Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec William Blanc dans L’Humanité

lundi 13 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Humanité du 10 mai 2019.

Imaginaires politiques, politiques imaginaires

William Blanc, historien à qui l’on doit un pavé sur la geste arthurienne (Le Roi Arthur, un mythe contemporain), a changé de format pour mieux « accrocher », dit-il, le lecteur néophyte. C’est donc un petit livre, d’à peine 80 pages, plus une cinquantaine de pages « bonus », qui explore l’écologie des dragons, la métaphore de l’hiver dans la fantasy, etc., ou une bibliographie plus complète sur les sujets traités. Il est organisé comme une série télévisée, en « saisons », et on y croise Engels, Miyazaki, Led Zeppelin ou Superman.

William Blanc :
« la fantasy, ce devrait être une espèce de cri de rage »

Dans Winter is coming, l’historien William Blanc décortique à travers plusieurs œuvres, dont la saga de George Martin, un genre influencé dès sa naissance au XIXe siècle par la politique… et qui l’influence à son tour, nous explique-t-il.

Avant même que la fantasy existe, vous parlez dans votre livre d’un genre littéraire préexistant. Au début du XIXe siècle, le médiévalisme, qui déjà critiquait les conséquences de la révolution industrielle. Quelles en sont les figures ?
William Blanc : Il y a bien sûr William Morris, mais il hérite d’une tradition anglaise. Le roman gothique, avec Walter Scott (Ivanhoé) est né au XVIIIe siècle, au moment de la première révolution industrielle. Mais la génération de Morris vit en pleine époque victorienne, dans un développement industriel inédit, et réagit vivement. William Morris bataillera avec des auteurs comme Alfred Tennyson, qui a une vision très conservatrice du mythe arthurien. Si Camelot est tombé, c’est de la faute de Guenièvre, dit-il. C’est très misogyne, on sent le poids du péché originel. Morris prend la défense de la reine dans un poème, The Defence of Guenevere (1857).

À l’origine, il est pourtant conservateur.
William Blanc : Pour le public français, on peut le comparer à Victor Hugo, lui aussi venu de la droite, qui va finir très à gauche (Morris plus que Hugo). Il y a des similitudes entre les deux hommes, grands défenseurs du patrimoine (pour « arrêter le marteau qui mutilait la face du pays », écrivait Hugo – NDLR). Mais Morris en outre dessinait, conceptualisait, s’intéressait aux arts décoratifs… Retrouver le Moyen Âge passait pour lui par la redécouverte des légendes médiévales et la diffusion du beau, notamment le travail artisanal, à rebours du travail répétitif en usine. Il décrit longuement le travail des artisans dans son œuvre. Il poursuit cet objectif de diffusion du beau en rééditant des légendes modernisées pour faire accéder le plus grand nombre à la beauté, dans des éditions (il a créé sa propre maison, Kelmscott Press) avec des enluminures, de magnifiques gravures…

Cela a marqué l’édition de la fantasy : aujourd’hui toutes les belles éditions comprennent des gravures, des enluminures.
William Blanc : C’est vrai que les éditeurs de fantasy insistent souvent sur l’illustration, la mise en page… Il a réussi sur ce point : il avait, comme J. R. R. Tolkien (Bilbo le Hobbit, 1937, Le Seigneur des anneaux, 1954), l’amour de l’objet livre. Objet d’art, de beauté, qui permet d’oublier un moment la réalité, la grisaille du quotidien.

Cette évasion que propose la fantasy s’est-elle construite en opposition au roman naturaliste ?
William Blanc : C’est très fort chez William Morris. Pour lui, la littérature devait élever les gens, pas les replonger dans leurs problèmes. Ce qui ne veut pas dire fuir la réalité. Ce n’est pas du bovarysme. C’est justement parce qu’on a conscience de la réalité qu’on aspire à autre chose. Tolkien a bien décrit cela dans son essai sur le conte de fées (Du conte de fées, 1937)…

