Le blog des éditions Libertalia

William Blanc à la Grande Librairie sur France 5

lundi 3 juin 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

William Blanc était l’invité de François Busnel dans La Grande Librairie du mercredi 29 mai 2019 pour Super-héros, une histoire politique.
Retrouvez l’émission dans son intégralité sur le replay de France.tv.

Entretien avec William Blanc dans Usbek & Rica

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans Usbek & Rica, 29 mai 2019.

« On rêve du Moyen Âge car on est angoissé par notre avenir »

Alors que l’ultime saison de la série Game of Thrones vient de s’achever, l’historien William Blanc, spécialiste du Moyen Âge et de ses représentations dans la culture populaire, publie Winter is coming, une brève histoire politique de la fantasy (Libertalia, 2019). Un livre concis et stimulant, qui nous montre comment ce genre littéraire, né au XIXe siècle, se veut une critique de la modernité et du progrès technologique. L’envers, en un sens, de la science-fiction. Ou plutôt son pendant.
« La fantasy est fille de la modernité, écrit dès les premières lignes de son ouvrage William Blanc. Elle tire certes son inspiration de récits légendaires médiévaux, comme ceux de la Table ronde, mais ne peut s’expliquer sans les craintes que fait naître la révolution industrielle au XIXe siècle ». La littérature fantasy, qui dépeint des mondes imaginaires emprunts de mythologie, de surnaturel et de magie, est surtout connue pour les deux grandes sagas que sont Le Seigneur des Anneaux, de J. R. R. Tolkien, et Le Trône de fer, de George R. R. Martin, adaptée en série par HBO. Des aventures épiques, où il est question de héros, de lutte entre le bien et le mal, de dragons et autres créatures surnaturelles, au choix fascinantes ou effrayantes (parfois les deux).
On s’interroge en revanche trop rarement sur le contenu politique de la fantasy. Pourtant, dès les débuts du genre, nous rappelle William Blanc, le genre est marqué par sa très forte dimension politique. Sa représentation fantasmée et esthétisée du Moyen Âge – que l’on nomme « médiévalisme » – apparaît ainsi comme une façon d’en appeler à une époque idéalisée, antérieure à la modernité et aux ravages de la révolution industrielle. La Comté, le pays des Hobbits du Seigneur des Anneaux, se veut ainsi une utopie écolo, quand le Mordor, royaume du terrible Sauron, incarnation du mal, se caractérise quant à lui par ses machineries infernales, ses déluges de flammes et d’industrie. Si la critique de la modernité et de la technique s’inscrit tôt dans l’ADN de la fantasy – dès William Morris au début du XIXe siècle en fait –, le contenu politique des œuvres de ce genre va évoluer et épouser différentes époques. C’est cette traversée historico-politique que nous propose William Blanc dans Winter is coming. Nous en retraçons ici avec lui les grandes lignes.

Usbek & Rica : Vous avez déjà écrit un ouvrage sur le mythe du Roi Arthur (Le Roi Arthur, un mythe contemporain, Libertalia, 2016), puis un autre sur la figure du super-héros (Super-héros, une histoire politique, Libertalia 2018). Quelle était votre intention avec ce nouvel essai consacré à la fantasy ?  

William Blanc : L’idée était notamment de revenir sur la place du médiévalisme, cette représentation fantasmée du Moyen Âge dans nos sociétés, qui en dit long sur nous. On rêve aujourd’hui du Moyen Âge car on est angoissé par le monde qui nous entoure, par notre avenir. La fantasy, elle, a été pensée dès ses débuts comme une sorte de fable antimoderne, ou du moins une critique de la modernité. William Morris, une des premières grandes figures de la fantasy, n’est pas forcément contre la modernité, mais contre ses dérives. C’est une matrice essentielle de son œuvre. Il est socialiste, il ne veut pas revenir au Moyen Âge des rois et des reines mais il y trouve une forme d’utopie prémoderne.
Qu’il s’agisse de Morris ou de Tolkien, qui lui est plutôt conservateur, tous les deux trouvent dans le médiévalisme une forme de critique de la modernité. Et on trouve là un miroir opposé à la figure des super-héros qui, eux, se sont construits comme une idéologie de la modernité, autour de l’idée que le progrès, technique et scientifique, doit forcément amener un « mieux social ». Avec les super-héros, l’homme moderne a le pouvoir sur la nature. C’est justement une vision que des auteurs comme Tolkien ne supportent pas.

