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mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Entretien avec Christophe Naudin, Le Comptoir, 30 janvier 2021.
(Propos recueillis par Ludivine Bénard).
Plus de cinq ans après les attaques du 13 Novembre, où en sommes-nous ? Malheureusement, impossible de dire que le traumatisme est derrière nous, tant ces assassins se rappellent, trop régulièrement encore, à notre mauvais souvenir. Mais on peut se réjouir d’une chose : les Français n’ont pas cédé à la panique, n’ont pas sombré dans l’amalgame, contrairement à ce que certains « entrepreneurs de l’islamophobie » prétendent. Ces aficionados des thèses indigénistes, racialistes au nom du Bien, doivent être renvoyés dos à dos à leurs semblables, qui remplissent les rangs de l’extrême droite identitaire. C’est en partie contre eux que Christophe Naudin écrit aujourd’hui, mais aussi contre tous les récupérateurs, quel que soit leur bord politique. Cet historien et enseignant, présent au Bataclan ce terrible vendredi, a tenu un journal de décembre 2015 à décembre 2018, qui a été publié récemment chez Libertalia. Il y relate son parcours de victime et ses réflexions sur les conséquences de l’attentat sur notre société, « pour se vider, pour se reconstruire ».
Le Comptoir : En sus de vos réflexions politiques, historiques ou philosophiques, votre livre retrace votre reconstruction. Plus de cinq ans après l’attentat du Bataclan, diriez-vous que vous avez dépassé votre traumatisme ? Vivez-vous toujours dans l’appréhension d’une autre attaque ?
Christophe Naudin : Il n’y a pas à proprement parler de « guérison » de ce genre de traumatisme. On apprend à vivre avec. Je vais donc beaucoup mieux qu’il y a cinq ans. Mais il reste et restera des séquelles. Psychologiquement, une forme de fatalisme et d’anxiété presque permanents. Physiquement, avec le développement d’une forme de claustrophobie, et des gênes récurrentes au bras droit. Quant à l’appréhension d’un autre attentat, oui, je l’ai toujours ressentie, plus ou moins fortement, et évidemment encore plus depuis l’assassinat de Samuel Paty.
Votre témoignage, recueilli entre décembre 2015 et fin décembre 2018, nous rappelle que les attentats islamistes se sont multipliés durant cette période. Jusqu’à faire partie, dans une certaine mesure, de notre quotidien. S’est-on habitué à cette fréquence meurtrière ? Si on peut se féliciter de ce que la population ne cède pas à la panique ou à la haine communautaire, ne peut-on pas espérer un sursaut, plutôt que ce défaitisme ambiant ?
Je ne sais pas trop quel sursaut on pourrait attendre, ou s’il y a vraiment du défaitisme. Je suis rassuré d’abord qu’il ne semble pas y avoir de rejet massif de l’islam et des musulmans en France, malgré l’existence d’actes islamophobes (même sans entrer dans le débat du comptage). Je pense que les Français font la distinction entre musulmans et terroristes, au contraire de nombre de politiques et de médias. L’ambiance pesante, aujourd’hui, est surtout due au Covid… Si la menace djihadiste est toujours présente, latente, les Français ont d’autres soucis, ce que je peux comprendre, même s’il ne faut pas pour autant tomber dans le déni.
Quelle attitude, quelles mesures, par ailleurs, attendez-vous de la part de nos gouvernants ?
Pas grand-chose malheureusement. Si, au moins, ils pouvaient cesser d’instrumentaliser les attentats, que ce soit pour mettre en place des lois liberticides ou dérouler leur idéologie politique, ce ne serait pas mal. Mais je n’y crois pas. Parmi les pistes envisageables, peut-être pourrait-on donner plus de moyens aux renseignements humains, mais en choisissant les bonnes cibles…
Publier des réflexions écrites à chaud, n’est-ce pas l’antithèse du travail d’historien ? Comment, d’ailleurs, s’articulent votre position de « victime » de l’« événement historique » que constitue l’attentat, et celle d’historien, dont le propre est par ailleurs de prendre de la hauteur par rapport à cet événement ?