Certains auteurs avaient à côté de leur carrière littéraire une activité politique. Dans la première, ils magnifiaient le communisme primitif, les sociétés d’entraide. Par la deuxième, ils voulaient changer le monde. Faisaient-ils de la propagande ?
William Blanc : William Morris a commencé à écrire au moment où il a commencé à militer chez les socialistes, où il était très respecté : il assiste au congrès fondateur de la IIe Internationale, fonde la Socialist League (avec Eleanor Marx et le soutien de Friedrich Engels – NDLR). Pourtant il ne faisait pas passer de messages de manière explicite : dans ses textes, il y a des rois et des reines, on peut se dire que ça n’est pas très socialiste… Il voulait juste donner la possibilité aux gens de rêver un autre monde. Ça fait partie d’un projet socialiste, mais ce ne sont pas des textes politiques pour imposer la ligne du parti. Il a réussi à articuler cet aspect avec son engagement politique, pour lequel il a écrit des discours très militants, des critiques très virulentes de la société industrielle. Mais ce n’est pas un artiste organique.

Et pourtant il a planté des graines contestataires, y compris chez ses successeurs conservateurs.
William Blanc : Même chez C. S. Lewis (Les Chroniques de Narnia, 1950), qui était plus ouvertement politique que son ami et collègue Tolkien. Lewis était un propagandiste chrétien, et pourtant un admirateur de Morris… comme Clement Attlee, alors Premier ministre travailliste du Royaume-Uni. Morris a marqué les deux bords de la politique anglaise.

Est-ce parce qu’il porte une forme de critique de la société industrielle partagée par tous ?
William Blanc : Avec des différences. Morris pense à construire une société socialiste qui sera connectée avec la nature. Chez Tolkien, en bon conservateur, le désespoir prédomine. Il se dit que, quelque part, la machine a gagné.

Il est surtout, lui, durement marqué par la Première Guerre mondiale.
William Blanc : Évidemment. Il a vu l’abjection industrielle de très près, ça l’a marqué. C’est un homme de son époque. William Morris place un espoir peut-être un peu naïf dans le futur. J. R. R. Tolkien, lui, fait partie d’une génération fauchée par la guerre, il a perdu des amis sur le front de la Somme… Mais il croit en des solutions morales, pas politiques : il l’écrit dans ses lettres (à son fils Christopher, engagé dans la Royal Air Force pendant la Seconde Guerre mondiale – NDLR). Il recherche la connexion avec Dieu, et rejette la modernité.

Tolkien n’est pas le seul.
William Blanc : Non. George Orwell par exemple, qui appréciait aussi C. S. Lewis, voit dans la modernité se profiler la dictature stalinienne ou nazie. Tous ces gens se retrouvent sur un point : l’industrie, le scientisme, ne sont pas le progrès. Ils citent Rabelais à leur manière : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » D’où leur envie, leur besoin de faire un pas de côté.

Certains auteurs, comme Tolkien, se défendaient de faire de la politique, mais ils ont inspiré des mouvements politiques, environnementaux surtout. Quelle influence ont-ils eue ?
William Blanc : E. P. Thompson, dont on ne peut pas dire qu’il était neutre (socialiste marxiste britannique, militant pacifiste, spécialiste de l’histoire sociale – NDLR, a écrit une énorme biographie de Morris : From Romantic to Revolutionnary (Du romantique au révolutionnaire). Il cite Morris et Tolkien lorsqu’il écrit des articles contre la prolifération nucléaire dans les années 1980. Des gens de Greenpeace le feront aussi. Ils ont ces références et en font clairement un usage politique. Dans le livre, on publie une photo (une banderole « Winter is not Coming » lors de la marche bruxelloise pour le climat du 15 mars 2019 – NDLR), mais il en existe des dizaines partout dans le monde. Ça fait partie de l’arsenal imaginaire des militants pour le climat.

Il y a des différences d’appréciation entre auteurs sur la portée politique de leurs œuvres. Dans le magazine Rolling Stone, en avril 2014, George Martin s’interroge sur la naïveté politique de Tolkien, dans Le Retour du roi : « Dans la vraie vie, les rois réels font face à des problèmes réels. Être simplement un homme bon n’est pas la solution. Vous devez prendre des décisions difficiles, très difficiles. » Martin a-t-il ultrapolitisé le genre ?
William Blanc : Le genre a toujours été politique, même si Tolkien et Lewis jugeaient que non. Mais, dans les années 1960, avec Michael Moorcock et sa fable anticolonialiste (Le Cycle d’Elric, 1961), ou Ursula Le Guin (Le Cycle de Terremer, 1964), il l’était encore plus. Martin, c’est l’aboutissement. Si ce n’est qu’il est très critique sur cette contre-culture devenue trop commerciale, avec l’explosion des jeux vidéo, des jeux de rôle. Ce n’est pas tant Tolkien que Martin attaque, mais ses imitateurs qui ont voulu capter un public.

