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vendredi 9 mai 2025 :: Permalien
Publié dans La Croix (hebdo), le 7 mai 2025.
Ils sont jeunes, israéliens et préfèrent la prison au service militaire – obligatoire – plutôt que de participer à ce qu’ils considèrent comme une « sale guerre », à Gaza ou en Cisjordanie. On les appelle les refuzniks. Martin Barzilai, photographe, brosse leur portrait dans Nous refusons, percutant livre où texte et photos racontent les motivations de ces garçons et filles prêts à affronter l’opprobre dans une société où l’armée est une composante identitaire. Engagés sans être candides, attachés à leur pays sans pour autant soutenir son gouvernement, ils croient à une coexistence possible entre Palestiniens et Israéliens, où sécurité et dignité seraient assurées pour chacun. Un ouvrage à la fois rageur et espérant.
mercredi 7 mai 2025 :: Permalien
Publié sur le Bondy Blog, le 21 décembre 2024.
Paru aux éditions Libertalia, Dix questions sur les Féminismes Noirs explore ces différents courants dans leur diversité et leur complexité. Entretien avec l’autrice Fania Noël.
Fania Noël, militante, docteure en sociologie et enseignante-chercheure au Pratt Institute à New York, présente dans ce livre les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe dans toute leur diversité et leur complexité. Ces courants de pensées sont observés sous différents angles, l’autrice y explore les questions de genre, la prison, l’espace domestique, les corps, les féminismes blancs. Interview.
Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que vous entendez par Féminismes Noirs, et en quoi est-ce différent de l’afroféminisme ?
Libertalia m’a contactée pour que j’écrive sur l’afroféminisme, mais je voulais écrire sur les Féminismes Noirs plus largement, étant donné que j’avais déjà écrit sur le premier sujet. Le Féminisme Noir est une catégorie générale qui recouvre différents types de féminismes des personnes noires, dans les pays d’Afrique et des Caraïbes, mais aussi les communautés noires en situation de minorités de la diaspora. Ces termes ne sont pas interchangeables.
L’Afroféminisme n’est pas la même chose que le Black Feminism, qui n’est pas la même chose que le féminisme sénégalais, etc. Ces différents courants ne recouvrent pas la même histoire. En clair, l’afroféminisme fait partie des Féminismes Noirs, mais les Féminismes Noirs ne se résument pas à l’afroféminisme.
Vous parlez du concept d’identity politics, c’est un terme que l’on a beaucoup entendu lors de la campagne de Kamala Harris. Que veut réellement dire ce terme ?
Le fait que le réductionnisme identitaire ou la politique de représentation soient nommés à tort identity politics (« politique de l’identité »), c’est une forme de révisionnisme intellectuel. Cela a d’ailleurs beaucoup énervé les créatrices du terme qui ont trouvé leur concept dévoyé.
Ce concept a été repris et vidé de son sens jusqu’à en inverser la signification, à la fois par la gauche puis par la droite. L’identity politics, ou la politique de l’identité, est initialement une forme de politique par et pour les « minorités ». Une volonté de se concentrer sur son oppression propre, avec l’idée qu’il n’y a personne de plus qualifiée que nous-mêmes pour défendre nos propres intérêts. Le Combahee River Collective, une organisation féministe lesbienne radicale majeure, l’expliquait dès les années 1970.
La politique de représentation, au contraire, consiste à mettre en avant des personnes d’une communauté en espérant que cette représentation seule permettra des avancements. Elle se dégrade souvent en réductionnisme identitaire, qui réduit la personne à un rôle de token, dont la seule présence permettrait d’évacuer tout questionnement plus large.
On peut prendre l’exemple d’Emmanuel Macron. Il se défend de ne pas être réactionnaire, puisqu’il avait un Premier ministre homosexuel. Évidemment, ça n’a pas de sens si l’on regarde ses politiques réactionnaires.