Quand on pense à la fantasy, on pense aussitôt à des auteurs comme J R. R. Tolkien ou George R. R. Martin, mais comment définir ce genre littéraire, ses contours ?  
Justement, je pense que la fantasy peut se définir par son rapport à la modernité. Elle met en scène des univers où la modernité n’a pas cours : on se situe systématiquement dans une sorte de Moyen Âge ou de monde pré-industriel, où la magie, l’enchantement et l’émerveillement sont encore présents, par opposition à un monde contemporain très rationnel. C’est un temps où la nature est très présente également, avec des univers très ruraux.

Pourquoi l’imagerie médiévaliste, cette représentation fantasmée du Moyen Âge, est-elle au cœur de la fantasy ? Pourquoi ce genre littéraire ne se réfère-t-il pas plutôt à l’Antiquité, par exemple ?
C’est une question essentielle. Pendant la Renaissance et le XVIIIe siècle, il y a une vraie fascination pour l’Antiquité, c’est une référence notamment pour les philosophes des Lumières. Le Moyen Âge, a contrario, est vu comme une période obscure. Par réaction à tout ce discours-là sur l’Antiquité, on va verser dans le médiévalisme. Certains réactionnaires, comme Chateaubriand, vont y faire appel. Chateaubriand va ainsi s’opposer à Voltaire en disant que le Moyen Âge c’est cette époque où a été inventé le véritable génie de l’Europe : c’est le temps des cathédrales, du grand christianisme. Après, il y a des figures plutôt progressistes, plutôt marquées à gauche, des romantiques, comme John Ruskin ou William Morris, qui vont trouver dans le Moyen Âge une sorte d’opposition à la modernité industrielle. Ils vont aller naturellement vers le Moyen Âge car l’Antiquité représente pour eux la rationalité, la raison, un monde extrêmement borné. Le Moyen Âge, lui, va être associé à la passion, à la furie des éléments, au chaos, à une forme de liberté. Il y a cette opposition binaire qui se construit à la fin du XVIIIe siècle et qui devient structurante au XIXe siècle.

La grande histoire imprime sa marque sur la fantasy. Vous évoquez dans votre ouvrage J. R. R. Tolkien, qui écrit son livre La Chute de Gondolin en 1916 et 1917, après avoir vécu l’horreur des tranchées pendant la Première guerre mondiale. Le Seigneur des Anneaux, lui, est rédigé pendant la seconde, alors que son fils est engagé dans ce conflit. Quelle lecture politique peut-on faire de l’œuvre de Tolkien ?  
Quand Tolkien dit qu’il ne fait pas de politique, je pense qu’il veut dire qu’il ne fait pas de politique « politicienne ». La Chute de Gondolin, il l’écrit effectivement en revenant des tranchées, et il veut clairement parler de ce traumatisme qu’il a vécu, de cette guerre industrielle qu’il a expérimentée. Quand Le Seigneur des anneaux est sorti, beaucoup de gens y ont vu une allusion à la Seconde Guerre mondiale, et même à la Guerre froide. Tolkien a refusé cette lecture en disant qu’il avait été surtout marqué par la Première Guerre mondiale. Mais Le Seigneur des anneaux parle aussi de la disparition des paysages naturels, de l’industrialisation. On peut faire beaucoup de lectures de l’œuvre de Tolkien – son œuvre est foisonnante – mais la lecture principale, de mon point de vue, c’est une nouvelle fois ce rapport à la modernité industrielle, qui le dégoûte, qui lui est insupportable.

Vous écrivez qu’il s’agit pour lui de « dénoncer la civilisation industrielle dans son ensemble »
Dans le fond, c’est ça. Quand on lit les lettres de Tolkien, on voit qu’il se réjouit du fait que les usines soient bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale. Au moins, elles disparaissent du paysage ! Il rejette l’industrie, le scientisme. Quand j’avais lu pour la première fois Le Seigneur des anneaux – et en particulier ses trois premiers chapitres –, je ne comprenais pas, je trouvais ça ennuyeux. Mais en fait, ces trois premiers chapitres qui décrivent le pays des Hobbits, La Comté, sont au centre de l’œuvre. C’est l’utopie de Tolkien : un pays rural, avec de petites propriétés, habitées par des personnes qui respectent la nature et n’aiment pas se battre, où il n’y a pas de pouvoir politique constitué. Tolkien disait parfois qu’il était une forme d’anarchiste de droite. Il y a chez lui cette idée que chacun doit vivre dans son coin, avec une collectivité lâche, lointaine.