Un marché ?
William Blanc : Oui, il y a un marché. Il en parle dans Armaggedon Rag, un roman déroutant sorti en 1983, qui suit un groupe de rock, les Nazgûl, qui veut bousculer l’Amérique des années Reagan. Le livre a fait un flop, mais les gens devraient le relire, parce qu’il y a déjà tout Game of Thrones (GOT) dedans. La fantasy ce devrait être ça, une espèce de cri de rage. Pas un prétexte commercial, un vrai genre politique.

Mais parfois, on prête parfois à l’auteur des intentions qu’il n’a pas. C’est le cas pour la série Game of Thrones ?
William Blanc : Tout le monde a dit : « C’est une fable sur le réchauffement climatique. » Mais Martin n’avait pas prévu ça. Ça l’est devenu, parce que les téléspectateurs l’ont voulu.

Au début, notamment sur les sites d’extrême droite, on expliquait que le Mur devait contenir l’immigration venue du Nord. L’explication climatique est préférable, non ?
William Blanc : Oui, mais on ne peut pas empêcher d’autres interprétations. Umberto Eco disait qu’un texte est « une machine paresseuse qui exige du lecteur » qu’il remplisse « les espaces de non-dit » (in Lector in fabula, 1985). L’extrême droite a essayé d’utiliser Tolkien dès les années 1970. En Italie, elle fait sa refondation – pour partie – dans des « campo Hobbit ». Des gens qui aujourd’hui sont au pouvoir ont été formés là-dedans, des gens qui fantasmaient un Moyen Âge où la force des chevaliers prévalait. Ils ont réinterprété Tolkien, qui pour sa part détestait la guerre et le fascisme. Ils peuvent prendre des bouts, mais si on regarde la filiation de la fantasy, on n’est pas dans cette famille politique. C’est une critique de la force brute, de l’excès de pouvoir, de l’excès d’argent : quand à la fin du Retour du roi, les Hobbits reviennent dans la Comté, Saroumane, déguisé, a pris le pouvoir sous le nom du « Boss », le patron. Certes, c’est une critique de la modernité, mais une critique humaniste. C’est le dénominateur commun de tous les auteurs.

Ils ne placent pourtant pas tous le curseur au même niveau. L’horizon du Westeros de Martin a l’air (même si on ne connaît ni la fin de la série, ni celle de la saga littéraire, qui a priori seront différentes) plus bouché que ne l’était celui des héros de Morris ou Tolkien.
William Blanc : Il y a une différence de contexte. Quand Morris écrit, à la fin du XIXe siècle, chez les socialistes, l’espoir de la révolution existe. Aujourd’hui, la crise écologique nous impose un autre rapport au temps. Jeter l’anneau dans le feu ne suffit plus, il faudra un processus long, complexe, pour passer d’un processus capitaliste durablement installé à autre chose. Ça va être dur, on va souffrir à Westeros ! Pour illustrer cette complexité – outre le coriace « jeu » des trônes – le danger réel est invisible. Dans les romans, on ne voit pas les « marcheurs blancs ». Chez Tolkien, les monstres sont identifiés, les Orcs, Sauron, les Nazgûl… Chez Martin, puisque les « marcheurs blancs » sont loin, qui sont les monstres ? C’est nous tous. Les humains. Héros compris. Regardez la façon dont évolue Arya Stark…

Il y a un brouillage entre le bien et le mal : l’ennemi n’est pas identifié, et les héros sommés de coopérer. C’est impensable dans le monde réel : on imagine mal Trump, Macron, Poutine, s’allier pour travailler à réduire le réchauffement climatique.
William Blanc : Si les téléspectateurs ont pensé que GOT était une fable sur ce sujet, c’est bien qu’il y a un défaut de politique. Game of Thrones est devenu un outil pour contrer les climatosceptiques, sans leur répondre directement peut-être, mais au niveau mondial : c’est tellement populaire, dans les pays industrialisés (ceux qui ont les leviers pour agir – NDLR) et les grandes puissances, y compris l’Inde ou la Chine…

Entretien réalisé par Grégory Marin

Entretien avec les éditions Libertalia sur le site de Ballast

lundi 13 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur le site de Ballast le 10 mai 2019.