On parle souvent de politique identitaire pour les minorités, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la seule politique basée sur l’identité, et qui fonctionne, c’est celle de la majorité. Ce sont les Blancs et les hommes qui, statistiquement, doivent changer le plus, en termes d’attitudes réactionnaires, de libéralisme économique.
En parlant d’hommes blancs, vous dites que le fait noir dépasse la notion de genre, pouvez-vous expliquer cette notion ?
C’est simple, en réalité, le genre est toujours racialisé. On est avant tout une femme noire ou un homme noir, c’est quasiment un genre en soi, pour reprendre le titre de l’article « My gender is black ». Cela est dû au fait que le fait noir est extrêmement déstabilisateur, et ce, dans le monde entier. On peut citer l’exemple du phénomène d’hypersexualisation, on le retrouve en Afrique du Nord avec les traitements réservés aux migrantes ou plus anciennement avec les eunuques, mais aussi en Asie, en Europe… Les personnes noires sont souvent réduites à des corps.
D’une manière générale, tout le monde est racialisé à différentes échelles, la blanchité enferme dans d’autres cadres très précis. La masculinité hégémonique blanche est l’un d’entre eux. On observe aussi un backlash (retour de bâton) envers le féminisme qui est devenu beaucoup plus mainstream et qui voudrait remettre les femmes, notamment blanches, dans des cadres de type tradwife (épouse traditionnelle).
Nombre d’hommes poussent pour qu’elles intègrent ce mode de vie consistant à déléguer tout pouvoir politique à leur mari et à abandonner leur indépendance économique en les faisant quitter le travail au profit d’une domesticité servile.
Cela est lié à un ressentiment vis-à-vis de la massification des idées progressistes dans la société. Les hommes, pour la plupart, n’ont pas été socialisés, y compris les plus jeunes, à adhérer à des idées féministes. Par ailleurs, nous sommes dans un capitalisme tardif, et les hommes n’ont pas les moyens financiers d’entretenir une femme et un foyer à eux tout seul. Ils veulent la tradwife mais sans la tradwife money.
Ils aimeraient donc une femme à la maison, mais qui travaille, ce n’est pas possible et ça entretient du ressentiment. Un ressentiment qui fait que de plus en plus de personnes, de plus en plus jeunes, se radicalisent vers le masculinisme. Les hommes de ce monde ont une impression de perte de pouvoir qu’ils tentent de regagner par tous les moyens, y compris le pouvoir politique, mais aussi légal, sur les décisions et le corps des femmes.
À travers la question de la prison et des mises en cause d’hommes noirs dans des cas de violences sexuelles et sexistes, vous pointez les « pièges » faits aux féministes noires. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Pour rappeler le contexte, beaucoup de mouvements anticolonialistes ont cajolé les hommes noirs et ne les ont pas poussés à adopter une forme de radicalité sur certaines questions. Ils ont ainsi pu rester, pour certains, dans une forme de conservatisme.
Les Féminismes Noirs en Amérique du Nord et en Europe sont marqués par les dynamiques de sexisme et de violences sexuelles subies par les femmes noires dans les organisations noires. En témoignent la déclaration politique de la Coordination des Femmes Noires et celle du Combahee River Collective. Frederick Douglass, par exemple, qualifia Sojourner Truth d’inculte tout en soutenant des suffragettes blanches qui justifiaient le lynchage d’hommes noirs.
De même, Eldridge Cleaver, des Black Panthers, a reconnu avoir commis des viols, affirmant avoir d’abord ciblé des femmes noires dans les ghettos pour « s’exercer », avant de perpétrer des viols en série sur des femmes blanches, qu’il présentait comme des actes politiquement motivés.
Face à ces violences et ces contradictions, les féministes noires ont analysé et dénoncé l’hypersexualisation des hommes noirs, utilisée pour légitimer des violences raciales, comme l’a démontré Ida B. Wells dans ses travaux sur les lynchages.