Le pouvoir est nécessairement corrupteur dans Le Seigneur des anneaux…  
Totalement. La quête du Seigneur des anneaux, ce n’est pas la conquête du pouvoir mais sa destruction.

En vous lisant, on se rend compte que Le Seigneur des anneaux peut être considéré comme une fable écologique (vous évoquez notamment sa réappropriation par les mouvements écologistes à partir des années 1960). Une figure de la saga est particulièrement intéressante, c’est celle des Orcs, ces monstres créés par Sauron. Vous dites qu’on peut en faire une double lecture : ils seraient à la fois les soldats du front déshumanisés et mutilés, mais aussi une anticipation des dérives des technosciences, des sortes de Frankenstein…
L’Orc est une sous-création. Tolkien est catholique. Pour lui, il y a la création divine, le monde naturel. Et puis il y a les usurpateurs, comme Sauron, qui vont avoir la prétention de créer et enfanter des aberrations. Clairement, on a également chez lui un discours sur les dérives de la science, la dénonciation du fait de jouer avec la nature et de la pervertir. L’Orc, c’est pour moi une des figures centrales du Seigneur des Anneaux.

Le succès populaire colossal du Seigneur des anneaux va faire beaucoup d’émules, permettant à la fantasy de s’ancrer dans la culture de masse. Quand George R. R. Martin s’attèle à l’écriture du Trône de fer, il entend, dites-vous, « repolitiser la fantasy ». C’est-à-dire ?
George R. R. Martin vient de cette génération qui a été la première à lire Tolkien et qui y a vu quelque chose de très politique. Pour lui, la fantasy est politique. À partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, vous avez l’apparition de grands cycles de fantasy qui imitent Tolkien et se vendent très bien, mais qui mettent la politique au second plan. Martin entend donc la replacer au centre, mais pour en donner une vision beaucoup moins manichéenne que Tolkien.

Justement, si on devait essayer de la résumer, quel serait le discours politique du Trône de fer ? On entend souvent dire que l’œuvre porte un discours sur le changement climatique…
Concernant le changement climatique, on voit qu’il y a une sorte d’appropriation culturelle en ce sens, un peu comme Tolkien avec la Seconde Guerre mondiale. À l’origine, i n’est pas prévu comme une fable sur le réchauffement climatique. Je pense que les showrunners de la série, qui ont adapté les ouvrages, ont œuvré dans ce sens. Au-delà de ça, chez Martin, il y a surtout l’idée de dire que dans la politique, il n’y a pas de bien ou de mal, de bon côté absolu. Il y a une dimension realpolitik chez Martin, c’est un discours finalement très américain, très pragmatique.

Une des grandes différences entre Tolkien et Martin, ça serait donc l’absence de dimension utopique dans l’œuvre du second ?  
C’est vrai. George R. R. Martin commence à écrire Le Trône de fer dans les années 1990, quand c’est la fin des grandes utopies. Ce n’est évidemment pas anecdotique.

Peut-on considérer la fantasy comme l’envers de la science-fiction qui serait, elle, une « mythologie de la modernité » ?  
Je pense qu’on peut le dire mais, en même temps, c’est le revers d’une même médaille. La science-fiction est une façon d’espérer encore de la modernité et du progrès technologique quand la fantasy parle de l’angoisse que tout cela génère. Ce sont deux visions qui se complètent, deux genres se répondent. Et les deux répondent à un besoin de merveilleux.

Propos recueillis par Fabien Benoit.

Eugène Varlin ouvrier relieur dans Les Inrocks

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Les Inrocks, 23 mai 2019.

Pourquoi il est important de se souvenir d’Eugène Varlin.

