’un récit de détention et de lutte « écrit a posteriori » mais bien de la parole d’un homme dont le combat et l’engagement pour le droit des Palestiniens n’ont pas cessé, malgré les tentatives pour le « réduire au silence ».
L’expérience de Salah Hammouri n’est pas réductible à son parcours individuel. Elle représente une épreuve collective, comme en témoigne La Toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine de Stéphanie Latte Abdallah (Bayard, 2021). S’appuyant sur une longue enquête de terrain, l’historienne et politiste y décrit très bien comment la « toile carcérale participe à créer un espace suspendu et en cela indéterminé et incertain », « un système d’exception qui dure », comment « le passage par la prison a marqué les vécus et l’histoire collective palestiniens » dans un contexte où « toute forme d’engagement politique, militant, associatif, citoyen et civil » se trouve criminalisée. Ce texte illustre donc l’omniprésence de l’univers carcéral, alors que les arrestations et interrogatoires ne cessent d’augmenter depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre dernier.
Le récit de Salah Hammouri suit la chronologie. Il se déroule au rythme des incarcérations, libérations, nouveaux emprisonnements, transferts, jusqu’à l’expulsion vers la France. Il met au jour les différents mécanismes qui ont fait de lui « une cible » aux yeux des autorités israéliennes, les pressions et différents procédés d’intimidation. « Montrer que les services n’ont pas oublié, qu’ils sont au courant de tout ce qu’on fait » est destiné à décourager toute résistance politique. Après sa libération en 2011, Salah Hammouri a subi de nouvelles détentions administratives et de nombreux interrogatoires. Cette procédure permet de garder les prisonniers pour une période de six mois renouvelables, sans charges ni inculpation et sans que leur avocat puisse accéder à leur dossier. Par touches très discrètes, il montre aussi comment sa famille a été utilisée pour faire pression sur lui. Sa femme, Elsa Lefort, alors qu’elle possédait un visa de travail délivré par le consulat, a été expulsée en 2016. Leurs enfants qui naissent ensuite ne sont par conséquent « que » français et « pendant sept ans [Salah a] dû prendre l’avion pour passer du temps avec ma famille ».
Le premier contact de Salah Hammouri avec l’univers carcéral a eu lieu dans l’enfance, au moment où son oncle est incarcéré pour des activités politiques pendant la première Intifada. Lui-même fut emprisonné pour la première fois en 2001, pendant la seconde Intifada, alors qu’il n’avait que seize ans, pour avoir collé des affiches à l’initiative de son syndicat lycéen. Les autorités israéliennes menaient alors des « campagnes d’arrestation massives » et « réprimaient le moindre acte de résistance ». Pendant cette première incarcération d’une durée de cinq mois, il « prend conscience de l’importance de l’engagement politique » appuyé sur « des connaissances, arguments et réflexions ». La prison, considérée par les Israéliens comme un outil d’assujettissement, est décrite au contraire comme un lieu de renforcement de la volonté de résister. Salah Hammouri a poursuivi ses études tout en s’engageant dans les mouvements étudiants, ce qui lui a valu de nouvelles arrestations. 
À travers ses différents séjours dans les centres pénitentiaires d’Ofer, la Moscovite, HaSharon, Ketziot, Megiddo, Ramla, dans la la prison de Beer Sheva, dans le centre de haute sécurité de Hadarim, « prison récente conçue sur le modèle pénitentiaire américain, avec section circulaire », mais aussi de Rimonim, de Gilboa et de Shatta, Salah Hammouri raconte l’intérieur des prisons, leur organisation, les différences entre elles. Les interrogatoires et les transferts constituent autant de « méthodes de torture infligées aux prisonniers, pour [les] user physiquement et moralement ». Son récit suit les « grands moments de déprime » traversés par les prisonniers, tout comme leurs luttes pour obtenir des droits, notamment au moyen de la grève de la faim, les méthodes ingénieuses pour détourner la surveillance, et « l’organisation de la vie collective » afin de « supporter l’enfermement » et que « le temps […] ne [les] écrase pas ».
Le droit occupe une place centrale dans le récit de Salah Hammouri. D’une part, il donne des éléments de compréhension du droit militaire israélien, « un droit sans justice » selon Stéphanie Latte Abdallah, appliqué dans les territoires occupés, « élément fondamental du système colonial ». En effet, « la législation militaire appliquée à la population occupée est régie par le régime des lois d’exception de l’état d’urgence qui est renouvelé chaque année par le Parlement israélien depuis 1948 ». D’autre part, tout le porte finalement à s’intéresser au droit pour « connaître et maîtriser le droit international » afin de bien « définir les termes de [leur] combat et d’en revendiquer la légitimité ». Son parcours pour devenir avocat constitue la ligne directrice de son récit, le lien entre l’intérieur et l’extérieur des prisons. Les prisons représentent un important lieu de formation notamment grâce à la présence, dans certaines d’entre elles, de bibliothèques collectives parfois clandestines ; en autodidacte, il y a appris l’histoire, la littérature, le droit, et y a consolidé sa connaissance du français. À sa libération, en 2011, il a commencé un cursus de droit à l’université al-Quds, dans la ville d’Abu Dis, malgré les différentes tentatives d’empêchement israéliennes, notamment des limitations dans le droit de se déplacer. Il est finalement devenu avocat en 2015 puis a intégré l’équipe de confrères de l’ONG palestinienne Addameer.
Ce texte a enfin le mérite de témoigner des transformations importantes qui ont eu lieu dans la géographie de Jérusalem-Est depuis la seconde Intifada et des conséquences sur la liberté de circulation des Palestiniens. Salah Hammouri évoque ainsi le mur dont la construction a commencé pendant son séjour en prison et qui sépare son quartier, Dahiet al-Barid, au nord de Jérusalem, du reste de la ville : « S’il n’avait pas été là, notre maison aurait été juste en face. Il a fallu longer le mur, aller jusqu’au check point pour le traverser, puis le relonger de l’autre côté pour atteindre la maison. »
Malgré les épreuves décrites, ce récit d’une grande pudeur, dont le ton est toujours humble et clair, constitue aussi un hymne à la force du collectif et à la solidarité internationale. Si Salah Hammouri ne se fait « pas beaucoup d’illusions sur la diplomatie française » qui « continue de traiter Israël comme un État au-dessus des lois internationales », il place ses espoirs dans le droit international et la reconnaissance des injustices commises envers le peuple palestinien, notamment auprès de la Cour pénale internationale, ce qui est d’une criante actualité, alors que près de 20 000 civils ont péri sous les bombes israéliennes à Gaza.