Dans certains cas, il y a aussi une certaine mentalité de type « on n’est pas des victimes » et l’apologie de la force qui va de pair avec une adhésion à des valeurs conservatrices.
Il se reproduit ainsi au niveau politique le même type de mécanismes qu’au niveau domestique, dans le sens où l’on attend des femmes noires qu’elles soient des femmes fortes, fragiles, désirables… Mais aussi qu’elles soient le gardien de leurs frères. De l’autre côté, on n’attend pas des hommes qu’ils grandissent.
On retrouve cette idée dans un certain nombre d’organisations politiques dont ces femmes font partie, où l’on attend également d’elles qu’elles soient les « petites mains » du mouvement.
Et quand un homme noir est mis en cause dans des cas de violences sexistes et sexuelles, il y a souvent une injonction à la solidarité ou a minima au silence. Ces femmes devraient « dépasser leurs sentiments » pour ne pas risquer de pénaliser les mouvements de libération noirs. Et cela ne se limite pas aux pays où les personnes noires sont en minorités, il en est de même dans les pays à majorité noire où la femme est une forme de « mère universelle » qui doit prendre soins de ses fils.
Qu’est-ce que la notion de « chez-soi » que vous développez, et comment s’articule-t-il avec les questions féministes ?
Dans mon œuvre, la question du « chez-soi » se pose autour de la question suivante : « Quelle est la limite du chez-soi, quand l’État est susceptible de s’immiscer chez vous via les services sociaux ou quand votre vie est un débat public : la manière dont vous élevez vos enfants, ce que vous faites de votre argent, etc. ? »
En plus de cela, c’est aussi une question de conditions matérielles, quand elles ne permettent pas d’avoir un chez-soi décent, de l’espace, etc. Il est plus que probable que cet état des choses se répercute sur votre quotidien, y compris très jeune. On peut prendre l’exemple, dans certaines familles, de la place et du rôle des filles aînées qui sont amenées à prendre de grandes responsabilités.
Plus tard, cela se retrouve dans le couple entre une charge mentale importante, qu’elle soit domestique ou au travail. Ces situations peuvent aussi s’accompagner de violences sexistes et sexuelles. Tout cela rend d’autant plus complexe la constitution d’un chez-soi au sens féministe.
On a aussi des situations de mères célibataires qui ne sont pas prêtes à accepter de rester dans des relations néfastes pour elles. Ce qui est une très bonne chose, mais ce qui fragilise leur quotidien et minimise leur espace d’intimité.
Que diriez-vous aux personnes qui pensent que le salut des communautés noires se trouve dans une forme de capitalisme noir ?
Le capitalisme noir est pour moi lié à une idée masculiniste du pouvoir. On a, encore une fois, une sorte de mentalité de type « on n’est pas des victimes, on est fort, donc on doit être comme les forts », et les forts dans notre société, ce sont les capitalistes, ceux qui oppriment les autres.
Pour moi, c’est une réelle limite d’imagination de beaucoup de militants noirs. Certes, il y a une hégémonie politique importante, mais le capitalisme comme système n’est structurellement pas fait pour nous.
Il y a la rengaine : « on peut tous être entrepreneur », et ensuite, on pourra embaucher une femme de ménage pour se libérer de la charge mentale et des contraintes quotidiennes. Mais qui sera cette femme de ménage ? Ce sera encore et toujours les femmes noires et racisées.
Par essence, l’argent n’est pas illimité, on ne peut pas tous être milliardaire. Le principe même d’être riche, c’est de pouvoir être servi. Et qui continuera à servir si ce n’est des gens de nos communautés qui sont aujourd’hui marginalisées.
Ce qu’il faut attendre, ce n’est pas l’avènement d’un capitalisme noir, c’est l’abolition du capitalisme, pour les Noirs et pour toutes les autres communautés.
Évidemment, en attendant, il y a énormément de choses à faire, je ne dis pas qu’il faut être attentiste. Il faut se soutenir, s’aider entre communautés et au sein de leur communauté.