En tant qu’historien, je me devais de prendre du recul sur mon propre témoignage, d’où ma postface (et même mon avant-propos). Sans elle, le témoignage brut n’est évidemment pas en lui-même un travail d’historien, c’est juste une source. J’ai quand même dans mon témoignage, à des moments précis, une démarche d’historien, quand je commence à essayer de comprendre, de trouver des explications, à faire des recherches. Cela se construit peu à peu, comme les pièces d’un puzzle. Mais sans cette postface, le puzzle n’aurait pas pu être achevé.
La date de sortie de votre livre a malheureusement coïncidé avec la date de la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire, comme vous, qui a été décapité par un Tchétchène islamiste, parce qu’il avait montré des caricatures de Charlie Hebdo en classe. Depuis 2015, on sait que Daesh vise particulièrement les enseignants, au motif que l’école républicaine ferait partie du « grand complot judéo-maçonnique ». Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de la mort de Samuel Paty ? Comment peut-on justifier l’échec de l’institution scolaire, et plus généralement celui de la République, à protéger ses ouailles, alors même que la menace est plus actuelle que jamais ?
Cela a évidemment été un choc. Je n’ai pas été étonné car je connaissais cette menace, que j’évoque dès le début de mon journal. Mais cela m’a sidéré, et j’ai ressenti encore plus fort les symptômes que je ressens chaque année quelques semaines avant les commémorations du 13 Novembre : maux de tête, forte fatigue, irritabilité… Mon hypervigilance est revenue, notamment au travail. J’ai toutefois réussi à ne pas m’accrocher aux infos, au contraire de ce qui s’est passé les trois années qui ont suivi le Bataclan. Quant à notre institution, pour tous les sujets, pas seulement celui-ci, on est dans le « pas de vagues », et les enseignants, mais aussi les chefs d’établissement, sont le plus souvent seuls face aux différentes menaces.
On s’étonne, en vous lisant, de votre optimisme concernant la jeunesse : alors que tant de sondages mettent en lumière une France de plus en plus fracturée, des communautarismes (notamment religieux) de plus en plus affirmés, qui se sont traduits par des difficultés à faire vivre la laïcité au sein de l’institution scolaire, par la remise en cause de la parole du professeur, par du chahut lors de minutes de silence, par des discours dogmatiques voire complotistes, vous faites pourtant le constat contraire auprès de vos propres étudiants et vous expliquez notamment que le débat a toujours réussi à calmer les situations qui s’envenimaient dans vos cours. « Au contraire de ce qui a été largement diffusé par les médias et les politiques, j’étais loin d’avoir des djihadistes en herbe en face de moi », écrivez-vous. Comment expliquez-vous cette dichotomie ?
Je me méfie des sondages et des « enquêtes d’opinion » en général, et sur ces sujets en particulier. Il y a toujours une volonté d’instrumentalisation. Le sondage récent de l’Ifop, publié dans Charlie Hebdo, en est un bon exemple. Les questions sont vagues, trop ouvertes à interprétations multiples, et il y a des absurdités, comme le fait de demander à un enseignant s’il a connu, « durant au moins une fois dans sa carrière » des contestations ! Un adolescent, ça conteste souvent… c’est même à ça qu’on les reconnaît. Un sondage avec des questions vraiment précises, et portant par exemple sur les cinq dernières années uniquement, aurait été à mon niveau plus pertinent.
Ce n’est pas pour autant que je fais l’autruche et que je nie les problèmes, et les tensions bien réelles. Mais cela englobe bien plus de choses que les sujets que l’on nous ressert à chaque fois, avec le même bilan : les élèves qui contestent et ont des revendications religieuses seraient principalement les musulmans. J’ai moi-même eu des élèves qui contestaient qu’on puisse critiquer ou moquer une religion, et je pense même que leur nombre augmente chaque année, même si cela reste très minoritaire. Cependant, ils étaient loin d’être uniquement musulmans, et je suis dans un collège très divers, socialement, culturellement.