Elsa Grugeon

Trans* dans Libération

jeudi 4 janvier 2024 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 19 décembre 2023.

Jack Halberstam,
anarcho-queer en quête du genre idéal

L’universitaire queer défend une pensée de la dissidence de genre qui passe par un autre rapport aux mots, et appelle à se libérer des définitions pour embrasser une véritable politique trans coalitionnelle.

Disons-le d’emblée : le cœur n’y était pas. Deux jours après le 7 octobre et les attaques meurtrières qui frappaient Israël, tout autre sujet paraissait incongru, presque déplacé. Mais en ce lundi d’octobre, le centre d’art et de recherche parisien Bétonsalon, qui accueille ce soir-là le théoricien culturel queer Jack Halberstam, bruit tout de même d’agitation. Le professeur en littérature et études de genre à New York est de passage (fugace) pour présenter son livre Trans*, traduit pour la première fois en français aux éditions Libertalia. Et le public est venu nombreux entendre des promesses de « futurs aux genres multiples », et fuir le pesant présent.
Comme l’indique son sous-titre, « Brève histoire de la variabilité de genre », Trans* se propose d’explorer les « nouveaux déplacements de signification à l’œuvre dans la représentation du genre »« Variabilité », « déplacements » : l’astérisque accolé au terme « trans » permet, selon son auteur, de ne rien figer et d’embrasser la fluidité à rebours de classifications et catégorisations jugées étroites et réductrices. La démarche de Jack Halberstam convoque différentes figures : des penseurs du genre bien sûr, d’Eva Hayward à Paul B. Preciado, en passant par Judith Butler et Susan Stryker, mais aussi des célébrités plus mainstream – comme les incontournables guides qu’ont été pour lui Prince et David Bowie.
Surtout, l’auteur a recours à de nombreuses productions culturelles pour plonger dans ce qu’il appelle la « matérialité vivante des existences trans* », via des objets parfois puisés dans la pop culture. En 2011, son livre The Queer Art of Failure, réflexion sur la transformation de l’échec en pratique d’émancipation, faisait déjà référence au film d’animation Le Monde de Nemo : ce petit poisson handicapé aux aventures chaotiques offrant une bonne illustration de subversion du concept. Aujourd’hui, la conclusion de Trans* porte sur… La Grande Aventure Lego. Ces habitants qui font et défont leur village tous les jours donnent vie à l’idée de structures flexibles, en mouvement, constamment à modeler et réinventer.

