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mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Publiés sur macommunedeparis.com (30 janvier 2021).
Des communards internationalistes, Léo Frankel est le plus jeune. Il a 27 ans pendant la Commune. Il est aussi le plus « international », au vu du nombre de pays dans lesquels il s’est déjà rendu.
Il est rigoureux et plein d’humour. Souvenez-vous, comme cet ouvrier hongrois de 26 ans se moquait des juges impériaux :
J’ignore à quelle école philosophique M. l’avocat impérial a appris la dialectique, mais son raisonnement me paraît aussi logique que celui qui consisterait, en voyant un enfant fermer les yeux, à déclarer que son père est aveugle.
C’était lors du troisième procès de l’Internationale, le 2 juillet 1870. Écoutez-le, quelques mois plus tard, défendre, à la Commune, les mesures socialistes prises par la délégation du travail :
Je le défends [le décret sur le travail de nuit des ouvriers-boulangers], parce que je trouve que c’est le seul décret véritablement socialiste qui ait été rendu par la Commune ;
Je n’ai accepté d’autre mandat ici que celui de défendre le prolétariat, et, quand une mesure est juste, je l’accepte et je l’exécute sans m’occuper de consulter les patrons.
Et cet homme, cet étranger, dont la Commune a validé l’élection,
Considérant que le titre de membre de la Commune, étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, comporte implicitement cette dernière qualité ;
La commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, et vous propose l’admission du citoyen Frankel,
cet homme, le premier « ministre » du travail de toute l’histoire de France, un des premiers marxistes au monde, qui a été blessé Faubourg-Saint-Antoine en défendant la Commune, qui a réussi à gagner la Suisse puis l’Angleterre, a été condamné à mort par contumace par les versaillais, emprisonné en Autriche au risque d’être extradé — et donc exécuté –, qui après avoir été ouvrier bijoutier, a été correcteur et journaliste et, après avoir vécu dans différents pays européens, a choisi de venir s’installer à Paris, pour y travailler, s’y est marié, y a eu des enfants, cet homme remarquable, il n’y avait aucune biographie de lui en français !…
Eh bien voilà, c’est fait, il y a en a une. Merci à Julien Chuzeville (et à son éditeur).
C’est un beau livre (rouge) et la belle histoire d’un beau personnage, de sa naissance le 28 février 1844 à Obuda (Budapest) à sa mort de la tuberculose à l’hôpital Lariboisière (Paris) le 29 mars 1896, à travers toute l’Europe, toujours militant et agissant pour l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes (selon la devise de l’Association internationale des travailleurs).
Outre raconter la vie de Léo Frankel, ce qui l’a amené à dépouiller des archives, à lire des lettres et des journaux de plusieurs pays (et en plusieurs langues, dont l’allemand et le hongrois), Julien Chuzeville nous donne à lire de fort beaux textes de Léo Frankel, dont plusieurs paraissent ici pour la première fois en traduction française.
Je reproduirai deux de ces lettres de 1871 dans mes articles du cent cinquantenaire (le 13 mai, et les 12 et 13 juin).
Pour aujourd’hui, laissez-moi vous citer le début d’une lettre plus tardive. Léo Frankel est (encore une fois) en prison, à Vác (sur le Danube, à 40 km au nord de Budapest) et il apprend la mort de Jenny von Westphalen, l’épouse de Karl Marx. Il a vécu près des Marx à Londres et il en est resté très proche. Il signe d’ailleurs cette lettre « Ton très fervent ami et disciple ».
Le 18 décembre 1881
Cher, très cher ami !
En raison de mon emprisonnement qui ne me permet que de rares échanges avec l’extérieur, ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai appris la nouvelle qui t’a frappé le 2 de ce mois-ci de l’amère disparition de ton excellente femme. Depuis la mort de ma bonne mère, que j’ai perdue alors que j’habitais à Paris, aucune nouvelle ne m’a autant secoué. Et c’est à moi qu’il reviendrait de te consoler ! Je cherche moi-même à me ressaisir, à me consoler ; comment pourrais-je dès lors te consoler de cette perte, toi qui as perdu à jamais une femme aimante, une amie entièrement dévouée, une compagne de vie débordant d’esprit ?! […]
Lisez le livre et la lettre en entier, Léo Frankel y explique à Karl Marx qu’il n’a pas le droit de se laisser submerger par la douleur : il est l’obligé du prolétariat, auquel il a forgé les armes intellectuelles pour combattre.