Ces dernières années, mes élèves les plus fermés à la critique de la religion, ou hostiles à la laïcité (ou plutôt l’idée fausse qu’ils en ont) étaient plutôt protestants, notamment évangéliques. Et je sais que je suis loin d’être le seul. Pourtant, on en entend très peu parler… Je suis comme tout le monde inquiet des discours complotistes, de l’adhésion aux fake news, etc. Mais ce qui se passe dans nos classes n’est que le reflet de l’extérieur. Et, en effet, les écouter, débattre, leur répondre, est bien plus efficace que de faire des injonctions ou de « signaler ».
La plupart sont surtout en demande d’explications, car ils sont bombardés d’infos qui n’en sont pas vraiment, baignent dans des milieux familiaux qui, parfois, leur tournent la tête ou les laissent seuls face aux fake news des réseaux sociaux… Alors si, plutôt que de les écouter, on choisit le signalement ou le catéchisme des « valeurs de la République », cela ne fonctionne pas. Ils se referment, ne parlent plus, n’en pensent pas moins. C’est déjà le cas des élèves les plus dangereux, qui sont justement celles et ceux qui ne se font pas remarquer, mais qu’on reconnaît quand on est sur le terrain.
Le véritable souci de l’école, en plus évidemment du manque de moyens, est la mentalité de consommateur. Les élèves, et plus encore les parents, consomment aujourd’hui l’école, se comportent comme des clients qui exigent un service de plus en plus individualisé et personnalisé. Et le client étant roi, il se permet de critiquer et de faire savoir qu’il n’est pas satisfait du produit. Cette mentalité dépasse largement les problèmes de contestation des enseignements, de rejet des valeurs ou de la laïcité. Quant aux élèves, ce n’est pas à l’école qu’ils sont noyés de discours complotistes, radicaux ou abrutissants. Les médias, et pas seulement Internet, feraient mieux de s’interroger sur leurs responsabilités, plutôt que de voir l’école comme l’origine de tous les maux.
Une large part de votre témoignage concerne votre dégoût vis-à-vis d’une certaine gauche, racialiste, proche des indigénistes du PIR, qui tente de relativiser les attentats, voire de les expliquer par la sociologie. Pour ces derniers, les attentats n’ont « rien à voir avec l’islam », l’islam étant en outre, pour eux, la religion des personnes dominées (donc forcément innocentes). Cette vision perdure-t-elle encore malgré la multiplication des attentats ? Trouve-t-elle vraiment de l’écho au sein de la population française ?
Elle a un poids médiatique, politique au sein de la gauche – et pas autant à l’université qu’on essaie de le faire croire – mais n’a aucun avenir au-delà à mon avis, même au sein des populations qu’elle prétend défendre… Il faut des débats à gauche sur ces questions postcoloniales, de race, de religion, de genre… mais il n’y a plus de débat. On est sommé de choisir un camp. Là encore, les réseaux sociaux font énormément de mal, tout comme la « tribunite » aiguë, et les chaînes infos en recherche de clashs et de buzz, qui se régalent de tant de simplisme et de caricature. Les attentats n’ont rien changé, on l’a encore vu après l’assassinat de Samuel Paty et l’attentat de la basilique de Nice. Chaque camp a rempli son « bingo attentat » comme je l’écris dans mon ouvrage.
Le pendant de cette gauche est un courant prétendument républicain, du reste assez identitaire, qui frise avec l’islamophobie, qui se veut plus laïc que la laïcité même et voit des islamistes derrière chaque musulman. Cette dernière frange multiplie les polémiques liées à l’islam. Or, vous décrivez par ailleurs l’évolution d’un certain sentiment antiarabe et antimusulman chez vos proches, qui sont « comme tout le monde », qui « saturent » de la fréquence des attentats, etc. Doit-on en déduire que les islamophobes sont en train de l’emporter ? Reste-t-il encore une place pour une position mesurée ?