Abolir cette société coercitive

Jack Halberstam parle franchement, sans chichis, et déroule une pensée articulée et accessible. Il émane de sa mine placide un certain flegme, une bonhomie qui le place à hauteur de son public – son tee-shirt, constellé de motifs de poires qui attirent l’œil, n’est sans doute pas pour rien dans cette nonchalance presque adolescente. Il prend l’assemblée au dépourvu en abordant d’emblée le sujet des toilettes publiques.
Quand il commence à écrire Trans* en 2017, le débat concernant les « lois sur les toilettes » bat en effet son plein aux États-Unis. Celles-ci portaient sur l’obligation d’utiliser les toilettes en fonction du sexe de naissance, et non de son genre d’élection. « Cette angoisse à l’égard des personnes trans – comme si les laisser accéder aux toilettes de leur choix signait l’effondrement de la civilisation occidentale – était utilisée pour en absorber et masquer d’autres », dénonce-t-il.
Son livre entend donc démontrer la nécessité d’abolir la coercition à l’œuvre dans de nombreux aspects de la société, qui s’ingère dans chaque représentation de genre et nuit aussi (surtout ?) aux personnes hétérosexuelles. En exposant les mécanismes qui sous-tendent cette logique de diabolisation de ces communautés, il souhaite réveiller une colère plus globale.
Un signe typographique concentre donc l’essence de cette pensée : l’astérisque accolé à « trans »*. « C’est à Eva Hayward et à Jami Weinstein qu’on doit cette utilisation : ils ont introduit cette graphie dans les études trans à un moment où l’usage était en train de se populariser dans les réseaux militants », explique-t-il. À travers l’astérisque, Halberstam veut pointer l’ouverture, la capacité d’accueil du mot, n’en faisant pas une définition mais un « cri de ralliement pour un certain nombre de personnes qui se désalignent par rapport à la normativité de genre ».

Déconstruire ce moule néolibéral

Le terme se veut « processus », « trajectoire », et ce mouvement tend aussi vers le démantèlement : « Défaire le genre », comme le propose Judith Butler dans son texte éponyme. Il est donc impératif d’éviter l’écueil du repli sur des identités closes, qui contribuent à maintenir un système de hiérarchie délétère. Associer les termes « queer » ou « trans » à une perspective collective, en les sortant de la sphère privée et individuelle à laquelle ils sont trop souvent circonscrits, est l’un de ses plus grands combats.
Cette alliance se veut « abolitionniste », car il y a une volonté nihiliste chez Halberstam, une quête du vide, du néant. Pour lui, l’horizon d’une véritable « politique trans* coalitionnelle » ne peut tenir en une simple refonte de nos sociétés modernes ; il doit relever d’une forme de démolition. « Avant d’atteindre cette renommée universitaire, Jack – comme Paul B. Preciado, dont il est proche – a existé dans les sous-cultures lesbiennes, drag king ou transmasculines », décrypte Emma Bigé, membre de la Collective dansmalangue, à qui l’on doit la traduction « collective et militante » de cet ouvrage paru en 2018 outre-Atlantique. « Ces valeurs anarcho-queer-féministes, il ne les a jamais perdues de vue. »
L’enjeu n’est donc pas d’inciter la société à intégrer les subjectivités trans dans un schéma néolibéral qui les étouffe, mais de déconstruire ce moule : c’est de la dissidence que naîtront d’autres possibles. Jack Halberstam est donc notamment connu pour sa pensée de « l’échec queer », appelant à se réapproprier ce refus de réussir. « Facile pour quelqu’un qui enseigne à l’Université Columbia », admet Emma Bigé en souriant. Mais elle insiste : « Jack garde une certaine distance avec le prestigieux milieu académique et ses codes. Son slogan, emprunté à Fred Moten et à Stefano Harney, c’est aussi : “La seule relation possible à l’université, c’est le vol !” glisse-t-elle. Ce n’est pas un universitaire star habitué à ce qu’on lui serve tout sur un plateau ! »

« L’histoire trans ne date pas d’hier »

Si l’on dénombre quelques têtes grises – voire franchement blanches – l’assistance est plutôt jeune, exprimant assez visiblement différentes manières de désobéir aux codes d’apparence hétéronormés : looks androgynes, panel de styles, coupes de cheveux bigarrées. « Pour nous, Jack est comme un ancêtre queer, reprend Emma Bigé d’un ton affectueux. Trente ans qu’il enrichit la lutte et les études de genre ! » Il est effectivement assez rare de voir un sexagénaire comme Halberstam – un boomer, même – présenter son travail devant une salle de millennials, voire de jeunes issus de la génération Z.
« Notre existence dépend un peu de son travail : il nous a donné des mots pour nous dire, une histoire dans laquelle nous inscrire et des manières de refuser la prédation de cette société », raconte-t-elle. Ce papa » (il refuserait sans doute ce terme trop lié à la famille classique) accorde une attention particulière au dialogue intergénérationnel. Après tout, transmettre est au cœur de ses fonctions d’enseignant, et ce partage permet de combler le fossé qui sépare les expériences, les contextes sociopolitiques, les époques.
« [Jack] Halberstam souhaite rappeler que même si elle n’a pas toujours été visible (il y a cinq ans, le terme “non-binaire” n’existait même pas !), l’histoire trans ne date pas d’hier, développe Emma Bigé. Jack a, certes, longtemps fait sien le slogan “No Future” propre à la tradition de négativité queer, puisque l’accès à une reproduction biologique est pour nous compromis. Mais ce n’est pas incompatible avec l’idée de faire famille autrement ! »

