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vendredi 7 mai 2021 :: Permalien
Publié dans le Bulletin des Ami·es de la Commune n° 86, 2e trimestre 2021.
Michèle Audin est une mathématicienne, et lorsqu’elle se penche sur un sujet historique, l’exactitude reste son maître mot. Rien n’échappe à son enquête. Archives, journaux, témoignages, essais, visites de terrain, tout est croisé, vérifié, rien n’est pris pour argent comptant. À cela, Michèle Audin ajoute son talent d’écrivaine. Avec elle, la rigueur n’est jamais ennuyeuse. Ceux qui suivent, sur son blog, le récit au jour le jour de la Commune, le savent bien. La passion est toujours là qui affleure, au service de la vérité.
Dans La Semaine sanglante, l’exercice est périlleux. Il s’agit d’entreprendre le décompte macabre des massacrés de mai. Michèle Audin n’omet ni n’ajoute rien, elle rapporte. Avec une sobriété exemplaire qui ne nuit pas au récit, au contraire. La multitude des comptes, des registres, des témoignages, rassemblés, analysés, ordonnés et liés, avec science et intelligence, démontre avant tout et de façon clinique la mécanique du massacre des Communards par les Versaillais, qui s’est enclenchée à partir du 21 mai 1871. Au rythme des exécutions sommaires et des cours martiales immédiates, sans existence légale, on suit la progression de la vague sanglante dans Paris, jusqu’à la chute de la dernière barricade, et au-delà. La fin des combats ne marque pas la fin des massacres.
Au bout des comptes, ce n’est pas le total des morts que l’on retient. Bien plus parlant est le détail de l’addition. La découverte de charniers, comme celui du cimetière de Charonne (800 fédérés) côtoie une multitude d’exhumations, parfois de quelques squelettes. En 1920, on en trouvait encore.
Je conseille en particulier ce livre à tous ceux qui s’apprêtent, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, à évoquer la Semaine sanglante à l’occasion de son 150e anniversaire. Michèle Audin nous rappelle, par son exemplarité, que l’argumentation, plus que les slogans, est la meilleure arme contre les vérités alternatives.
Philippe Mangion
vendredi 7 mai 2021 :: Permalien
publié dans le Bulletin des Ami·es de la Commune n° 86, 2e trimestre 2021.
« Frankel fut un des hommes les plus intelligents et les plus dévoués de la Commune. En votant son admission, ses collègues ne firent qu’affirmer le caractère international de la Révolution du 18 mars. » Par ces mots, Jean-Baptiste Clément salue l’élection de Léo Frankel, hongrois et internationaliste, membre de l’AIT comme seul membre étranger du Conseil de la Commune. Avant 1870, celui-ci était peu connu mais son discours au procès de l’AIT, son action à Paris le conduit, âgé de 27 ans, à jouer un rôle majeur pendant les soixante-douze jours, notamment en se voyant confier la commission du travail.
Julien Chuzeville, historien du mouvement ouvrier, nous livre la première biographie en français de Léo Frankel, ouvrier d’art en orfèvrerie, journaliste, publiciste, acteur déterminant aux côtés de Varlin dans la création de l’AIT à Paris. Dans toute son action politique, il prône la solidarité ouvrière et l’internationalisme. « Notre chemin est international, nous ne devons pas sortir de cette voie. »
Le droit des travailleurs
Pendant la Commune, élu du XIIIe arrondissement, il fonde le droit du travail « et ce droit ne s’établit que par la force morale et la persuasion ». En liaison avec les chambres syndicales ouvrières, il réquisitionne les ateliers abandonnés, met fin au travail de nuit des boulangers, souligne la nécessaire égalité des femmes et des hommes dans le travail. Frankel insiste sur la révolution sociale par une transformation du mode de production et des rapports sociaux. Proche de Karl Marx, il en attend des conseils mais la Semaine sanglante mettra fin à l’expérience de la Commune. Blessé sur une barricade, il sera sauvé par une étrangère proche, elle aussi, de Marx, Elisabeth Dmitrieff, ils s’enfuient pour Genève et leur route se séparent.
Le combat reprend au plan international. Adoubé par Marx, Frankel intègre le conseil général de l’AIT. Il est à Londres, à Vienne, en Hongrie en 1880 où il participe à la création du Parti général des ouvriers dont le programme ressemble étrangement à celui de la Commune. Il publie quantité d’articles de fond, la presse est son domaine.