Deux livres font revivre une des figures de la Commune de Paris : l’ouvrier-relieur Eugène Varlin (1839-1871), militant infatigable de l’Association internationale des travailleurs. Cent quarante-huit ans après la fin de la Semaine sanglante, son œuvre politique demeure incandescente.

Pourquoi, en 2019, se plonger dans la biographie et les écrits d’Eugène Varlin, ouvrier-relieur du XIXe siècle qui a laissé derrière lui des dizaines d’articles publiés dans des journaux socialistes, et ce qu’il reste de sa correspondance ? La lecture d’un de ses textes les plus retentissants (que l’on trouve dans Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871, publié aux éditions Libertalia) suffit à se convaincre de l’intérêt qu’on doit lui porter, en ces temps de soulèvements sociaux et de répression politique. Il l’a prononcé en 1868, devant le tribunal, alors que lui et huit de ses compagnons membres de l’Association internationale du travail (AIT, la Ire Internationale) étaient condamnés à des peines de prison pour avoir soutenu financièrement les grévistes du bâtiment à Genève.

« Mettez le doigt sur l’époque actuelle… »
 
Ses mots (dont on lui fait crédit même s’il s’agit d’une œuvre commune dont il est le porte-parole) nous frappent encore comme un grand coup de surin en pleine poitrine : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. […] Mettez le doigt sur l’époque actuelle, vous y verrez une haine sourde entre la classe qui veut conserver et la classe qui veut reconquérir ; vous y verrez une recrudescence des superstitions que l’on croyait détruites par le XVIIIe siècle ; vous y verrez l’égoïsme effréné et l’immoralité partout : ce sont là des signes de la décadence ; le sol s’effondre sous vos pas ; prenez-y garde ! »
 
L’avertissement adressé au régime policier du Second Empire résonne avec l’époque – et ce n’est sans doute pas un hasard si les Gilets jaunes se sont réunis sur la butte Montmartre, où fut déclenchée la Commune, le 23 mars 2019.
 
Deux livres récemment parus lui redonnent vie – ou en tout cas le montrent vivant. Dans le premier, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871 (éditions Libertalia), Michèle Audin – auteure d’un blog sur la Commune – a rassemblé ses écrits, pour certains inédits depuis leur première publication. Le second est une biographie signée par le grand historien de la Commune Jacques Rougerie. Eugène Varlin, aux origines du mouvement ouvrier (éditions du Détour) nous plonge plus largement dans le mouvement des sociétés ouvrières de la fin des années 1860.
 
« Le Mont des Martyrs n’en a pas de plus glorieux »
 
Peu de gens se souviennent sans doute de ce fils d’une famille paysanne né en 1839 à Claye-Souilly, en Seine-et-Marne. Il fut pourtant l’un des héros de la classe ouvrière naissante – « la personnalité la plus remarquable de la Commune », « l’âme de toutes les grèves, de toutes les manifestations », écrit de lui Jules Vallès, pourtant son adversaire parmi les meneurs de l’insurrection parisienne. « Le Mont des Martyrs n’en a pas de plus glorieux », abonde l’historien communard Lissagaray, en référence à la butte Montmartre où Varlin finit sa vie, lynché par la foule et fusillé par les Versaillais le 28 mai 1871, dernier jour de la Semaine sanglante. Il venait de défendre une dernière barricade rue de la Fontaine-au-Roi.
 
Varlin n’a laissé qu’une œuvre éparse et partielle composée d’articles de presse et de lettres. Sa vie entièrement tournée vers l’étude, et surtout, l’action concrète lui a peu laissé l’occasion de s’étendre théoriquement. « Pendant toute la durée de l’insurrection, Varlin ne se consacrera qu’aux tâches concrètes ; il ne s’agit rien moins que de faire vivre et combattre Paris et cela peut tenir au moindre détail », écrit Jacques Rougerie.
 
Membre de la première heure de l’AIT en 1865, il se consacre entièrement à organiser la solidarité ouvrière à travers les premières chambres syndicales, les caisses de résistance et la propagande en faveur du « socialisme collectiviste ou communisme non autoritaire », selon ses propres termes. Ce n’est pas pour rien si, le 26 mars 1871, il fut élu au conseil de l’assemblée municipale par trois arrondissements parisiens – le 6e, le 17e (avec 81 % des voix) et le 12e (avec 86,9 % des voix). « C’est le Paris ouvrier principalement qui vote pour lui », note Rougerie. Il le lui rend bien.
 