Est-ce que vous voudriez ajouter quelque chose ?
J’aimerais parler des élections qui arrivent d’ici deux ans en France. C’est affligeant de remarquer que le spectre politique, quel qu’il soit, a un problème à adresser la question du racisme. S’ils peuvent reconnaître, pour certains, qu’il y a du racisme, c’est pour nier ou éviter de parler du néocolonialisme, des frontières, de l’exploitation, ce qui n’a aucun sens. Et j’inclus une partie de la gauche aussi.
La question du racisme est souvent entendue comme « il faut traiter les personnes racisées comme des Français comme les autres ». Mais ça pose la question de ce que veut dire être français, et surtout qu’est-ce que ça dit des personnes qui vivent du racisme et qui ne sont pas françaises ?
Propos recueillis par Ambre Couvin
lundi 5 mai 2025 :: Permalien
Publié sur Mediapart, le 4 mai 2025.
À travers un nouveau livre qui vient de paraître, l’auteur et photographe Martin Barzilai poursuit son travail auprès de celles et ceux qui disent « non » à l’armée en Israël. Un phénomène qui a pris une lumière nouvelle depuis le 7-Octobre.
« La chose la pire qui soit en Israël, à part être palestinien, c’est être un traître. » Eviatar Rubin a 22 ans. Quand le photographe Martin Barzilai le rencontre pour la première fois il y a deux ans, l’attaque terroriste du Hamas et la riposte israélienne n’ont pas encore eu lieu.
Le jeune homme, qui vit à Haïfa, est déjà déterminé : pas question de faire son service militaire, pas question de « participer à l’occupation sioniste, à un régime d’apartheid ». Alors il refuse de rejoindre l’armée. Il passera pour cela quatre mois en prison. Puis il retournera à ses activités militantes : manifestations politiques et soutien aux familles palestiniennes expulsées de leur logement.
Après le 7-Octobre, c’est le choc. La gauche israélienne à laquelle Eviatar appartient a du mal à se positionner. L’activisme est devenu plus difficile, plus risqué aussi. Mais les convictions du jeune Israélien se sont aiguisées. « La guerre ne s’arrêtera pas tant que Nétanyahou la voudra, confie-t-il deux mois plus tard. Or il n’a pas d’objectif […]. Nous n’allons pas rétablir la sécurité. Il n’y a pas de victoire militaire au bout du chemin. »
Regards graves
Ce témoignage et une quinzaine d’autres composent le nouveau livre de Martin Barzilai, Nous refusons. Dire non à l’armée en Israël, sorti le 25 avril aux éditions Libertalia, qui constitue une sorte de suite à un premier opus sorti en 2017, Refuzniks, et poursuit un travail entamé il y a seize ans.
Les personnes rencontrées ou retrouvées, hommes et femmes, âgé·es de 18 à 63 ans, ont pour point commun de n’avoir pas rempli leurs obligations militaires, que ce soit en renonçant dès leur première convocation, en démissionnant en cours de mission, ou en refusant d’être réserviste. Saisi·es dans l’objectif du photographe, ils et elles portent un regard grave, dans lequel on devine des interrogations profondes sur l’avenir.
Certain·es évoluaient déjà dans un milieu politisé, de gauche, solidaire des Palestinien·nes et critique de la colonisation. D’autres ont pris conscience de ce qu’il se passait dans leur pays avec le 7-Octobre, parfois à contre-courant de leur milieu, de leur famille.
C’est le cas d’Itamar Greenberg, qui a grandi dans une communauté ultraorthodoxe. Une révélation digne de la caverne de Platon pour ce jeune homme qui, entre l’école religieuse et la maison, n’avait jamais entendu parler de l’occupation auparavant et qui, pour naviguer sur Internet, devait contourner un filtre religieux mis en place par ses parents. Depuis, il se rend régulièrement en Cisjordanie pour faire de la « présence protectrice » afin d’empêcher les colons d’avancer sur les terres palestiniennes.