Jack Halberstam, un passeur
qui jette des ponts entre les conditions

Lui prêche des formes ouvertes d’adoption, le soin, l’importance d’échanger avec d’autres, de confronter les expériences. Paul B. Preciado en sait quelque chose : il se revendique benjamin de cette famille intellectuelle – Judith Butler en doyenne, Jack Halberstam au milieu. Et cet appel au dialogue intergénérationnel est suivi d’actions : « Jack met les mains dans le cambouis, quand d’autres n’appellent à la révolution que de loin, résume Emma Bigé. Et tient à incarner cette position d’explication claire et dynamique, qui tranche avec une pédagogie du savoir grise et molle. »
Un passeur donc, qui jette des ponts entre les conditions, transmet, rapproche – une démarche sans doute héritée de sa formation en littérature comparée. « Jack est une sorte d’archéologue culturel, doublé d’un grand professeur, décrit Paul B. Preciado. Ce n’est pas un philosophe, mais un théoricien des représentations culturelles, qui a dédié sa carrière à la sociologie de l’image. » Les films d’horreur ont notamment été sa porte d’entrée dans ce bric-à-brac de symboles.
« Son approche spécifique de queer, articulée aux expériences trans, a été dès ses premiers ouvrages reliée à la pensée décoloniale au sein d’une analyse critique de la race, complète Emma Bigé. Pour penser queer, il faut penser l’accusation de monstruosité, qui a aussi été mobilisée pour dénigrer les personnes racisées – comme les vampires (venus des Balkans) ou les zombies (liés aux afro-descendants). » Car la dissidence n’est pas l’apanage du queer : « L’analyse du monstre lui permet de montrer comment “queer” et “race” partagent des destins », poursuit-elle.

« Dans “non-binaire” :
un appel à une logique de refus généralisée »

Cette figure du monstre habite la pensée queer : en 2020, Paul B. Preciado signait par exemple Je suis un monstre qui vous parle (éditions Grasset). « Je suis le monstre […] que vous avez construit avec vos discours et vos pratiques cliniques. Je suis le monstre qui se lève du divan et prend la parole, non pas en tant que patient, mais en tant que citoyen, en tant que votre égal monstrueux », écrit celui qui n’hésite pas à se qualifier de « sujet mutant ».
En juin dernier, le journaliste et militant transféministe Tal Madesta publiait aussi la Fin des monstres. Récit d’une trajectoire trans (éditions La Déferlante). « Je propose de déplacer la figure du monstre, expliquait-il alors au micro de France Culture. Cette obsession pour la norme et pour nous assigner à la marge dit beaucoup plus de choses sur les personnes qui sont dans cette exclusion que sur nous. Pour moi, la figure du monstre est un miroir tendu, c’est tout ce que ces personnes ont peur d’être et de voir. Les monstres sont ailleurs : ce n’est pas moi le monstre. »
Pour Halberstam, les mots ne sont donc pas des concepts ou des définitions mais des endroits à partir desquels peuvent se déployer des pensées, des aspirations, des orientations politiques. La remise en question de ce rapport aux mots est indissociable d’une critique féroce des formes d’organisations politiques actuelles, seule manière de déjouer les pièges que rencontre parfois le militantisme. Cette démarche relève donc d’une véritable stratégie : « Car si les conservateurs de droite flippent autant, c’est précisément que de plus en plus de jeunes se déclarent trans, queer, non binaires, relève Halberstam. Et dans “non-binaire”, j’entends aujourd’hui un accent sur le “non”, un appel à la solidarité, à une logique de refus généralisée. »
Refuser les carcans, démolir et créer ex nihilo : en bâtisseur anarchiste d’un futur révolutionnaire, Halberstam clôt son propos par une évocation de « l’anarchitecture », «  un mouvement architectural des années 70 qui entend déconstruire, défaire, destituer l’architecture elle-même » pour que quelque chose de nouveau puisse se produire. C’est ce que « trans* », « queer » ou « non-binaire » tentent de faire dans nos architectures rhétoriques.
Et de mentionner l’artiste américain Gordon Matta-Clark, qui concevait l’anarchitecture comme l’action de tout pousser jusqu’à son point d’effondrement, dans une logique d’exposition ultime des contradictions. Ces contradictions, Halberstam, sa personne et sa pensée tentent aussi de les intégrer, de les travailler. Mais pour qui acceptera de se laisser embarquer dans ce voyage, son plaidoyer pour le pluriel, l’indéterminé et le collectif se révélera fertile.

Copélia Mainardi