Je conclurai cet article avec quelques mots de Jean Allemane après la mort de Léo Frankel. Il était mécontent de certains discours entendus lors de l’enterrement :
Si telle doit être l’apothéose des communards, prière de les laisser crever tranquilles.
Et aussi
Ce qu’il fallait dire, ce qu’il est important que sachent nos fils, c’est que le mouvement de 1871 doit à Léo Frankel et à ses obscurs collaborateurs, de surgir dans l’histoire — non pas comme une révolte patriotarde ou politique — mais comme la Révolution sociale avec ses inévitables conséquences et son aboutissement franchement COMMUNISTE.
Voilà. Le livre arrive en librairie le 18 février.
Michèle Audin
mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Publié dans Ballast, février 2021.
Si le devoir de mémoire s’est imposé dans les collèges et lycées comme une compétence à acquérir pour les écoliers, les objets de cette mémoire et le traitement qui en est fait ne cessent d’interroger. D’autant que l’évolution même des suites d’un événement se doit d’être comprise pour en retenir, au-delà des faits, leurs interprétations enchâssées. Ainsi de la Commune de Paris, délaissée par les programmes scolaires. D’où vient qu’on se souvienne de la mise à bas de la colonne Vendôme, de la danse apocryphe de Lénine passés les 72 jours de la Révolution d’octobre ou que l’on s’écharpe encore sur le nombre de victimes civiles de la répression versaillaise ? Quelle place pour la Commune dans l’imaginaire politique des partis de gauche comme de droite ? Tandis que l’on commémore cette année les 150 ans de l’événement, il est utile de lire l’histoire des devenirs de la Commune qu’a dressée Éric Fournier pour analyser les célébrations actuelles (ou l’absence de ces dernières). Partant du constat qu’il y a une « discordance entre l’histoire et les mémoires de la Commune », l’auteur aborde chronologiquement les manifestations provoquées par cette séquence. Si les années qui font suite à la répression sont celles d’une « mise en forme frénétique de la mémoire des vainqueurs », un équilibre se rétablit peu à peu après l’amnistie puis par le biais des partis politiques qui se constituent alors — socialistes et communistes. Tenants de l’ordre policier et héritiers des communards se livrent alors à une « concurrence des martyrs », qui invite les contemporains à « insister sur la répression plus que sur les réalisations ou les idéaux de la Commune » – en somme, « sur mai plus que sur mars ». La publication récente aux éditions Libertalia de témoignages de l’époque, de femmes notamment, complète une telle approche, approfondissant par le récit individuel les usages collectifs de 1871. Et il ne fait pas de doute que, dans les célébrations de cette année, Fournier trouvera une matière nouvelle à étudier.
E.M.
mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Publié sur le site lundi.am (18 janvier 2021).
Militante féministe, antifasciste, anticolonialiste, Sylvia Pankhurst (1882-1960) renonce tôt à sa carrière d’artiste pour se consacrer à la fusion des deux mouvements de transformation sociale les plus importants en Grande-Bretagne au tournant des XIXe et XXe siècles : la défense des droits des femmes et celle des travailleurs. Elle lutte avec les suffragettes, au sein de l’Union politique et sociale des femmes, fondée par sa mère Emmeline, sera emprisonnée une douzaine de fois, nourrie de force pour briser ses grèves de la faim, avant de s’en écarter en 1914 alors que toute action et revendication sont suspendues pour « soutenir l’effort de guerre ». Elle contribue à la fondation du parti communiste britannique avant d’en être exclue, refusant de renoncer à son antiparlementarisme.
Marie-Hélène Dumas retrace rapidement l’histoire de la famille Pankhurst chez qui se réunissent régulièrement de nombreux militants politiques, dont Kropotkine, Malatesta, Louise Michel qui marquera l’imagination de Sylvia. Le père de celle-ci, Richard, meurt alors qu’elle a seize ans. Elle milite pour le mouvement des suffragettes dès sa fondation en 1903. Pendant ses études au Collège royal des arts de Londres où elle obtient une bourse, elle se rapproche du syndicaliste Keir Hardie, premier député travailliste, avec qui elle va pouvoir partager ses idées.