Je ne suis pas très optimiste, en effet. Sans forcément que – concrètement, par le vote ou les actes violents – le racisme l’emporte, je crains plus une atomisation de la société française, un rejet passif de l’autre, un repli sur soi, toujours plus d’individualisme (et pas de communautarisme) et de chacun pour soi. Et avec le Covid, c’est encore pire.
Malgré vos constats précédents, vous confiez avoir défilé avec des personnes peu recommandables lors de la marche contre l’islamophobie, organisée en novembre 2019 à l’appel d’associations islamistes. Vous justifiez votre participation à cette marche en expliquant notamment que vous vous inquiétiez de l’islamophobie croissante, notamment après l’attaque contre la mosquée de Bayonne. Vous essayez de tenir une ligne de crête qui semble de plus en plus sinueuse…
C’est surtout fatigant nerveusement de tenir cette ligne de crête, d’être sur la corde raide. Mais les retours de mon livre m’ont montré que j’étais loin d’être seul dans ce cas. En participant à cette manif, je voulais deux choses : marquer mon inquiétude face à une ambiance, surtout médiatique et politique, islamophobe, avec un enchaînement de polémiques et de sorties ahurissantes de journalistes ou de personnalités politiques, de « l’affaire » de la mère voilée accompagnatrice scolaire, à l’attaque contre la mosquée de Bayonne. Une séquence qui n’avait rien d’anecdotique pour moi.
L’autre raison était de voir qui viendrait à cette manif, et ce que j’y entendrais. Et, de ce côté, j’ai été largement rassuré. Les organisateurs ont fait leur numéro et leurs provocations, et selon moi à moyen terme ont détruit ainsi le succès qu’ils pensaient avoir obtenu. Mais la foule elle-même n’était pas du tout dans cet état d’esprit. Évidemment, la plupart des médias ont tourné en boucle sur l’étoile jaune et ont « oublié » de mentionner tous les slogans positifs, bien plus nombreux… Pour autant, j’aurais aimé une telle mobilisation contre le djihadisme. On entend souvent, à raison, que les musulmans n’ont pas à se justifier du djihadisme, qu’ils en sont les premières victimes, etc. Mais justement, une manifestation organisée contre le djihadisme, avec des slogans du type « pas en mon nom », comme on a pu le voir ailleurs, aurait à mon avis eu un impact politique fort, et bien plus positif. Car le djihadisme est un danger bien plus concret et mortel que l’islamophobie, il nourrit même celle-ci, et frappe tout le monde…
En vous lisant, j’ai trouvé une de vos phrases particulièrement éclairante. « Cette belle idée [l’intersectionnalité] qui affirmait qu’il fallait en finir avec l’ethnocentrisme occidental a été détournée. À présent, l’Occident n’est plus le centre égotique de l’histoire, c’est seulement le mal absolu. Mais en fait toujours le centre quand même. » Quel regard portez-vous sur des événements tels que le mouvement Black Lives Matter ?
Il n’y a pas assez de recul pour juger de son impact, et de ce qu’il défend vraiment. C’est un mouvement très divers, dont certains éléments commencent à être critiqués par une partie de la gauche américaine. Mais je pense qu’il semble être en passe de réussir ce que la gauche en France ne parvient pas à faire, en brassant bien plus large, y compris dans les quartiers populaires et chez les « Blancs ». Quand on suit le mouvement par les réseaux sociaux par exemple, ou dans certains médias anglo-saxons, les questions de « race » ne sont en fait pas aussi présentes que ça, on y parle aussi d’inégalités sociales, de classe, etc. Des mouvements en France essaient de prendre BLM comme modèle, mais en sont encore très loin car leur discours est bien plus clivant.
mardi 26 janvier 2021 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, février 2021.