Sa vie est indéniablement celle d’un militant internationaliste, il ne se vit pas comme un exilé, même si Paris exerce une attirance permanente pour lui. Il revient pour s’y marier et vivre à Montmartre. Il y meurt Le 29 mars 1896. Il avait 52 ans.
Le lecteur trouvera en annexe de cette biographie nourrie de citations et d’une grande précision, des articles dans un style clair et implacable, reflétant les grands combats de Frankel ainsi qu’une analyse intéressante sur la conception marxiste de l’action politique.
FP
vendredi 7 mai 2021 :: Permalien
Publié dans dans le Bulletin des ami·es de la Commune, 4e trimestre 2020.
Libertalia a réédité Souvenirs d’une morte vivante de Victorine Brocher, livre paru en 1909. À 70 ans, Victorine Malenfant (1839-1921), épouse Rouchy puis Brocher, évoque sa vie jusqu’en 1872. Pourquoi « morte vivante » ? En mai 1871, ses proches l’ont crue morte, fusillée par les versaillais.
En 1848, à 9 ans, elle vit intensément la révolution auprès de son père qui doit s’exiler après le coup d’État de Louis-Napoléon. C’est pour elle une expérience fondatrice. Mère et militante, elle écrit : « On m’a mariée à Orléans le 13 juin 1861. » Elle décrit la condition féminine, « la misère noire, le suicide, la prostitution, ce qui est pire encore ». Solidaire, mais elle se considère privilégiée, car piqueuse en bottines travaillant pour des maisons de luxe. Elle élève trois enfants qu’elle perd tout petits, malgré tous ses soins. Elle lit la presse, participe aux réunions d’une section de l’AIT et à des manifestations. Le 4 septembre 1870, elle est dans la rue pour « la proclamation de la République, ce rêve si cher à mon enfance allait donc enfin se réaliser, j’étais si heureuse ». Pendant le siège, elle glorifie la résistance de la population ouvrière parisienne. Elle-même est « cantinière et ambulancière dans la 7e compagnie du 17e de la garde nationale ». De fin novembre 1870 à janvier 1871, elle est toujours aux avant-postes où « il y a de la besogne […] les blessés et les morts abondent » ; elle y a vu « des drames affreux ».
Lors de la Commune, avec son mari, elle tient le mess des officiers à la « caserne de la République, à l’angle de la rue de Rivoli et de la place de l’Hôtel de Ville », où elle tient aussi « table ouverte deux heures par jour […] aux pauvres diables qui avaient faim ». En avril, elle est cantinière et ambulancière au bataillon des Défenseurs de la République, présent au fort d’Issy lors des combats de fin avril-début mai, journées terribles où, selon ses propos : « J’ai dans ces jours-là, accompli des tours de force dont je ne me serais jamais cru capable. » Pendant la Semaine sanglante, la cour martiale du 7e secteur la condamne à mort et ses proches la croient morte. Comme Varlin, elle parcourt Paris en tous sens. Puis elle se cache, elle exerce à nouveau incognito son métier mais, toujours recherchée, elle doit quitter la France pour la Suisse, le 1er octobre 1872, pour une autre vie.
Selon Michèle Riot-Sarcey, Victorine exprime la « mémoire des vaincus » et « l’identification au soldat est totale, elle oublie qu’elle appartient à un genre sans aucun droit politique et exclu de l’espace public commun ». Il y a une grande proximité de Victorine Brocher avec Louise Michel – qu’elle rencontre, le 22 mai, place de l’Hôtel de Ville –. Reprenant des propos de Verlaine, nous pouvons dire : Victorine B. « est très bien ».
Aline Raimbault
dimanche 18 avril 2021 :: Permalien
Publié dans L’Humanité dimanche du 15 avril 2021.
Michèle Audin livre une passionnante chronique, au jour le jour, de la Commune de Paris sur son blog et sur le site Humanité.fr. Dans son dernier livre, La Semaine sanglante : légendes et comptes, l’écrivaine et mathématicienne rouvre le brûlant dossier du bilan humain de la répression.