« Si elle s’est tournée petit à petit vers le communisme, c’est parce qu’elle en est venue à penser que les injustices commises envers les femmes trouvaient racine dans le système parlementaire capitaliste qui exploitait tous les travailleurs, quel que soit leur sexe. Pour elle, seul le renversement du capitalisme et du colonialisme permettrait un jour aux femmes du monde entier non seulement d’obtenir le droit de vote, mais de devenir les égales des hommes. »
En 1906, elle est arrêtée pour la première fois lors d’une manifestation devant la Chambre des communes. En 1907, elle parcourt le nord de la Grande-Bretagne, rencontre des ouvrières, des pêcheuses écossaises, des travailleuses des mines, qu’elle dessine et peint. Elle participe à des réunions ou en organise partout où elle s’arrête, constate les inégalités qui règnent entre les hommes et les femmes. En 1911, elle publie The Suffragette, un volume de 500 pages dont elle ira assurer la promotion aux États-Unis, pendant plusieurs mois, prononçant jusqu’à trois allocutions par jour, devant des salles combles. En 1912, elle s’installe dans l’East London pour y faire naître un mouvement de masse, par opposition aux actions organisées par des privilégiées, comme sa mère et sœur aînée Christabel avec qui les divergences ne cessent de s’aggraver. En 1914, la Fédération de l’East End qui souhaite conserver son fonctionnement démocratique et ne pas se contenter d’obéir aux ordres de l’Union, devient autonome et se dote d’une publication : Women’s Dreadnought. Avec l’éclatement du premier conflit mondial, les dissensions atteignent un point de non-retour : « l’Union glisse du féminisme élitiste vers le militarisme » avec un zèle patriotique forcené, tandis que la Fédération des suffragettes d’East London prend position contre l’effort de guerre. Celle-ci s’implante dans d’autres banlieues de Londres, puis en province, au pays de Galles et en Écosse. Sylvia Pankhurst agit politiquement pour abolir la pauvreté en organisant des centres de distribution de lait, des restaurants communautaires à prix coûtant, des centres de soins, des garderies, une fabrique de chaussures et une de jouets, organisées selon des principes de solidarité et de collaboration.
Un projet de loi, adopté en 1918, accorde le droit de vote aux femmes de plus de 30 ans, propriétaires ou mariées à un propriétaire. Le Dreadnought ouvre ses colonnes à la révolution russe, aux analyses des mouvements ouvriers et des mouvements révolutionnaires d’Irlande, de Grèce, de Bulgarie, d’Italie, d’Autriche-Hongrie et d’Allemagne. Sylvia Pankhurst se consacre pleinement à la lutte révolutionnaire pour l’avènement d’une société sans classe, débarrassée de l’exploitation, de la misère, de l’oppression, de la guerre et du nationalisme. « Elle défend l’idée de soviets sociaux, conseils qui doivent être établis là où les gens vivent et non où ils sont employés et impliquent ainsi la classe ouvrière tout entière, y compris les femmes qui ne travaillent pas à l’extérieur, les hommes au chômage, les enfants et les personnes âgées. » Elle rejette les compromis et les agenouillements, sera progressivement marginalisée puis oubliée : « J’ai créé quatre cliniques et je suis restée nuit après nuit au chevet des enfants. J’ai aussi mis en place une crèche, mais ces expériences m’ont toutes montré qu’essayer de remédier au système était inutile. C’est un mauvais système et il doit être anéanti. Je donnerais ma vie pour ça. »
Dans les années 1930 elle a lancé une campagne contre le fascisme italien qui la conduira dans « la dernière citadelle de l’homme noir », l’Éthiopie, seul pays d’Afrique qui n’avait jamais été colonisé. Elle dénonce les atrocités commises par l’armée italienne et décrit la résistance dans les colonnes de son nouvel hebdomadaire, le New Times and Ethiopia News qui sera le seul journal d’Angleterre à publier l’intégralité de l’intervention d’Haïlé Sélassié à la Société des nations le 30 juin 1936 : « Monsieur le président, messieurs les délégués, je suis aujourd’hui ici pour réclamer la justice qui est due à mon peuple et l’assistance qui lui a été promise il y a huit mois lorsque cinquante nations affirmèrent qu’une agression avait été commise en violation des traités internationaux. » De la même façon, pendant trois ans, elle rendra compte de la lutte des républicains espagnols et s’élèvera contre la non-intervention de la France et de l’Angleterre.
En 1955, à 73 ans, elle part s’installer à Addis-Abeba où elle meurt en 1960.
Passionnante biographie de la plus méconnue des Pankhurst : Sylvia, qui n’a eu de cesse d’appliquer au quotidien « ses convictions égalitaires, autogestionnaires, antihiérarchiques et antiautoritaires ».
Ernest London
mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Publié sur Questions de classe(s), 28 décembre 2020.