« L’ère moderne fera son temps »
 
Varlin milite sans relâche pour la réduction de la durée de la journée de travail, la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de la presse et d’association, l’instruction laïque et obligatoire ou encore l’impôt progressif. « L’association n’a pas pour but d’organiser les travailleurs en vue de soutenir une lutte permanente contre les détenteurs de capitaux. Elle vise plus haut. Elle se propose de réaliser l’affranchissement complet du travail, en amenant les travailleurs à la possession de l’outillage social et les éléments naturels indispensables à la production. Loin de vouloir organiser la guerre, elle a la prétention d’établir la fraternité entre les hommes sans distinction de race, de couleur, ou de croyance », écrit-il. Sous la Commune, dont il fut délégué aux Finances et membre de la Commission de la Guerre, il prit notamment la décision de suspendre la vente des objets au Mont-de-Piété, cette institution de prêts sur gage qui finissait par ruiner les pauvres.
 
Après avoir défendu désespérément Paris contre les Versaillais, et s’être opposé à l’exécution d’une cinquantaine d’otages, rue Haxo (20e), il est fait prisonnier et exécuté à Montmartre le 28 mai 1871, à 31 ans. « L »Internationale française a perdu en lui son propagateur le plus intelligent et le plus constant ; les ouvriers ont perdu un ami, un conseiller de toutes les heures », écrit son ami Benoît Malon. « Ce n’est que l’un des plus tristes exemples de la répression sauvage qui s’abat alors sur Paris », conclut Jacques Rougerie.
 
Entretenir son souvenir, c’est raviver la flamme de son aspiration à un monde plus juste. Et rendre plus forts les mots de cet ouvrier qualifié de l’atelier du verbe : « L’Antiquité est morte d’avoir gardé dans ses flancs la plaie de l’esclavage ; l’ère moderne fera son temps si elle ne tient pas plus compte des souffrances du grand nombre, et si elle persiste à croire que tous doivent travailler et s’imposer des privations pour procurer le luxe à quelques-uns. »

Mathieu Dejean

Entretien avec Valerie Rey-Robert dans Manifesto XXI

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Manifesto XXI, 6 mars 2019.

Valérie Rey-Robert :
« On se berce d’illusions sur la vision qu’on a du viol. »

Militante féministe plus connue sous le nom de Crêpe Georgette, nom de son blog et pendant longtemps pseudo sur Twitter, Valérie Rey-Robert publie son premier essai Une culture du viol à la française. Du troussage de domestiques à la liberté d’importuner aux éditions Libertalia.
Dans ce livre, elle offre une nécessaire déclinaison nationale du concept de culture du viol forgé aux États-Unis dans les années 1970. Elle décortique ainsi l’ambivalent « amour à la française » plébiscité par plusieurs siècles de littérature, sur lequel repose en partie la banalisation des violences sexuelles en France. Entretien.

Manifesto XXI. Vous montrez dans votre livre que la culture du viol s’exprime à travers la littérature, le cinéma, les médias… Qu’est ce qui fait sa spécificité en France ?
Valérie Rey-Robert : La culture du viol se retrouve un peu partout dans le monde. Comme pour toutes les cultures, il y a des spécificités dans chaque pays. La particularité française de la culture du viol, c’est de penser que les rapports amoureux hétérosexuels sont naturellement fondés sur une certaine asymétrie, et empreints d’une certaine violence. En France, il y a toute une littérature qui glamourise l’absence de consentement et l’ambivalence sexuelle, c’est d’ailleurs de là que vient la « liberté d’importuner ». C’est « l’amour à la française », et cela ferait partie de notre patrimoine : pas question d’y toucher. Quand DSK commet des actes graves et violents, ses défenseurs convoquent la littérature française, notamment la littérature courtoise du Moyen-Âge et libertine du XVIIIe, comme Choderlos de Laclos. Pourtant, au Carlton, on était très loin du gentleman…
Aux États-Unis, lorsque Donald Trump tient des propos extrêmement violents sur les femmes en disant qu’il les attrape par la chatte, personne ne les justifie par la littérature ou l’histoire américaine. Il a des défenseurs, bien sûr, mais ces derniers argumentent plutôt en disant « Oh, vous savez comment sont les hommes ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’idées reçues sur le viol dans les autres pays, il y en a également. Il y a eu des contre-mouvements à #Metoo aux États-Unis, mais ils n’étaient pas fondés sur les mêmes arguments.
Il y a surtout une sorte de fétichisation des œuvres classiques en France qui nous empêche de les critiquer. Pourtant, aimer une œuvre n’empêche pas de l’analyser sous le prisme du genre. Ce n’est pas vouloir sa censure, mais simplement apporter un point de vue supplémentaire.