Un phénomène impossible à quantifier
À l’heure où l’offensive de l’armée israélienne a fait plus de 50 000 morts à Gaza, l’ouvrage de Martin Barzilai fait du bien. Il montre que des résistances sont à l’œuvre en Israël face à cette guerre dévastatrice, que les voix de la paix – alors que certaines ont été sauvagement tuées dans l’attaque du Hamas – ne se sont jamais tues, que le pacifisme continue de parler aux jeunes générations.
Il en faut du courage pour aller affronter une commission militaire afin de défendre sa position d’objecteur ou objectrice de conscience, ou pour remettre en question le récit dominant d’un pays constamment menacé… « L’armée ne protège plus Israël mais défend le projet de colonisation », dit l’un des personnages du livre.
Combien sont-ils, combien sont-elles, aujourd’hui, à refuser de prendre les armes dans ce pays où le service militaire dure trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes ? Impossible de le savoir avec précision, l’armée israélienne ne communiquant pas sur le nombre de personnes exemptées, de désertions, ou encore de peines de prison. Un chiffre, toutefois, atteste une certaine distance par rapport à l’institution militaire : 50 % des conscrit·es ne vont pas au bout de leur service.
Depuis un mois, trois lettres publiques signées par des groupe de réservistes parues dans la presse israélienne ont appelé à la fin immédiate de la guerre à Gaza. L’une d’elles était signée par près d’un millier d’anciens membres de l’armée de l’air, parmi lesquels 60 réservistes en service… Signe que les positions sont en train de bouger, que les justifications de la guerre ne sont plus entendues de la même façon qu’il y a un an et demi.
« Il est difficile de savoir si le phénomène des refuzniks reste minoritaire ou s’il concerne davantage de monde que les voix qui s’expriment déjà publiquement, explique Martin Barzilai à Mediapart. Car il y a beaucoup de refus “gris” comme on les a connus en France dans les années 1980-1990, où de nombreux hommes se faisaient réformer “P3” ou “P4” pour échapper au service militaire. Dans les milieux artistes et progressistes, notamment à Tel-Aviv, beaucoup invoquent ainsi des problèmes psychologiques pour éviter l’armée. Les femmes s’en sortent souvent en disant qu’elles sont religieuses. Dans tous ces refus, on ne peut pas savoir quelle est la proportion de celles et ceux qui le font en étant conscients de ce qui se passe. »
Des exils « pour raisons politiques »
Einat Gerlitz, elle, n’a pas voulu dissimuler son choix : elle l’a fait savoir publiquement et a passé au total 97 jours en prison. Beaucoup de ses amis ont réussi à se faire exempter « pour raison psychiatrique » et n’osent pas, comme elle, en faire un geste politique. « Mon refus s’exprime aussi en leur nom », témoigne-t-elle.
Point commun de ces refuzniks rencontré·es par le photographe : le sentiment d’une certaine solitude, même si la plupart vont la dépasser en retrouvant des semblables. Éviter le service militaire dans un pays dont il est constitutif de la citoyenneté n’est pas anodin dans la construction de son identité, et n’est pas sans conséquence pour sa carrière professionnelle.
Pour Elisha Baskin, cette décision a été suivie, quelque temps plus tard, d’un départ pour l’étranger « pour raisons politiques ». Beaucoup de gens autour d’elle ont pris un chemin similaire, raconte cette trentenaire aujourd’hui installée en France. Elle fait partie, désormais, d’un groupe qui rapproche Israélien·nes et Palestinien·nes arrivé·es comme elle sur le continent, une « même communauté » de gens « un peu perdus en Europe ».
Avec cette nuance de taille : « Nous, Israéliens, nous avons choisi notre exil pour des raisons politiques, alors que les Palestiniens sont des réfugiés. »
Amélie Poinssot
lundi 24 mars 2025 :: Permalien
William Blanc, Justine Breton et Jonathan Fruoco étaient les invités de Xavier Mauduit dans Le Cours de l’Histoire du 11 mars 2025 sur France Culture.