Ce petit livre a fait l’effet d’un coup de tonnerre : voilà un enseignant et auteur d’histoire (Charles Martel et la bataille de Poitiers, rédigé avec William Blanc, également paru chez Libertalia ), qui, rescapé de l’attentat djihadiste, essaye de s’en remettre et s’appuie dans ce but sur la rédaction d’un journal : le ton et le contenu, très personnels, nous touchent de près, ce sont le propos d’un collègue, d’un copain qui raconte, sans étalage, sans nombrilisme mais dans le concret d’une souffrance qui revient par saccades. Humainement, c’est fort.
Politiquement, c’est passionnant : Christophe Naudin pointe les explications qui n’en sont pas, les zones d’ombre de son camp politique, l’extrême gauche, dont bien des membres ou des tendances hésitent à se démarquer de cette violence djihadiste, en n’évoquant ni la barbarie ni la fureur religieuse ni l’antisémitisme « que certains militants et ’experts’ » refusent d’admettre. Il affirme la nécessité de refuser à la fois les ’républicains’ drapés dans une laïcité « de combat » qui leur interdit de voir toute une partie de la réalité sociale, et qui font des musulmans l’ennemi n° 1, et les complaisants qui, au-delà des seuls Indigènes de la République tournent la tête de l’autre côté quand tel ou tel aspect déplaisant surgit ; ce faisant, l’auteur ne se contente pas de s’indigner, il explique : pour beaucoup de militants, si « ça » (la terrible réalité) ne rentre pas dans le cadre des explications univoques et des concepts qu’ils utilisent habituellement, ça n’existe pas. Réflexe dénoncé depuis la période stalinienne mais toujours présent.
Un autre aspect nous touchera beaucoup : le prof’ avec ses élèves. J’ai lu les passages qui évoquent ces relations avec émotion car en peu de mots vrais elles disent la force du lien. Jamais je n’ai lu des phrases aussi simples et vraies sur cet engagement de l’enseignant et le retour intense des élèves, sur la base d’un travail de dialogue à réinventer à chaque heure de cours.
On ressort de cette lecture plein de gratitude vis-à-vis de l’auteur (et de son éditeur) : merci Christophe.
Jean-Pierre Fournier
mercredi 3 février 2021 :: Permalien
Publié sur Dissidences, septembre 2019.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque, suivi d’un entretien avec l’auteur.
Avec ce riche ouvrage, transposition de son travail de HDR, Éric Fournier semble poursuivre son travail d’investigation des mémoires, qu’il avait mené dans La Commune n’est pas morte, à ceci près qu’il a centré son approche sur les cultures matérielles. Avec, en filigrane, ce questionnement d’une trop évidente certitude historiographique : l’abandon des armes, de la part des mouvements révolutionnaires de gauche, aux lendemains du traumatisme de la Semaine sanglante (mai 1871). Pour ce faire, Éric Fournier s’est efforcé de saisir tous les éléments renseignant sur « les usages révolutionnaires des armes » (p. 15), de 1871 jusqu’aux immédiates années de l’après Seconde Guerre mondiale. Fort joliment, il qualifie lui-même son travail d’« histoire effilochée », le plaçant sous le patronage de Daniel Arasse et Marcel Mauss ; son idée est de scruter les interstices, les détails d’événements plus ou moins connus, à la recherche de faits révélateurs, de possibles interrompus.
Ainsi, dans son évocation de la grève de Denain en 1872 et de sa répression, où certains manifestants étaient armés de revolvers, il fait un pas de côté pour relever plutôt le désarmement de certains soldats effectués par des grévistes, acte autrement plus subversif. La Bande noire – sujet sur lequel Dissidences avait publié un article d’Emmanuel Germain dans une des livraisons de sa revue électronique – lui sert à montrer que l’emploi des armes témoigne d’une révolution censément en cours : « (…) l’arme apparaît précisément ici réduite à sa fonction légitimante et mobilisatrice plus qu’effectivement combattante. » (p. 55-56). Très intéressante, également, la synthèse qu’il propose sur l’effacement de la prise d’armes, plus complexe et inégale que ce que l’on pourrait penser. La distance manifestée par les socialistes fut ainsi effective principalement à compter des années 1890, face à la modernité écrasante du fusil Lebel, tandis que les anarchistes de la propagande par le fait, par leur mise en exergue de la dynamite, s’inscrivaient dans une forme d’exaltation d’armes de destruction massive que la Commune rêvait de mettre au point ! Autre exemple de cette dichotomie, la popularisation de la grève générale s’accompagnait d’un recul des armes, devenues inutiles, recul toutefois partiel et localisé dans le temps, puisque La Guerre sociale ou Comment nous ferons la révolution d’Émile Pouget et Émile Pataud les réintroduisaient ou les exaltaient par le verbe. Le 1er mai 1891 à Fourmies vit un autre phénomène : le détournement de l’ordre de tirer sur les manifestants par certains conscrits. On découvre également que le Lebel, personnifié, en vint à représenter un danger par lui-même, en lui-même, s’imposant tel une arme-vampire au soldat. C’est l’occasion pour Éric Fournier de suivre la généalogie de la fameuse crosse en l’air, de la Révolution (les gardes nationaux accueillant le roi de retour de Varennes, une position normalement réservée à la mort du roi – puissant symbole) aux Canuts et à la révolution de 1848 (la crosse en l’air valant fraternisation en actes), la Commune représentant un basculement par sa violence ciblée contre les officiers.