On a commencé à parler de culture du viol dans les années 1970 aux États-Unis, plus tard en France. Pourtant aujourd’hui il y a encore beaucoup de gens qui doutent de l’existence de la culture du viol…
La majeure partie des gens remettent en cause l’existence de la culture du viol. Je pense qu’il y a deux raisons principales.
D’abord, l’expression « culture du viol » est directement traduite de l’américain rape culture. Mais en France, la définition du mot culture est beaucoup plus restreinte qu’aux États-Unis. Dans un édito de Libération sur La Ligue du lol, Laurent Joffrin s’est par exemple dit choqué par l’emploi du mot « culture » pour décrire les actes de ces hommes. Selon lui, et pour beaucoup d’autres, la culture sert seulement à s’élever et ne peut être que positive. En réalité, une culture désigne l’ensemble des pratiques dans une société donnée, qui sont transmises de génération en génération et qui évoluent avec le temps, ce n’est ni positif ni négatif.
Par ailleurs, je pense que les gens ont beaucoup de mal à admettre l’existence d’une culture du viol car cela signifierait admettre qu’ils y participent.
Si on les interroge sur un cas abstrait de viol, ils auront toujours des mots très durs pour le décrire. Ils diront qu’il faut castrer les violeurs, qu’il faut les tuer ou les torturer. En revanche, lorsqu’on entre dans des cas concrets, qui concernent par exemple leur homme politique préféré, leur cinéaste préféré, leur ami ou leur collègue, les idées reçues apparaissent. Les gens ont énormément de mal à admettre qu’ils ne sont pas tant au clair que ça sur le viol, c’est très violent pour eux. C’est ça qui est problématique car on ne mettra pas fin à la culture du viol tant qu’on n’aura pas conscience qu’on y adhère.
On se berce d’illusions sur la vision qu’on a du viol. On est tous et toutes persuadé·e·s qu’on est extrêmement sévères face aux violeurs alors qu’il suffit de voir tous les défenseurs des hommes accusés de viol pour constater que c’est loin d’être le cas.

Dans l’imaginaire collectif, on considère le viol comme un acte perpétré par un inconnu qui aurait perdu la raison, alors que dans les faits le viol est plus souvent commis par un proche, et motivé par une part de misogynie. Pourquoi n’arrive-t-on pas à voir le viol pour ce qu’il est ?
Parce que pour beaucoup, ce serait tout un renversement de valeurs. Les femmes sont éduquées pour avoir peur de l’extérieur, peur des inconnus. Si elles apprenaient qu’elles ont plus de chances d’être violées par leur père, leur cousin, leur frère, leur mari, leur ex-mari, leur collègue, ce serait terrible à réaliser. De la même manière, si les hommes se rendaient compte que les violeurs sont plus proches d’eux que de l’inconnu, du fou, ce serait une remise en question très profonde et sans doute très difficile à faire. Considérer que le violeur, c’est l’autre, celui qui est loin, celui qui est en périphérie au sens symbolique et réel du terme, c’est le mettre à distance. Je pense que ça nous aide à vivre, et à ne pas se remettre en question.

Le viol a été utilisé comme instrument de domination sur les femmes racisées au moment de la colonisation et de l’esclavage. Est-ce que le fait de dire au XIX-XXe siècle que les hommes maghrébins ont une « sexualité de prédateurs », était une façon de les dominer à leur tour ?
J’ai l’impression que l’image de l’Arabe violeur de femmes blanches est née de manière à la fois consciente et inconsciente pour justifier la colonisation et mater les velléités d’indépendance. Jean-Marie Le Pen a utilisé cet argument pour expliquer qu’il ne fallait surtout pas accorder l’indépendance aux Algériens parce qu’ils violeraient la mère patrie, mais aussi les femmes françaises. Cela revient à instrumentaliser les femmes blanches (même si certaines s’en sont très bien accommodé) pour écraser les hommes racisés.