Michèle Audin n’en finit plus de se passionner pour la Commune de Paris, dont on célèbre le 150e anniversaire. Après Comme une rivière bleue, en 2017, elle publie cette année un nouveau roman lié à cette période avec Josée Meunier, 19, rue des Juifs (Gallimard). Mais ce n’est pas tout. Son livre La Semaine sanglante : mai 1871, légendes et comptes vient également de paraître chez Libertalia. Il s’agit d’un travail historique visant à recompter les morts de la Semaine sanglante, nombre sur lequel les estimations divergent. Elle a de plus regroupé dans Eugène Varlin, ouvrier relieur, 1839-1871 (Libertalia, 2019), les écrits du célèbre communard et publié les lettres de l’ambulancière Alix Payen dans C’est la nuit sur tout que le combat devient furieux : une ambulancière dans la Commune, 1871 (Libertalia, 2020).
D’où vous vient cette passion pour la Commune de Paris ?
J’ai été élevée dans une famille communiste. Une certaine idée de la Commune de Paris faisait partie de la culture !
Je trouve aujourd’hui que le plus passionnant de cette histoire est l’invention de nombreuses pratiques démocratiques. On croit souvent que la démocratie, c’est l’élection, de temps à autre, de représentants qui parleront à notre place. Pendant la Commune, on a élu les membres de l’assemblée communale, bien sûr, mais ils étaient révocables. Et puis, il y avait des comités qui géraient, localement, la vie dans les arrondissements ou les quartiers, des associations comme l’Union des femmes et des clubs de discussion où l’on venait donner son avis, élaborer des revendications. Et bien sûr, ce foisonnement, c’est aussi l’intervention, la prise de parole, de milliers d’« inconnus », de la « vile multitude » – à qui on ne l’a plus guère donnée depuis.
La Commune dure du 18 mars au 28 mai 1871. Soit 72 jours. Sur votre blog vous avez décidé de raconter cette histoire sur beaucoup plus de jours, en démarrant à partir du 8 mai 1870. Pourquoi ?
J’essaie de comprendre. Cette histoire ne commence ni le 18 mars 1871, ni même le 4 septembre 1870 avec la proclamation de la République… Elle s’annonce déjà, par exemple, dans les grandes grèves des années 1867 et 1870. J’avais publié, il y a deux ans, jour après jour, le quotidien La Marseillaise, de décembre 1869 à mai 1870. Ce qui m’a permis d’apprendre beaucoup de choses sur le mouvement ouvrier à la fin du Second Empire (voir mon livre sur Varlin). J’ai étudié en détail le procès de l’Internationale de juin-juillet 1870. Pour le cent cinquantenaire, j’ai repris la même démarche. En suivant notamment, pendant le siège, le quotidien de Blanqui, La Patrie en danger.
Comment travaillez-vous pour réaliser ces notices quotidiennes ?
Je lis toute sorte de choses, des livres, des documents d’archives, beaucoup les procès-verbaux des réunions de la Commune, et les journaux. Une bonne partie de la presse est disponible en ligne. Grâce à quoi j’ai pu écrire la plupart des articles… en « position confinée ». Je me fais aussi aider par tel ou tel ami qui dispose d’informations que je n’ai pas.
Certaines dates vous ont-elles particulièrement marquée ?
La journée du 19 mars, avec sa tension, que faut-il faire et comment. Celle du 6 avril, où l’on compte déjà les morts de la guerre pendant qu’un sous-comité de la garde nationale met le feu à la guillotine. Celle du 7 mai, où André Léo écrit un article dans lequel elle demande à Dombrowski s’il croit vraiment qu’il va faire « la révolution sans la femme » ? Celle du 25 mai, où la lutte sur le boulevard Voltaire – notre boulevard Voltaire ! – est si violente.
Quelle place tient selon vous cette révolution dans l’histoire du féminisme ?
D’une part, la question des droits des femmes semble moins présente qu’en 1848. Par exemple, en 1871, la question du droit de vote n’est même plus posée. D’autre part, elles sont, et parmi elles surtout les femmes des classes populaires, beaucoup plus présentes dans la ville – dans l’espace public – et de façon très variée. On le leur a assez reproché – voir le mythe des pétroleuses ! Disons que cette présence massive a ouvert la voie aux grandes revendications du XXe siècle.
La Commune est à la fois une période qui sert de référence constante à gauche, et une période relativement méconnue du grand public. Comment l’expliquez-vous ?
J’ai l’impression qu’elle est tout simplement très méconnue. La référence à gauche est bien souvent à une légende dorée – parfois éloignée de la réalité.
Le président de la République Emmanuel Macron refuse de commémorer la Commune. Que pensez-vous de ce choix mémoriel ?