La revendication de milices citoyennes, avancées entre autres par Édouard Vaillant dans une proposition de loi, insiste justement sur un réel ancrage populaire, que l’auteur distingue bien d’une revendication similaire émanant de la droite révolutionnaire d’alors, dans la mesure où cette dernière préconise le ralliement de l’armée et des officiers, définitivement passés pour la gauche dans le camp de la réaction. La révolte des « mutins du 17e », en 1907, ouvre justement ce qu’Éric Fournier nomme une « brèche révolutionnaire » (p. 151), s’écartant d’une vision avancée par plusieurs historiens, celle d’une simple rébellion républicaine. Cet épisode reste néanmoins le dernier à exercer la fameuse crosse en l’air. La même période, la seconde moitié des années 1900 donc, est d’ailleurs marquée par un retour en force des armes (de poing) dans les manifestations. Mais leur impact sur les forces de l’ordre est utilement relativisé par l’auteur – nombre de tirs s’effectuent en l’air –, dissipant les mirages d’une propagande gouvernementale n’hésitant pas à invoquer des centaines de tirs, bien qu’aucun blessé grave ne soit à relever dans les rangs policiers ! Autre élément appelant à voir d’un autre œil cet armement, le fait que la matraque policière soit utilisée d’une manière autrement plus violente qu’aujourd’hui, ce qui peut justifier la légitime défense manifestante. Il n’est pas jusqu’à certaines féministes, telle Madeleine Pelletier en 1911 (« porter un revolver (…) rend plus hardi »), qui réclament le port d’armes, voire le service militaire, pour les femmes. Le tournant est sensible autour de 1910, un régime de masculinité cédant la place à un autre, avec l’apparition des services d’ordre propres aux cortèges, ou la distance prise par plusieurs courants révolutionnaires à l’égard des affaires Liabeuf et Bonnot ; un Gustave Hervé étant sur ce point très isolé. C’est lui, justement, qui popularisera un temps avec La Guerre sociale le « citoyen Browning », symbole d’une modernité technique accessible et reflet d’une littérature populaire (les aventures de Nick Carter en particulier, traduites dès 1907). Le sujet amène Éric Fournir vers la fusion de l’homme et de l’arme, de la machine, dont il retrace la généalogie avec les « piques » de la Révolution ou les « baïonnettes intelligentes » du milieu du XIXe siècle. Il ne met, malheureusement, nullement à profit le patrimoine, alors en vogue, du « merveilleux scientifique » (avec des romans comme Ignis ou Le Docteur Lerne, sous-dieu, entre autres).
Enjambant ensuite la Première Guerre mondiale, l’étude pointe une faible présence des armes lors des conflits sociaux de 1919, en une évidente continuité avec l’avant-guerre, quand bien même certains militants plus radicaux invoquent la mitrailleuse. Une mutation a également lieu au sein de la matrice communiste. Le mouvement appelle en effet à une prise d’arme, mais contrôlée par le parti, au moment de la révolution, ce qui déconsidère le revolver – trop individuel et associé en outre aux officier de 14-18 – comparativement aux fusils. Le modèle de l’insurrection (généralisé dans l’ouvrage de Neuberg) réactive toutefois un antimilitarisme offensif (la mitrailleuse issue de l’espace colonial est ainsi à retourner contre les chefs), dans le même temps ou chez les anarchistes, l’antimilitarisme défensif et l’objection de conscience se développent comme jamais. Éric Fournier cite même un exemple extrême, celui d’une souscription organisée par les Jeunesses communistes à la charnière des années 1920-1930, visant à fournir des mitrailleuses à l’Armée rouge ! Une initiative sans doute commandée de Moscou, et qui ne fut pas menée jusqu’à bout par manque d’adhésion. De manière plus générale, la propagande communiste subjugue le présent militant à la révolution russe, sans réelle profondeur historique, exploitant l’héritage de l’histoire française. Études de cas révélatrices, les fusillades qui opposèrent au mitan des années 1920 des militants du PCF et des syndicalistes révolutionnaires au cours d’un meeting, ou celles qui virent s’affronter communistes et Jeunesses patriotes, avec des morts à chaque fois. Intervenues dans un contexte tendu – celui de la marche sur Rome, de la bolchevisation et de la formation de centuries de défense – et résultant d’initiatives individuelles, elles firent l’objet de vives critiques, amenant le PCF à déconsidérer les armes à feu dans le cadre de l’autodéfense.