Nous partons sur les traces d’un brigand au grand cœur… Un brigand ou plutôt des brigands, tant son image est plurielle et varie selon les versions produites à travers les siècles, des chroniques médiévales aux séries télévisées, en passant par le dessin animé ; Robin des bois est une bande de brigands à lui tout seul !
« Je connais des rimes de Robin des Bois »
Le Robin des Bois historique n’a manifestement pas existé. En l’absence de sources qui établissent la réalité d’un tel personnage, les historiennes et historiens concluent plutôt à une synthèse littéraire aux multiples influences, d’abord orales. La première apparition écrite du personnage date de 1377, dans une des œuvres les plus importantes de la littérature médiévale anglaise, Pierre le Laboureur de William Langland (1332-1386). La mention ne se limite pourtant qu’à une phrase isolée – "je connais des rimes de Robin des Bois" – et les premières traces de l’histoire telle qu’elle est connue aujourd’hui n’apparaissent qu’au milieu du 15ᵉ siècle, dans Une geste de Robin des Bois : confrontation avec le shérif de Nottingham, concours de tir à l’arc, rencontre entre Robin et le roi… Dans cette version, Robin est un yeoman, c’est-à-dire un paysan petit propriétaire terrien, fier de son identité rurale qu’il revendique face à la noblesse et à l’Église. Le vert qu’il arbore n’est pas qu’un bon moyen de se camoufler dans la forêt ; Jonathan Fruoco, historien médiéviste à l’Université Paris Nanterre, explique : « C’est une couleur qui est associée à sa classe sociale, celle des yeomen. Le “vert de Lincoln”, cité comme la couleur des vêtements de la capuche [hood en anglais] de Robin, est très spécifique. C’est une couleur peu noble parce qu’elle se délave facilement, d’où la tendance à l’éviter dans la noblesse. » Le vert emblématique de Robin est donc, avant tout, une marque sociale.
Jouer (à) Robin
D’abord incarné à l’occasion de fêtes de village, le personnage de Robin est ciblé par le pouvoir royal d’Henri VIII puis d’Élisabeth Ire qui jugent ces célébrations populaires incompatibles avec l’anglicanisme. Alors réécrit pour correspondre aux exigences du théâtre élisabéthain, le personnage s’anoblit : il devient le comte de Huntingdon, un homme dépossédé de ses terres qui cherche à les récupérer. Sous l’influence des chroniqueurs du 15ᵉ siècle, qui ont situé la légende au temps de Richard Cœur de Lion et de Jean sans Terre, le théâtre dote Robin d’une épaisseur historique fictive.
Dans le même temps, « Robin des bois » devient un surnom pour de vrais hors-la-loi. Les autorités se servent de l’expression pour disqualifier les contrevenants, tandis qu’il arrive à ces mêmes contrevenants de le revendiquer. Cette ambivalence est particulièrement sensible outre-Atlantique, où le nom sert tantôt à désigner des pirates dangereux, tantôt à valoriser l’opposition du monde rural à l’État fédéral. Après la guerre de Sécession (1861-1865), le sudiste et esclavagiste Jesse James incarne ce combat contre les Républicains, capitalistes et selon lui oppresseurs des honnêtes ruraux. Le déguisement occupe une place centrale. À cet égard, William Blanc, historien spécialiste des représentations du Moyen Âge dans les cultures populaires, emprunte au théoricien russe Mikhaïl Bakhtine le concept de « carnavalesque » : la légende de Robin est « une fête, une transformation, un moment de déguisement où on renverse les valeurs [sociales et morales] », où les femmes, comme Marianne, s’habillent comme des hommes et où les riches sont détroussés au profit des plus pauvres.