Cette idée est-elle toujours d’actualité ?
C’est une idée qui ne s’efface jamais. On la retrouve en 1969 avec la rumeur d’Orléans. À l’époque, c’était une histoire à la fois raciste et antisémite selon laquelle des commerçants juifs avaient dans leur arrière-boutique des cabines d’essayage avec une trappe dans laquelle les femmes tombaient lorsqu’elles venaient essayer des vêtements. Les Juifs les enlevaient et les emmenaient au Maghreb pour les vendre dans des bordels. On la retrouve dans le film Dupont La Joie d’Yves Boisset (1974), qui raconte l’histoire du viol et du meurtre d’une enfant dans un camping par un homme blanc. Ce dernier fait accuser des ouvriers maghrébins qui travaillent à côté. L’un d’eux est lynché, preuve que tout le monde estime qu’il est logique que ce soient les Arabes les coupables. Cette idée persiste tout au long du XXe siècle, et on la retrouve dans les années 2000 avec l’idée des tournantes, selon laquelle les jeunes de banlieue parisienne violent des adolescentes dans les caves.
C’est surtout dans le vocabulaire spécifique utilisé pour désigner ces actes sexistes que cette idée persiste : on dit « tournante » ou encore « crime d’honneur », au lieu de dire « viol collectif ». Il faut se demander si ces actes sont particuliers dans leur culture. La réponse est globalement non : tuer sa femme parce qu’elle n’est pas vierge n’est pas très différent de tuer sa femme parce qu’elle vous a trompé. Lorsque Tariq Ramadan viole des femmes, cela n’a rien de très différent d’autres hommes connus, c’est un prédateur sexuel lambda, il n’a rien de spécifique. Pourtant lorsqu’on lit les éditos à ce sujet, ils sont anglés sur le lien de ces actes avec l’islam.

On a toujours considéré le viol comme un acte grave. Pourquoi a-t-on dû attendre 1978 et le procès d’Aix pour voir apparaître une jurisprudence puis une législation sur le viol ?
On a toujours considéré que le viol était grave, mais toujours de manière abstraite. Au Moyen-Âge, il y avait des lois extrêmement dures à l’égard des violeurs qui les condamnaient aux pires tourments. Pour autant, il y avait très peu de plaintes et encore moins de condamnations. Si une loi a vu le jour en 1980, c’est sous la pression des lobbys féministes qui étaient extrêmement puissants à ce moment-là. Sans le courage des femmes qui ont témoigné, cela n’aurait pas eu lieu. Mais les faits ont-ils suivi ? Quand on constate qu’il y a toujours aussi peu de plaintes et de condamnations, on peut se poser la question. Il y a beaucoup de plaintes classées sans suite et une partie le sont sans bonnes raisons.
La loi sur le viol est dénaturée : de l’aveu de magistrats eux-mêmes, une partie des viols digitaux et des fellations forcées sont correctionnalisés au lieu de passer en cour d’assises. La loi est bien faite, mais elle est mal appliquée et beaucoup ne la connaissent pas parce que les mentalités sont en retard par rapport à la loi, y compris dans l’institution judiciaire. Pour beaucoup de monde, un viol c’est un pénis dans un vagin.

En France, on définit le viol comme une pénétration sous la contrainte, la force ou la surprise. Vous écrivez qu’il est préférable de ne pas parler de consentement dans la loi car cela implique de se questionner sur les actions et les propos de la victime, alors qu’il vaudrait mieux se questionner sur la façon dont le consentement a été obtenu. Dans les procès pour viol en France, on en revient pourtant presque systématiquement à dévoiler les mœurs de la victime. Pourquoi ?
Il y a un débat chez les féministes pour savoir s’il faudrait faire apparaître le consentement dans la loi ou non. Je n’en suis pas partisane, certaines le sont. Je constate que dans les pays où le mot « consentement » apparaît, il y a aussi des problèmes de culture du viol, comme au Québec par exemple. Je pense qu’il faut plutôt travailler sur les idées reçues dans la société car tant qu’elles existeront, on aura beau avoir les meilleures lois possibles, elles ne seront pas convenablement appliquées. Si on a une loi avec le mot « consentement » dedans et que dans sa plaidoirie, l’avocat insiste sur les mœurs de la victime face à un jury persuadé qu’une femme qui boit en minijupe cherche à être violée, il votera l’acquittement du violeur, consentement ou non.