Il faut attendre les événements du 6 et du 9 février 1934 pour voir le retour des armes à feu et des tirs (côté manifestant et côté policier, d’ailleurs), un retour éphémère, toutefois, les directions communiste et socialiste jouant un rôle pacificateur en la matière, avant que les décrets Daladier n’aboutissent, en 1939, à un durcissement législatif sur le port d’arme toujours d’actualité. Les rumeurs d’arsenaux secrets fascistes ou communistes n’en eurent pas moins un grand succès dans les années du Front populaire. Mais « Définitivement, pour les groupes révolutionnaires, l’objet arme a perdu toute charge valorisante. Elle est le propre du gangster, de l’assassin ou du fasciste. » (p. 373). On retrouve sur ce point une distinction claire entre extrême gauche et extrême droite, tant « L’arme fasciste est donnée par un chef, relève d’un lien personnel et non d’une gestion collective ou d’une prise d’armes ; elle est légitimée par le temps de la guerre et la force du sang. » (p. 383). L’ouvrage se clôt avec l’évocation et l’analyse des événements de 1947-1948, situation sociale incandescente, voire insurrectionnelle dans certains foyers géographiques, allant jusqu’à l’appel de l’État à l’armée. C’est toutefois un antimilitarisme défensif, qui domine, fait de fraternisations joyeuses et pacifiques, une étape supplémentaire dans le processus de délégitimation des armes.
(Entretien réalisé par voie numérique en juillet 2019.)
Dissidences : Comment le choix d’un sujet aussi original pour votre habilitation à diriger des recherches vous est-il venu ? N’aviez-vous pas peur, au départ, de ne pas disposer de suffisamment d’éléments intéressants ?
Éric Fournier : La part des armes en politique, en France au XIXe siècle, ne m’était pas totalement inconnue. Dès la maîtrise, je m’étais intéressé aux armes des bouchers de La Villette, nervis antisémites pendant l’affaire Dreyfus, tant dans leur dimension matérielle que symbolique : leurs cannes plombées pouvant rappeler le merlin de l’abattoir ; leur armement global – matraque, poings américains, pas d’armes à feu – restant celui de délinquants et non d’insurgés ou de putschistes. Lors de la thèse, consacrée aux destructions de Paris d’Haussmann à la Commune, une attention particulière était apportée aux modalités d’incendie et aux armes démiurgiques imaginées par des communards ayant foi dans la science.
En septembre 2013, j’ai l’intuition que la vulgate historiographique de l’adieu immédiat et total aux armes après la Commune peut être interrogée pour une raison évidente : des armes à feu sont présentes, tels des détails saisissants, dans les luttes sociales sous la IIIe république, et dans les imaginaires sociaux de la constellation révolutionnaire. De plus, ces armes ne peuvent être réduites à leur fonction destructrice. Elles restent des artéfacts politiques, porteurs d’une souveraineté spécifique, celle du citoyen-combattant insurgé, celui de 1789, 1792, 1830, 1848, qui n’a donc pas totalement disparu après 1871.
Ainsi, en variant les échelles, en articulant une histoire au ras du sol et celle des représentations ; en accordant une égale dignité à toutes les présences des armes en politique, matérielle ou discursives, de L’Armée nouvelle de Jaurès au revolver brandi par un obscur anarchiste en meeting, s’assemble au contraire une dense série d’éléments, formant une nébuleuse, certes éparse et inégale tant certains événements ne se prêtent guère à de longs développements, alors que d’autres, la crosse en l’air par exemple, sont d’une vive intensité.
J’étais donc confronté à une histoire faites de détails des luttes sociales qui troublent le supposé « adieu aux armes », comme autant de fils qui dépassent sur une trame moins lisse que prévue. Mais j’ai vite compris qu’il ne fallait pas tirer ces fils au risque d’une surinterprétation, au risque de se laisser fasciner par les armes et de céder aux sirènes des « contre-histoires », un peu trop à la mode aujourd’hui. Car, de fait, il n’y a plus d’insurrections armées en métropole après 1871.