Au Rojava, région à majorité kurde du nord-ouest de la Syrie, un mouvement révolutionnaire tente depuis 2012 d’établir un pouvoir autonome, inspiré par le socialisme libertaire de Murray Bookchin et par le confédéralisme démocratique de M. Abdullah Ocalan, dirigeant – emprisonné en Turquie –, du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Témoignent ici vingt-deux internationalistes, dont trois femmes. Aux côtés des Unités de protection du peuple (YPG) et des Unités de protection des femmes (YPJ), liées au PKK, ils ont combattu l’Organisation de l’État islamique (OEI, ou Daech) entre 2014 et 2020, ou, après 2018, les forces d’invasion turques. Ils sont originaires d’Amérique du Nord et d’Europe, avec nombre de Basques et de Catalans. Le livre, dédié à la mémoire des quarante-sept internationalistes morts au combat, a pour titre une référence à l’Hommage à la Catalogne de George Orwell : pour beaucoup, l’engagement antifasciste des Brigades internationales en Espagne (1936-1938) est une référence essentielle. Les témoins parlent de la guerre mais insistent aussi sur le projet révolutionnaire du Rojava, où l’émancipation des femmes occupent une place centrale.
Michael Löwy
jeudi 7 janvier 2021 :: Permalien
Publié dans Le Canard enchaîné du 6 janvier 2021.
Son œuvre vient de tomber – enfin ! – dans le domaine public. C’est l’occasion de redécouvrir sa puissance visionnaire. Son intégrité. Son humanité. Orwell ne déçoit jamais.
Faire un peu de place sur l’étagère. Pousser les quatre forts volumes des Essais, articles, lettres (Ivrea) si amicaux, si souvent parcourus. En profiter pour en ouvrir un au hasard. Tomber sur ce qu’Orwell reproche, lui, le polémiste-né, à la polémique politique telle qu’elle se pratique dans l’Angleterre de 1944 : « On trouve insupportable de reconnaître qu’un adversaire puisse être honnête et intelligent. Clamer qu’il est un imbécile ou une crapule, ou les deux à la fois, est plus simple et plus satisfaisant pour l’esprit que de chercher à comprendre ce qu’il est réellement. » Il n’est qu’à penser à une petite phrase d’aujourd’hui sur les amish, ou à d’autres sur « Greta Thunberg, la pasionaria des bacs à sable », ou sur (complétez vous-même), pour se retrouver en terrain connu…
Posée juste à côté de ces volumes (et des deux indispensables petits ouvrages de Simon Leys et de François Bordes, les meilleures introductions qui soient à son œuvre), la nouvelle traduction de La Ferme des animaux (Libertalia), son inoubliable fable libertaire.
Et aussi celle de 1984 (Agone). Rien à voir avec les récentes et laborieuses tentatives pour « moderniser » Orwell en mettant le texte au présent (alors que l’auteur utilise le passé), en remplaçant « novlangue » par « néoparler » et « police de la pensée » par « mentopolice ». Cette traduction-ci est respectueuse, politique, souvent pertinente. Ainsi, « Big Brother is watching you » devient « Big Brother te regarde », au lieu de « vous regarde ». Tutoyer pour mieux assurer l’emprise : rien de plus actuel…
Dans leur postface, la traductrice Celia Izoard et l’éditeur Thierry Discepolo rappellent les violentes attaques et les tentatives d’embrigadement dont le dérangeant Orwell a toujours été l’objet. Et pointent le fait que, si « notre monde n’a jamais été plus “orwellien” », ce n’est pas qu’il serait devenu stalinien mais parce que les organisateurs de la « vie connectée » sont en train de mettre en place au cœur des démocraties « une infrastructure totalitaire ». Flots de « vérités alternatives », essor inouï des capacités de surveillance, travail de sape contre la vie privée, vies encloses dans les « parois de verre des bocaux numériques »…
Reparution bienvenue, aussi, d’Orwell anarchiste tory (Flammarion), de Jean-Claude Michéa. Dans une longue, stimulante et combative postface inédite, « Orwell, la gauche et la double pensée », Michéa s’en prend avec une colère généreuse à « toutes les petites orthodoxies malodorantes qui se disputent aujourd’hui le contrôle de nos esprits » (comme disait Orwell). Ça fait du bien !