« Nous sommes las des querelles intestines »

« Le blues et la Commune, la pédagogie et la révolution russe, les droits civiques et la prison, Jack London et Simone Weil : le lien ? Une petite douzaine d’années et une grosse centaine de livres au compteur des éditions Libertalia, également libraires à Montreuil. Si leur ancrage libertaire est revendiqué – jusque dans leur nom, bien sûr, en écho à l’utopie pirate dont la légende dit qu’elle fut fondée à Madagascar, au XVIIe siècle, afin que « le peuple lui-même [soit] l’artisan et le juge de ses propres lois » –, leur catalogue fait la part belle à l’ensemble des courants anticapitalistes : « Toutes celles et ceux qui se battent pour des lendemains moins sombres appartiennent à la même famille que nous. » Nous les croisons régulièrement au détour d’une manifestation et il n’est pas rare que leurs livres s’empilent sur nos bureaux ou remplissent nos poches ; nous avons donc pris le temps de nous arrêter, histoire de discuter d’espoir, de sous et de bouquins.

Vous avez un jour confié être encore surpris d’être éditeurs, et d’être reconnus comme tels. Pourquoi cet étonnement ?
Nous avons créé Libertalia il y a une douzaine d’année sans avoir la moindre idée de ce que deviendrait ce projet, sans vision claire de la ligne éditoriale, sans « budget prévisionnel » ou autre « plan de financement ». Nous souhaitions simplement rééditer quelques vieux textes et proposer un peu d’inédit rock’n’roll et enragé, et diffuser tout ceci prioritairement sur nos tables de presse en concerts et en manifs. On avait déjà l’expérience de la vente à la criée, puisqu’on autodiffusait notre fanzine Barricata à quelque 2 000 exemplaires. En quelques années, on a progressivement appris le métier mais on a conservé notre côté forain. Aujourd’hui, Libertalia reste une petite maison, mais nous avons acquis une certaine légitimité et une honorable visibilité. Pour autant, nous sommes toujours en proie au doute.

Que redoutez-vous donc ?
De ne pas réussir à saisir l’or du temps, de faire fausse route, de « prêcher » dans le vide. De façon récurrente, on se pose la question de la poursuite de l’aventure Libertalia. Est-ce que ça a vraiment un sens ? Est-ce que nous sommes plus utiles ici qu’ailleurs ? Et comment préserve-t-on notre propre équilibre au sein du tumulte quotidien ? Nous sommes las des misérables querelles intestines, des mesquineries quotidiennes et on a parfois la tentation de disparaître pour vivre autrement.

Vous venez de la CNT et d’une vision stricte, sinon sectaire, de l’anarchisme. Pourtant, « nous n’avons pas d’ennemis à gauche », nous aviez-vous dit un jour. Comment comprendre ce mouvement ? Vous concevez de plus en plus Libertalia comme une passerelle. Entre quelles rives ?
On aime bien l’image du pont, ou de la passerelle, qui s’oppose à celle des murs que tous les gouvernants s’échinent à bâtir dans les esprits et aux frontières des mondes physiques et sociaux. Par ailleurs, il est clair que nous avons changé de façon d’agir. Après des années de militantisme effréné, on a levé le pied. Pour deux raisons : la défaite du mouvement social de l’automne 2010 nous a amenés à reconsidérer notre mode opératoire, nous avons lâché nos mandats pour nous concentrer davantage sur la vie de la maison d’édition ; peu après, avec Charlotte, nous avons eu deux enfants, et on a tenu compte des conseils des vieux camarades : « Ne négligez pas le quotidien, vous le regretteriez. » Quelques années et quelques cheveux blancs plus tard, nous sommes toujours présents, mais moins dans l’animation, plutôt dans l’accompagnement des luttes et des moments d’intensité politique. Par conséquent, sans rupture, nous avons délaissé une certaine forme de patriotisme organisationnel pour tenter d’établir des liens entre les mondes qui résistent. Aujourd’hui, nous sommes une maison d’expression libertaire avec une identité forte et sans œillères.