Pour éviter ces écueils, j’ai forgé et expérimenté un outil méthodologique : l’histoire « effilochée ». À la suite de la micro-Histoire, les détails sont habituellement considérés comme éminemment révélateurs. On tire sur un fil et la trame, la structure se dévoile. Mais que faire si on tire sur un fil et que presque rien ne vient ? J’ai alors mobilisé l’étude du détail menée par Daniel Arasse, un historien de l’art, qui souligne que le détail n’est pas nécessairement révélateur mais peut être singulier, irréductible, souligner un écart ou une résistance ; comme il peut parfois reconfigurer le sens global d’un tableau.
Bref, de 1872 à 1948, les armes apparaissent comme des détails foisonnants mais incertains des luttes révolutionnaires, détails, parfois au sens de Carlo Ginzburg mais aussi au sens où l’entend Arasse ; quelques fils qui dépassent et qui, si on tire dessus, mettent au jour une trame englobante ou effilochent le récit des événements. Dans La Critique des armes, il y a quelques fils rouges, mais, autant, sinon plus, de fils interrompus, qui, situés dans un temps bref mais intense, ont leur sens propre, autonome. Cette façon de procéder me permet d’étudier et d’assembler des événements d’une inégale densité et de ne pas reléguer ce qui semble a priori insignifiant. L’histoire « effilochée », autre vertu, est aussi un antidote contre toute forme de finalisme ou de téléologie.
Dissidences : Avez-vous constitué votre corpus, qui se révèle particulièrement large, de manière empirique, ou bien avez-vous méthodiquement visité les dépôts d’archives pouvant alimenter votre sujet ? Pourquoi n’avez-vous pas pu utiliser plus largement les ressources de Vincennes ?
Éric Fournier : J’ai constitué mon corpus de manière totalement empirique, partant des événements où des armes sont présentes. Dans un espace politique républicain présenté comme pacifié, le surgissement des armes attire l’attention, mais pas autant que ce que l’on pourrait supposer de prime abord, car de 1885 à la fin des années 1920, la législation sur la possession et le port d’armes est particulièrement libérale, comparable peu ou prou à la législation américaine actuelle. Les armes à feu sont alors des biens de consommation légaux, suscitant assez peu l’intérêt étatique en soi. J’ai pourtant sondé systématiquement les inventaires des séries F/7 des Archives nationales, ceux de la préfecture de Police de Paris et de quelques archives départementales, souvent en vain : il n’y a pas de fonds « armes ». Il fallait définitivement partir des événements et explorer ensuite les archives. Les seuls fonds d’archives avant les années vingt concernent essentiellement les sociétés de tir. Tout change lors de la crise des années trente. La législation ne cesse de se durcir, la surveillance étatique également, et la perspective d’une guerre civile, d’un coup d’État fasciste, ou d’une subversion communiste placent, après le 6 février 1934, les armes au cœur des tensions politiques. Il y a alors des cartons entiers d’enquêtes policières dévolus à cette question, de 1934 à 1938.
Le SHD de Vincennes s’est révélé assez décevant, et ce pour plusieurs raisons. La part des armes en politique, y compris celles des forces militaires de maintien de l’ordre, relève des autorités civiles. Par exemple, le SHD est bien moins disert sur la mutinerie des hommes du 17e en 1907 que les Archives nationales, où sont regroupés les divers rapports et enquêtes. Les archives militaires relatives à l’emploi de l’armée dans les grèves traitent essentiellement de l’intendance, logement et nourriture des troupes par exemple, en tout cas celles que j’ai pu consulter, car le SHD a procédé à un reclassement de certains fonds sans établir d’index de correspondances entre anciennes et nouvelles côtes, ce qui complique singulièrement le travail. J’ai dû ainsi renoncer à lire certains rapports relatifs au drame de Fourmies, devenus introuvables. Mais, heureusement, grâce aux archives policières et judiciaires, conservées aux AD du Nord, on peut être au plus près de la troupe, au cœur de l’action, consignée dans les rapports de la police et de la gendarmerie.
Dissidences : En travaillant sur la mémoire de la Commune, les ruines de Paris ou la perception des armes dans la culture révolutionnaire, vous vous apparentez à un historien spéléologue. Avez-vous le sentiment d’être un chercheur à part ? Quels travaux issus de démarches similaires mais d’autres chercheurs pourriez-vous conseiller ?