Enfin, poser sur l’étagère Orwell à sa guise, la vie et l’œuvre d’un esprit libre (Lux), écrit en 1966 par un de ses amis anars, George Woodcok, et jamais traduit jusqu’ici. On y découvre un Orwell à hauteur d’homme, qui chausse du 47, porte des vêtements râpés, rêve d’« une société libre, égalitaire et décente ». Woodcock s’en étonne déjà : « Quand je relis ses livres et survole à nouveau ses articles, je trouve encore ses propos rafraîchissants, même vingt ou trente ans plus tard. » Orwell n’a pas fini de nous rafraîchir.
Jean-Luc Porquet
jeudi 7 janvier 2021 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, janvier 2021.
Paul Robeson fut une gloire mondiale, et le syndicalisme révolutionnaire américain connut des succès et des tragédies dignes d’être contés avec une ferveur épique. Sauf à s’intéresser de près aux combats des Afro-Américains et au mouvement ouvrier, sauf à fréquenter les travaux de Howard Zinn ou de Noam Chomsky, on n’en a plus guère qu’une idée floue, et c’est probablement une litote. Comme le dit la formule célèbre, l’histoire est écrite par les vainqueurs ; plus précisément, elle est réécrite, et des pans entiers de la lutte pour la transformation du monde sont effacés, ainsi que leurs tenaces et magnifiques acteurs, qu’on ne saurait certainement réduire au statut de vaincus.
L’écrivain italien Valerio Evangelisti, que son cycle consacré à la figure de l’inquisiteur Nicolas Eymerich a rendu célèbre, clôt avec Briseurs de grève, une trilogie centrée sur l’histoire du syndicalisme américain [1]. Ce dernier roman, très documenté, rend avant tout compte de la genèse, des débats, des victoires et des défaites des Industrial Workers of the World (IWW) sur une quinzaine d’années à partir de leurs débuts, en 1905. L’ouvrage est touffu, parfois ingrat, d’autant que son « héros » est un triste salaud, qui choisit d’être le nervi d’une agence de sécurité, évoquant la Pinkerton, rendue fameuse par son efficacité au service de la répression patronale. Sans le moindre état d’âme, il mène ses missions d’infiltration en se faisant passer pour un ouvrier « rouge », ce qui lui permet de dénoncer les sympathisants et d’informer ses maîtres des projets des wobblies, comme on appelle les membres des IWW.
Mais, si sa fréquentation est souvent éprouvante, il n’en demeure pas moins qu’on accompagne ainsi les grands moments d’une organisation de la classe ouvrière (cheminots, mineurs, saisonniers agricoles, etc.), qui intègre aussi bien les femmes que les Noirs ou les étrangers, dans le but affirmé sans circonlocutions d’abolir le capitalisme. Leur propagande était remarquablement efficace, des tracts rédigés dans la langue des immigrés aux chansons insolentes, comme celles de Joe Hill. Ils surent être toujours sur le terrain (notamment grâce aux hoboes, les itinérants), moduler toutes les formes de grève, imposer des améliorations considérables et affronter une répression à la mesure de la peur des possédants. Leaders et manifestants furent tués en nombre par les forces de l’ordre et les hommes de main de ces agences d’informateurs, dont l’une s’institutionnalisera pour devenir en 1908 le Federal Bureau of Investigation (FBI). Dans l’entre-deux-guerres, des lois contre le « syndicalisme criminel » permettront l’arrestation de milliers de wobblies, puis s’exercera la fabrique de l’oubli. Mais les IWW, internationalistes et révolutionnaires, existent toujours, ténus peut-être mais têtus, avec dans leurs rangs Chomsky et Tom Morello, le guitariste du groupe Rage Against the Machine.