Toute la « gauche radicale » ? Le camp anticapitaliste ? Comment on appelle ça, le cerne, le balise ?
Nous sommes solidaires de toutes celles et de tous ceux qui font avancer les choses dans la voie de l’émancipation, que ce soit d’un point de vue social ou sociétal. Cela regroupe toute la gauche radicale et au-delà. Donc les collectifs autonomes, féministes, antifascistes, les syndicats, les organisations politiques, mais également les troupes de théâtre, les groupes de musique, les cinéastes, les maisons d’édition, les libraires, les animatrices et animateurs de revues…

Jack London, un auteur qui vous est cher, disait : « Nous autres socialistes, anarchistes, vagabonds, dévaliseurs de poulaillers, hors-la-loi, citoyens indésirables. » Ce serait une bonne ligne éditoriale, ça ?
Il écrivait ceci en 1911 et ajoutait qu’il souhaitait qu’il y ait davantage de dévaliseurs de poulaillers et de hors-la-loi, mais dans le même temps, il faisait bâtir le plus grand des poulaillers : la Wolf House, sa maison gigantesque de Glen Ellen, comprenant une entrée de service pour les domestiques et une piscine au dernier étage pour le maître des lieux ! Jack London le fils de rien, qu’on aime tant, était alors devenu un opulent propriétaire foncier pétri de contradictions. Que lui restait-il du souffle romantique et vengeur du Frisco Kid ? Celui qui pillait vingt ans plus tôt les parcs à huîtres, buvait vite et frappait fort.

Il y a chez vous une affection certaine pour ce que Raoul Vaneigem appelle « le parti pris de la vie », dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Ce positionnement assez peu universitaire, et finalement assez marginal au sein de l’édition « critique », est d’abord affaire de dispositions personnelles ou de ligne idéologique ?
Vaneigem est un penseur qui nous est cher, et c’est un auteur maison, puisque nous avions naguère réédité l’Histoire désinvolte du surréalisme, et que nous venons de publier un inédit, Appel à la vie contre la tyrannie étatique et marchande, dans lequel le vieux combattant n’en finit pas de régler son compte au spectacle. Le Traité, on l’a lu à 20 ans, et il fait partie des livres qui ont changé notre existence. Oui il faut changer la vie en commençant par changer la nôtre et profiter du quotidien sans céder au repli égotiste. Toutes celles et ceux qui se battent pour des lendemains moins sombres appartiennent à la même famille que nous. Cela peut sembler un peu naïf ainsi, mais cela répond à des prédispositions personnelles. Parmi les trois animateurs de Libertalia, il n’y a pas d’héritiers et, à l’échelle de deux générations, on vient du peuple d’en bas. Si nul d’entre nous n’a connu la faim, je me souviens encore de certaines fins de mois de mon enfance : dans le frigo, il n’y avait que du lait, des pâtes et des œufs. Cela contribue à forger une conscience, voire une haine de classe. Et tout ceci, très vite, entra en résonance avec Camus, Vallès ou Jules Renard.
Ce positionnement éditorial est donc à la fois personnel et idéologique. L’idéologie est venue consolider plus tard ce qui était déjà en germe.
Par ailleurs, et il ne faut pas le minorer, nous venons de familles au fort héritage militant, que celui-ci soit chrétien de gauche, communiste, anarchiste, ou à la limite du banditisme social. Dans ces familles, le livre était l’objet sacré, celui de l’émancipation.

L’éditeur de La Fabrique, Éric Hazan, avance dans Pour aboutir à un livre que son principal critère en matière de choix d’un texte est son caractère « offensif ». Entendre qu’il ne doit pas décrire le monde, ni même le critiquer, mais « propose[r] des pistes pour sa subversion ». Ça vous parle ?
Ça nous parle complètement et Éric a raison. D’une façon ou d’une autre, on tâchera d’employer toutes nos forces au cours des prochaines décennies à contribuer à la guerre en cours contre le capital. Sans toutefois délaisser la littérature et le rock’n’roll, qui permettent d’ouvrir vers des moments de quiétude et de joie. Mais serons-nous seulement audibles ? Est-ce que ce qu’on l’on raconte fait encore sens à l’heure du repli individualiste béat et de la conflictualité en berne ?