Robins et Mariannes
Si le cinéma et la littérature populaire contribuent à fixer un imaginaire, y compris chez les enfants, l’histoire de Robin des Bois est constamment réécrite pour répondre aux enjeux du présent. Le film hollywoodien d’Allan Dwan et Douglas Fairbanks de 1922, peint, en dépit du noir et blanc, un Moyen Âge éclatant et joyeux qui contraste avec le traumatisme européen de la Grande Guerre, boueuse et meurtrière. Seize ans plus tard, en 1938, la version de Michael Curtiz et William Keighley prend acte de la menace fasciste et propose un Robin rooseveltien et favorable à la redistribution des richesses, dans la droite lignée du New Deal. Rien à voir, pour William Blanc, avec le film des studios Walt Disney, connus pour « [leurs] positions très conservatrices » : « En 1973, l’oppresseur est celui qui prend les impôts. »
Le personnage de Marianne connaît également une trajectoire surprenante entre son introduction au 16ᵉ siècle, où elle est un objet sexuel et de désir, et les réécritures féministes les plus récentes. Pour autant, elle reste l’unique femme de la légende. Pour Justine Breton, maîtresse de conférences en médiévalisme et en littérature comparée à l’Université de Lorraine c’est « le “syndrôme de la Schtroumpfette” ; il y a un unique personnage féminin, qui représente ’la’ femme, et de nombreux personnages masculins qui gravitent autour. »
mardi 28 janvier 2025 :: Permalien
Publié sur À contretemps, le 27 janvier 2025.
Dans un témoignage relatant ses deux années d’exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l’exil, l’anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d’un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d’exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l’exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l’espace en s’émancipant de son assignation territoriale. Ce n’était pas ignorer que, si l’exil suscite d’abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l’idée de révolution habite l’imaginaire de l’exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l’espérance, mais peut aussi l’élargir à des ailleurs insoupçonnés.
Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l’exil d’anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d’apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d’échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d’exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s’abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu’elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d’activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l’être.
Par sa généreuse politique libérale d’asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d’autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d’accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l’anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c’est-à-dire dans le sens du durcissement de l’accueil.
À vrai dire, même s’ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l’historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d’amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d’entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n’ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L’exil, pourtant, et c’est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l’imaginaire à d’autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.
Maîtrisant très moyennement l’anglais pour la plupart d’entre eux, ces exilés, même si l’on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d’extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l’artisanat. En fait, la pauvreté qu’ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d’Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L’International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d’une grande salle, d’une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d’Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.
Constance Bantman s’intéresse, par ailleurs, à ce qu’elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n’en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l’anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu’elle met au service de l’entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s’affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n’apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s’il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l’auteure, d’une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d’exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l’entraîne à fréquenter aussi d’autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l’anarchisme favorable à l’association ouvrière l’incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C’est d’ailleurs dans cette claire perspective qu’il tentera, dans les années 1890, d’organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.
Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l’aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s’attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu’y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d’autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d’exil lui-même et sa culture d’intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d’étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu’elle révèle et les aspirations qu’elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l’histoire de l’anarchisme.
Ainsi, l’on s’aperçoit, au fil des pages, que, au contact d’une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l’expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d’un espion datant d’avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l’idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l’appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d’anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L’Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c’est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d’activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l’évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s’organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l’action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.
Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu’elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu’elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu’elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu’elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d’accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l’Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.
Freddy Gomez
[1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l’exil : chronique londonienne d’un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.
[2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.
[3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d’Europe centrale et orientale, qui à Londres s’installent dans l’East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d’anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l’émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.
[4] Votée peu de temps après l’élection de Félix Faure, cette loi d’amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s’appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu’au 28 janvier 1895 à raison de crime, d’attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l’État, de délits de presse (à l’exception des délits de diffamation ou d’injure envers des particuliers) ou d’autres délits politiques.
[5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l’East End pour qu’ils forment des trade-unions combatives