Le descendant d’esclave Paul Robeson (1898-1976) resplendit quant à lui jusqu’au début des années 1950. Il aurait pu se contenter de faire carrière grâce à une remarquable voix de baryton basse, qu’Ol’ Man River a rendue célèbre. Il décide au contraire de ne pas dissocier ses choix artistiques et ses choix politiques, de se mettre intégralement, concrètement, grandiosement, au service du combat pour la justice raciale et sociale. Sa biographie est un peu appliquée par moments [2], mais elle rend compte d’une vie effervescente et intrépide, qui le conduit à chanter pour les ouvriers comme pour la jet-set, à affirmer sa sympathie pour l’Union soviétique et son rejet de la guerre de Corée, à soutenir les indépendantistes africains et à jouer un rôle majeur dans les débats intellectuels militants de l’époque. Il sera discrédité dans son pays comme communiste, et sa carrière sera brisée. Alors que son anniversaire était une fête nationale dans quantité de pays, que ses concerts et ses déclarations étaient des événements au retentissement international, il sera gommé ou presque de la mémoire dominante. Tout comme Joe Hill, qu’il avait chanté, et les wobblies.
Evelyne Pieiller
mardi 29 décembre 2020 :: Permalien
Il y a un siècle, le 29 décembre 1920, le congrès de Tours du Parti socialiste votait l’adhésion à l’Internationale communiste (IIIe Internationale). Résultat de la division des socialistes face à la Première Guerre mondiale, puis face aux mouvements révolutionnaires dans plusieurs pays, ce vote entraînait la scission du parti entre la majorité, qui devenait la Section française de l’Internationale communiste (SFIC, plus tard Parti communiste), et la minorité qui gardait le nom de Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière.
La dynamique qui amena des socialistes internationalistes, des syndicalistes révolutionnaires, des féministes et des libertaires à participer à la création de ce nouveau parti est détaillée dans le livre Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France (1915-1924). Le livre examine également les premières années du nouveau parti, jusqu’à sa transformation autoritaire sur ordre de Moscou qui aboutit aux exclusions et démissions de ses principaux fondateurs.
Extrait, pages 229-233.
Le 29 décembre, en début de soirée, le moment du vote arrive enfin. Blum fait alors une courte intervention, annonçant le retrait de sa motion et le refus de sa tendance de prendre désormais part aux votes et aux discussions, sans qu’il n’explique vraiment cette position de rupture.
Les résultats donnent 3 208 mandats à la motion Loriot-Souvarine (68 %), auxquels s’ajoutent les 44 mandats de l’amendement Leroy (1 %) ; il y a 1 022 voix pour la motion Longuet (22 %), 60 pour Pressemane (1 %), et 397 abstentions (8 %). Concernant ces dernières, il est de tradition de les attribuer toutes au courant Blum, mais il n’est en fait pas certain que l’intégralité des abstentions soit des mandats pour la motion Blum-Paoli ; son poids réel est sans doute légèrement inférieur. Contrairement à une légende tenace, c’est bien la motion Loriot-Souvarine qui est adoptée, et non les 21 conditions.
Le résultat, on le voit, est net. Pourtant, le débat n’est pas fini : deux motions s’affrontent en réaction au télégramme Zinoviev. La motion présentée par Paul Mistral, au nom des longuettistes, prévoit le maintien de « l’unité actuelle du parti ». La motion Renoult, pour la majorité, rappelle que le texte qui vient d’être voté « n’impose aucune exclusion pour le passé ». Plusieurs interventions suivent, et le débat sur le fond – qui vient pourtant d’être tranché par une très large adhésion – semble être repris. Pressemane annonce qu’il a le « regret de quitter le parti ». Le secrétaire fédéral de Corrèze, Jean Roumajon, bien que partisan de l’adhésion à l’IC, vient proposer une solution d’entente :
« Je crois que l’équivoque réside dans ces mots “unité actuelle”. Si nos camarades veulent les changer par une formule quelconque, qui indiquerait que nous allons vers l’unité plus disciplinée et plus révolutionnaire, alors je crois que nous pourrons nous entendre. »