Mais ne vivons-nous pas une sorte de sursaut ? Ici, les Gilets jaunes contre l’oligarchie néolibérale ; en Algérie, le mouvement contre l’oligarchie militaire…
C’est vrai, il y a encore des mobilisations, mais de là à parler de « sursaut » ! De quand date le dernier grand mouvement de masse victorieux ici ? De 1995 ? Ça commence à dater tout de même ! Le monde qui portait ces mobilisations, la vieille gauche syndicale, n’en finit plus de vieillir et de se déliter. Tout est à reconstruire et à réinventer, là est l’espoir. Et pour cela, il faut fédérer, Ballast le fait très bien, à son échelle.

Vous assumez un côté « famille » : vous ne publiez que les auteurs que vous connaissez ou qu’on vous recommande. Pourquoi ne pas laisser leur chance aux inconnus ?
Parmi nos principales contradictions, il y a celle-ci : on défend l’idée d’une vie au juste rythme, en profitant de l’instant présent, mais dans les faits, on bosse tout le temps, jamais moins de 60 heures par semaine.
Libertalia publie plus de 20 livres par an, c’est beaucoup, c’est peut-être trop pour une si petite structure, mais on a envie de publier de l’histoire, de la pédagogie, de la littérature, de la pensée critique, et les publications s’enchaînent.
Nous n’avons donc pas le temps d’étudier les manuscrits qu’on nous envoie. Nous avons même le plus grand mal à boucler les livres à paraître. Donc on se protège comme on peut, notamment en ne répondant pas. Il ne faut pas y voir du mépris, juste du surmenage. Et puis ceci ne nous empêche pas de réfléchir à des thèmes qui nous semblent essentiels, et alors on se met alors en quête d’autrices ou d’auteurs.

D’ailleurs : est-il possible d’anticiper le succès ou l’insuccès, même à la louche, d’un livre ?
Il y a des sujets peu vendeurs, on le sait d’expérience. Tout ce qui a trait aux migrants et au Proche-Orient. Cela ne nous empêche pas de publier ce type d’ouvrages. Mais on sait qu’il faudra les contrebalancer par d’autres titres plus faciles.
On a du mal à anticiper le succès d’un livre. Et d’ailleurs, celui-ci reste toujours très relatif chez nous : quelques milliers d’exemplaires. Il y a un seuil que nous n’arrivons pas à franchir, celui des 10 000 exemplaires vendus. Ou alors il nous faut huit ans !
À l’instar des éditions Maspero et en toute transparence, on mentionne les tirages à la fin de nos ouvrages. Rien n’est plus réjouissant que procéder au troisième ou au quatrième tirage d’un livre qui semblait originellement à « faible potentiel ».

En 2010, vous disiez même que vous ne vouliez pas gagner d’argent avec Libertalia. Aujourd’hui, vous dégagez deux salaires et espérez en avoir un troisième. Comme tout bienfait a son revers : que gagne et que perd-on à se professionnaliser ?
À ce jour, au terme de douze années d’existence, Libertalia est en mesure de rémunérer l’équivalent de trois smics. Par conséquent, on ne vit pas des activités de la maison d’édition, cela relève davantage du défraiement. Bruno, le graphiste et Webmaster, pige ici ou là pour compléter ses menus émoluments ; Charlotte est correctrice pigiste au Parisien pour arrondir les fins de mois ; on provisionne l’équivalent d’un smic pour une libraire qui nous rejoindra dans quelques semaines ; on essaie aussi d’inventer de l’argent pour embaucher une éditrice-libraire en septembre 2019. Quant à moi, après quelques années à temps partiel et même deux trimestres en disponibilité, je suis temporairement de retour à temps plein dans l’Éducation nationale. Parce qu’on a des mômes, un lourd crédit, et que le compte n’y est pas encore. Ça c’est la réalité prosaïque d’une maison d’édition qui vend près de 50 000 livres par an, mais qui fait en sorte de maintenir les prix à un niveau décent, et tente de rémunérer les auteurs et les traducteurs avec le moins de retard possible. Alors peut-on parler de « bienfait » et de « revers » ? Disons plutôt que ceci explique pourquoi les éditrices et éditeurs sont si souvent des enfants de la bourgeoisie, fût-elle intellectuelle : mieux vaut bénéficier d’un solide capital quand on se lance dans pareille aventure. Enfin, pour répondre franchement, nous sommes davantage attentifs à l’équilibre financier de nos publications désormais. Il y a donc des livres que nous aurions pu éditer il y a quelques années mais que nous ne ferions plus aujourd’hui, notamment de grosses traductions d’ouvrages anciens ou des ouvrages contemporains dont l’audience nous semble trop limitée.