Éric Fournier : En toute sincérité, j’ai plus le sentiment d’être un honnête travailleur universitaire plutôt banal, dont l’apparente originalité s’atténue dès qu’on l’inscrit dans des écoles ou des tendances historiographiques. Je suis venu à la recherche grâce à Alain Corbin, ce qui invite certes à élaborer des objets un peu inattendus, et globalement je relève d’une histoire socio-culturelle, articulant inlassablement pratiques et imaginaires sociaux, ce qui n’est pas très original.
Ainsi, mon travail reprend ceux sur « la culture des armes » du citoyen-combattant de 1848, mise en évidence par Louis Hincker, un autre élève de Corbin ; tandis que l’articulation entre pratiques, dispositifs, sensibilités et imaginaires, sur un objet politiquement signifiant, se retrouve, avec brio, dans le Biribi de Dominique Kalifa, par exemple.
En ce qui concerne l’histoire « spéléologue » des mémoires révolutionnaires, avec une attention au détail, je ne peux que conseiller, entre autres, les ouvrages de Guillaume Mazeau, notamment celui sur Marat et Corday (Le Bain de l’Histoire) qui va beaucoup plus loin que moi dans cette histoire « spéléologue ».
Dissidences : Pensez-vous que cette évolution heurtée menant à une forme de délégitimation des armes au sein des mouvements révolutionnaires est similaire dans d’autres pays que la France ? S’agit-il d’une norme internationale ? Peut-on imaginer qu’elle s’estompe et autorise à l’avenir un retour des armes ?
Éric Fournier : Cette délégitimation progressive procède de tendances globales valables pour l’ensemble de l’Europe occidentale, au moins : un nouveau régime de masculinité, plus maitrisé et moins violent ; et, fondamentalement, le resserrement des liens entre État et société, l’emprise croissante du premier qui affermit un monopole de la violence physique légitime, de moins en moins contesté. De plus, avec les armées de conscription, la prise d’armes cesse d’être l’exercice d’une souveraineté, au sein d’une garde nationale par exemple, pour être l’apanage du service militaire, quintessence du devoir civique sous le signe de l’obéissance. Enfin, du point de vue des groupes révolutionnaires, l’entrée dans « l’ère des organisations » politiques contribue, au début du XXe siècle, à marginaliser les armes, objets indisciplinants, alors que s’affirme, au sein des milieux révolutionnaires, une exigence croissante de discipline. Tout ceci n’est pas propre à la France.
Pourtant, parallèlement au moment même où l’on croit l’adieu aux armes acté, vers 1905 en France, l’insurrection est spectaculairement relégitimée par la révolution russe de cette année-là, et ce à l’échelle européenne. En histoire, rien n’est jouée d’avance. Pourrait-on assister à un retour des armes en politique ? Peut-être, sous l’effet de plusieurs facteurs, bien présents aujourd’hui : l’illégitimité croissante du monopole de la violence exercée de plus en plus arbitrairement par un État de plus en plus répressif, mutilant et meurtrier ; mais aussi le constat du retour d’une certaine forme du virilisme en politique, ce qui n’est pas très rassurant.
Dissidences : Le nouveau projet que vous évoquez en conclusion, la culture des armes en milieu colonial, pourrait s’effectuer dans quel cadre, avec quelles sources ? Avez-vous déjà des intuitions inspirantes quant à ce projet ?
Éric Fournier : Il apparaît flagrant que, à hauteur d’armes, les situations coloniales et métropolitaines sont incomparables : dans les territoires colonisés, la guerre n’est jamais loin ; la République valorise le citoyen-soldat en métropole, les races guerrières aux colonies ; le droit à l’arme est garanti en France, et interdit par le code de l’indigénat, etc.
N’étant aucunement spécialiste des questions coloniales, je ne peux qu’inviter à explorer ces pistes sans prétendre pouvoir signaler des sources précises. Mais cela ne devrait pas être trop difficile, car à la différence de la métropole, les armes sont surveillées. Un point de départ intéressant pourrait être la piste des trafiquants d’armes, très nombreux, et dont on repère la trace aux Archives nationales, dans plusieurs cartons.
Pour ma part, mon nouvel objet de recherche lié aux armes, actuellement en cours de défrichement, est une histoire mondiale du fusil au XIXe siècle, en réutilisant certaines approches mises en œuvre dans La Critique des armes. Mais, vu l’ampleur de l’objet, ce sera plus une synthèse qu’un défrichement d’archives.