Pourquoi les hommes dénoncent-ils beaucoup moins que les femmes cette conception de la masculinité « à la française » ?
Les qualités attribuées aux hommes dans la société (la compétitivité ou la force physique, par exemple) sont beaucoup plus valorisées que les qualités attribuées aux femmes. On attend par exemple d’une femme qu’elle soit douce et maternelle, mais on ne trouve pas qu’il s’agisse de valeurs très utiles pour faire fonctionner une société. Résultat, il est extrêmement difficile pour un homme de dire « moi j’ai des qualités plus féminines que masculines », car cela serait comme déchoir de sa classe de genre, comme on déchoit de sa classe sociale. Je pense que la plupart des hommes qui ne correspondent pas à une masculinité normative doivent aussi faire le chemin de se dire « ce n’est pas ma faute, c’est la norme qui n’est pas bonne ». Il peut être difficile d’admettre cela pour un homme, et d’ailleurs c’est là-dessus que se construit l’homophobie.
Les hommes sont moins enclins à questionner ces normes parce qu’on leur a appris que la masculinité était quelque chose de génial.
Au lieu de chercher à déconstruire cette image s’ils n’y correspondent pas, ils se disent « c’est à moi de devenir viril ». Dans certains cas par exemple, il peut être positif de dire d’une fille qu’elle est un « garçon manqué », par exemple une fille qui joue très bien au foot. En revanche, ce n’est jamais positif de féminiser un homme. Au contraire, quand on le fait, c’est pour les humilier. On ne dira pas d’un homme qui cuisine très bien, que c’est une très bonne cuisinière.

Avez-vous l’impression qu’on a récemment passé un cap dans la considération du viol pour ce qu’il est réellement ?
C’est une question à laquelle je n’ai pas de réponse définitive. En vingt ans, les choses ont changé, c’est une évidence. Pour moi, il est trop tôt pour dire que #MeToo a fait avancer les choses, on le saura dans cinq ou dix ans. D’un côté, quand on voit la condamnation du procès du 36 on se dit « Ça y est ! », mais aujourd’hui l’affaire Besson a été classée sans suite. Ce qui est certain, c’est qu’à l’heure actuelle, le lobby féministe sur Internet est très fort et a le pouvoir de faire ployer les gens, par exemple sur le traitement médiatique des violences sexuelles. A mon avis, on a du poids parce qu’on fait peur, mais pas parce que les mentalités ont évolué. Je ne pense pas qu’on en soit là.

Par Pauline Verge

Super-héros une histoire politique dans Le Monde diplomatique

mercredi 29 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde diplomatique, avril 2019.

Bras armés de l’impérialisme ? Étendards du capitalisme ? Parangons du racisme ? Et si les super-héros, au contraire, portaient des idéaux émancipateurs, voire révolutionnaires ? C’est à cette nouvelle lecture des personnages de comics et de leurs adaptations sur petit et grand écrans que s’attelle l’historien William Blanc. Au fil de chapitres courts et denses, qui brossent l’histoire du genre depuis la naissance de Superman, en 1938, jusqu’aux récents développements de l’univers cinématographique Marvel, se dessine un autre récit. Ainsi, Wonder Woman et Red Sonja figurent un féminisme insurrectionnel ; Panthère noire et Luke Cage, les combats des Noirs américains ; Green Arrow, la lutte des classes… sans que cet autre récit oblitère le précédent. William Blanc, coauteur de l’ouvrage Les Historiens de garde (Libertalia, 2016), veille à ne pas remplacer un mythe par un autre. Il montre comment ces fables travaillent à la fois à l’avènement des idéaux démocratiques et à la justification de l’interventionnisme américain. Avec pour modèles historiques Woodrow Wilson et Franklin D. Roosevelt, deux « super-héros » en politique, qui mirent en place un délicat équilibre entre progressisme et impérialisme.

Maxime Lerolle