« Le véritable engagement requiert une action plus directement concrète que le seul fait d’éditer des livres, sinon c’est vraiment s’en tirer à bon compte » , estimait l’éditeur François Maspero. S’il est l’une de vos sources d’inspiration, pourriez-vous toutefois signer ce propos ?
François Maspero a incarné l’édition critique durant plus de vingt ans, de 1959 à 1982. Ce qu’il publiait s’ancrait dans une époque et a accompagné de façon extrêmement concrète la réalité quotidienne des luttes. Par conséquent, le fonds de la Petite Collection Maspero (282 titres numérotés, un peu plus en réalité) a énormément vieilli tant les ouvrages étaient en phase avec les revendications des lycéens, étudiants, travailleurs, détenus, militants anti-impérialistes de l’époque. Après avoir cédé son catalogue à François Gèze en 1982, François Maspero n’a pas disparu : il a traduit de magnifiques auteurs comme Luis Sepulveda et Alvaro Mutis, et rédigé de grands livres empreints de poésie et de combativité. Lisez son ouvrage sur Gerda Taro, et Les Abeilles et la guêpe !
Maspero, dans cette implacable sentence, semble être dans le vrai : il ne faut nullement idéaliser ou surestimer notre petite action d’éditeurs. On publie des livres qui peuvent avoir un certain écho à un moment, mais ceci participe d’un mouvement global. Il n’y a pas là matière à se prendre pour un voyant. Dans les faits et en pratique, nous ne sommes (presque) rien.

Vous ne faites pas secret de votre désir d’être un « laboratoire ». Avoir, depuis peu, une librairie à Montreuil participe-t-il de ça ?
Je ne suis pas certain de notre capacité à être un « laboratoire ». Davantage de notre désir de contribuer, en armant les esprits, à ce que demain ne soit pas aujourd’hui en pire. Et si on échoue, tant pis, au moins nous aurons essayé. Notre petite librairie se veut un lieu de partage, de quête, elle s’inscrit dans un écosystème : Montreuil, une ancienne cité de la banlieue rouge en cours de gentrification, mais encore populaire et épicée. Dans les faits, on rêve d’un lieu quatre fois plus grand, où l’on pourrait organiser des rencontres avec 200 personnes, des projections, des spectacles… Affaire à suivre !

Vers la plus queer des insurrections sur le site Simonæ

lundi 13 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le site Simonæ (mise en ligne le 8 mai 2019).

Lecture flash #20
Vers la plus queer des insurrections 
de Fray Baroque et Tegan Eanelli