Mais Longuet prend la parole et refuse. De fait, les longuettistes « posaient des conditions qu’ils savaient inacceptables pour la majorité ». Verfeuil intervient alors de nouveau et dénonce une « manœuvre » de la droite du parti, autrement dit :
« Ceux qui ont déclaré, il y a plus de six mois, qu’ils quitteraient le parti le jour où celui-ci donnerait son adhésion à la IIIe Internationale et qui, depuis ce jour, ont pris toutes les dispositions matérielles pour constituer un nouveau parti. »
Contredisant sa déclaration antérieure, Blum vient annoncer que son courant va voter la motion Mistral ; Verfeuil s’exclame alors que « la manœuvre […] vient de se démasquer ». Ce ralliement ne va pas beaucoup peser sur le résultat du vote, qui est cette fois de 3 247 mandats pour Renoult (68 %), 1 398 pour Mistral (29 %) et 143 abstentions (3 %). Paul Faure, dans une courte intervention assez floue, lit une déclaration des reconstructeurs annonçant leur « décision de quitter le parti », et appelle les délégués longuettistes à se retrouver dans une salle séparée le lendemain matin. Paoli lit ensuite une déclaration de la droite du parti annonçant qu’elle quitte le « congrès communiste » et appelle à se réunir le lendemain dans une autre salle – ni celle du congrès ni celle des longuettistes ; les délégués de ce courant se lèvent alors et s’en vont. Les longuettistes hésitent à les suivre, mais restent finalement dans la salle2. Frossard reprend la parole, appelant à mener collectivement le « travail de préparation révolutionnaire ». La séance est alors levée : il est plus de deux heures du matin, la scission est faite.
Le lendemain, le 30 décembre, les délégués sont donc divisés entre trois réunions. Le congrès officiel commence sa dernière journée par un appel des fédérations qui vise à montrer que le parti « continue ici et non ailleurs ». Juste avant de se séparer, le congrès du Parti socialiste, devenu Section française de l’Internationale communiste (SFIC), adopte une déclaration où le parti déclare restaurer « les doctrines jadis consacrées et trop souvent désertées dans la pratique », tout en se voulant « digne de Babeuf, digne des hommes de juin 1848, digne de la Commune, digne de Jaurès, digne de l’avenir glorieux qui s’offre à nous ».
Autrement dit, c’est à la fois la rupture dans la continuité et la continuité pour la rupture. Loriot écrira qu’à Tours « s’est opérée la scission du parti par le départ de l’ancienne majorité4 ». Effectivement, ce sont les opposants à l’adhésion à l’IC qui ont quitté le congrès, donc qui ont formellement scissionné. Le lendemain de leur départ du congrès, ils se retrouvent dans deux réunions dissidentes séparées : celle des longuettistes d’un côté, celle des « résistants » de l’autre. Longuet hésite encore et parle de retourner au congrès, ce que font effectivement Charles Lussy et Raoul Verfeuil. Puis, après ces ultimes hésitations, les deux courants scissionnistes se rejoignent et créent une nouvelle SFIO. Cela n’est pas sans susciter des oppositions, une partie des longuettistes choisissant de rester à la SFIC. Fernand Gouttenoire de Toury annonce qu’il « reste au parti » et reproche à ses ex-camarades de tendance de s’être « ralliés au parti en formation avec le Comité de résistance ». Bernard Manier déplore « ce double désastre : notre sortie – et la constitution d’un parti qui ira à droite non par la volonté de quelques-uns, mais par force des choses » ; il regrette que la majorité des longuettistes soient allés « vers les chefs sans troupes qui les attendaient ». Il faut pourtant bien constater qu’il était difficile de se revendiquer de l’unité tout en créant un troisième parti après Tours. Les longuettistes étaient forcés de choisir entre faire organisation commune avec la gauche ou avec la droite du parti. Concernant Longuet lui-même, qui semble avoir été longtemps indécis, sachant au fond qu’il ne pouvait pas adhérer à l’IC mais très réticent en pratique à franchir le pas de la rupture avec la majorité du parti, c’est Zinoviev qui a peut-être choisi à sa place.
Le processus avait en tout cas été annoncé un an plus tôt par Monatte, qui écrivait alors que le parti socialiste irait à l’IC, et qu’à ce moment « il est fatal que se détacheront de lui toute sa droite et une partie de son centre ».