Le mouvement queer insurrectionnel Bash Back ! était un réseau de cellules anarchistes queer actives aux États-Unis entre 2007 et 2011. Il est né d’un appel à la préparation d’une résistance contre les congrès des Partis républicain et démocrate. Durant toute la durée de ce mouvement, ces cellules ont déployé en abondance des réflexions et des mobilisations contre le système hétéro-cisnormatif : d’outils théoriques et pratiques… vers la plus queer des insurrections !
Ces discours ont été rassemblés dans l’ouvrage Queer Ultra Violence : Bash Back ! Anthology, publié en 2011 chez l’éditeur Fray Baroque et traduit en 2016 en français aux éditions Libertalia.
Vers la plus queer des insurrections nous livre des pistes de réflexion militante sur l’articulation entre nos identités et les biopouvoirs, « la force qui régit nos corps mais aussi l’espace entre nos corps », ainsi que des aperçus historiques de la naissance, de l’évolution et de la mort du mouvement Bash Back ! en lui-même.
Rejetant toute forme d’institutionnalisation, ces textes redéfinissent ce qui est queer, en se pensant en dehors du cadre des politiques LGBT+, en dehors d’une normalisation et d’une uniformisation des luttes, des corps et des individu·es. Ils opèrent ainsi une scission de l’appropriation bourgeoise et politicienne de ces luttes, car elle conduit à une acception de ce qui est queer comme synonyme de « L », « G », « B » et « T » : une représentation des personnes queers comme n’aspirant qu’à un idéal de la famille moyenne, au moule hétéronormatif.
Ici, il est rappelé que le queer est au contraire intrinsèquement lié à la rébellion, dans la rue comme dans les corps, ainsi qu’au refus de l’assimilation des identités et de luttes. Ces luttes queers rejettent la normalité dans sa totalité. Ce qui est queer, celleux qui le revendiquent, sont défini·es en opposition aux « personnes normales » : iels (se) pensent en dehors des logiques de pouvoir les marginalisant et les excluant. Cette révolte doit donc se dérouler non par le biais des textes de loi et des universitaires, mais par les individu·es elleux-mêmes.
« En déstabilisant et en problématisant la Normalité, nous pouvons déstabiliser et mettre à mal la Totalité. »
Vers la plus queer des insurrections propose aux personnes queers de lutter, tout simplement, pour leur liberté sous toutes ses formes : une liberté politique (sous l’angle du non-étatisme plutôt que de l’anti-étatisme anarcho-capitaliste, sexuelle et de corps totale. Afin de gagner notre libération sur tous les aspects où l’on en est privé·es.
Dans sa structure même, l’ouvrage rend compte de cette effervescence créatrice insurrectionnelle ayant animé les membres du mouvement : les thèmes abordés, le ton employé – l’humour, parfois grinçant, la colère ou le nihilisme – sont multiples et fluctuants ; comme autant de moyens pour approcher cette insurrection mis à la disposition des lecteurices. Le rapport au genre, à l’identité, à la sexualité, y est problématisé, pour que chacun·e se l’approprie en son for intérieur et devienne à la fois théoricien·ne et combattant·e insurrectionnel·le queer : pour « dynamiter la distinction entre la théorie et la vie ».

Pourquoi le lire ?
Vers la plus queer des insurrections propose aux personnes queers de nombreuses pistes de réflexion à mener dans une société forçant une incorporation au modèle dominant – cisgenre, hétérosexuel, blanc, valide – tout en laissant ces personnes au ban de la société. Il se dégage de cette anthologie une énergie, une ardeur plus que bienvenues et donnant tout son sens au concept de « fierté », susceptible de fleurir en dehors du biopouvoir comme point de référence et d’ancrage. Vers la plus queer des insurrections n’appelle pas à « faire avec » les oppressions, mais à « agir contre » elles.
Toujours pertinents et souvent surprenants par leur approche, ces essais et communiqués sont un délice à lire et sauront à coup sûr réchauffer, de leur flamboyance rose et noire, les cœurs anarcha-queers étouffés sous la grisaille de l’hétéro-cistem.
« Si nous voulons un monde sans retenue, nous devons réduire ce monde en poussière. Il nous faut vivre au-delà de toute mesure, aimer et désirer ravageusement. Il nous faut comprendre et sentir la guerre sociale. Nous pouvons apprendre à être une menace, devenir la plus queer des insurrections. »

Khymaira

La bataille de 732 et son interprétation sur France 3 Nouvelle-Aquitaine

lundi 13 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Reportage de France 3 Nouvelle-Aquitaine du 27 octobre 2018 sur « la bataille de 732 et son interprétation », avec une intervention de Christophe Naudin, co-auteur de Charles Martel et la bataille de Poitiers :
france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/vienne/poitiers/bataille-poitiers-732-recuperation-politique-autour-victoire-du-mythe-charles-martel-1565380.html

Corinne Morel Darleux sur France Inter

lundi 6 mai 2019 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

L’émission Le focus de la semaine du 4 mai 2019, sur France Inter, recevait Corinne Morel Darleux.

« Conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes pour le Parti de gauche, Corinne Morel Darleux est aussi autrice de L’écologie, un combat pour l’émancipation ainsi que Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce bientôt publié aux éditions Libertalia. Elle décortique pour nous l’écologie radicale actuelle. »