C’est un choix politique. Emmanuel Macron se réclame de Versailles. Le préfet de police Didier Lallement, lui, a choisi Galliffet, un des massacreurs de la Semaine sanglante, comme modèle. C’est cohérent. Les versaillais ont gagné la guerre contre Paris en 1871…
Quelle place tient la Commune dans la création artistique ? Il existe au final peu de films, de romans et de bandes dessinées, même si cela tend à changer…
J’ai l’impression que le sujet était si polémique, si chargé politiquement, que l’on ne pouvait pas s’imaginer faire un film ou écrire un roman qui ne veuille pas faire, à nouveau, l’histoire complète de l’événement.
Vous avez-vous même écrit deux romans consacrés à la Commune. Quels sont vos objectifs (artistiques, historiques, émotionnels, pédagogiques) à travers ces deux fictions ?
Pour moi, il ne s’agissait pas d’écrire des romans « sur » la Commune. J’ai écrit un roman qui se passe à Paris pendant la Commune, Comme une rivière bleue. J’ai essayé de faire revivre la multitude des personnages qui se croisaient dans les rues de Paris. Raconter, c’est-à-dire apprendre à connaître, reconstituer l’histoire de femmes et d’hommes face à telle ou telle situation. Josée Meunier est un roman qui ne se passe ni « pendant la Commune » ni même complètement à Paris. En réalité, c’est un roman d’amour, même si les personnages principaux sont d’anciens communards. Être, ou avoir été, communard n’empêche pas de tomber amoureux ! Il s’agit surtout de la répression, puis de l’exil, de la vie des réfugiés en exil. Ils sont coupés des lieux de leur histoire. C’est ce que je raconte. À travers une femme dont l’histoire a laissé perdre la trace.
Vous avez aussi compilé deux ouvrages d’écrits et lettres, l’un sur Eugène Varlin et l’autre sur Alix Payen. Pourquoi ces deux personnages ont-ils retenu votre attention ?
Les lettres d’Alix Payen à sa mère sont l’unique témoignage immédiat que nous avons sur la vie quotidienne des bataillons de la garde nationale pendant la meurtrière guerre menée par Versailles contre Paris du 2 avril au 28 mai 1871. C’est une raison suffisante pour s’y intéresser ! Alix Payen illustre aussi la diversité des communards : une femme, ni ouvrière ni institutrice, qui n’appartient ni à l’Internationale ni à l’Union des femmes, qui n’est pas passée en conseil de guerre… et qui pourtant a défendu la Commune, jusqu’à la mort – je veux dire que son mari est tué.
Les textes d’Eugène Varlin sont pour la plupart des articles publiés dans des journaux pendant le second empire. Tous sont passionnants pour l’histoire du mouvement ouvrier et aussi pour l’histoire de cet ouvrier en particulier, de sa formation intellectuelle et politique à travers les combats des années 1860. De la plupart de ces textes on ne trouvait que des extraits, souvent de très courtes citations, dans des biographies, ce que j’ai trouvé assez frustrant. Je les ai tant appréciés que j’ai voulu les donner à lire.
Vous publiez cette année l’ouvrage La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et décomptes. Quel était le but de cette répression ?
Comme l’a dit l’homme politique responsable de ces massacres : « Le sol de Paris est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon, il faut l’espérer, aux insurgés qui osaient se déclarer partisans de la Commune. » Il s’agissait de terroriser la population, pour interdire d’autres insurrections. C’est analogue, par exemple, aux massacres menés en Algérie, eux aussi par l’armée française, à Sétif et Guelma en mai 1945.
Au sujet de la Semaine sanglante, plusieurs nombres de victimes sont donnés par les historiens (de 6 500 pour Du Camp à 30 000 pour Pelletan). Vous estimez qu’il y a eu « certainement 15 000 morts ». Sur quels nouveaux éléments vous appuyez-vous ?
Personne n’a fait cette histoire depuis Du Camp et Pelletan (1879-1880). À part une revitalisation des comptes de Du Camp par Tombs aussi tardivement qu’en 2010. J’ai simplement étudié les documents d’archives. Celles de chaque cimetière, celles de la direction des cimetières, celles de la police et de l’armée, celles de la voie publique, celles des pompes funèbres… Bizarrement, personne ne l’avait fait. On s’aperçoit vite qu’il n’est pas possible d’arrêter de « compter les morts » le 30 mai, comme l’ont fait Du Camp, puis Tombs. Par exemple, rien qu’au cimetière Montmartre, arrivent, le 31 mai, 492 nouveaux corps d’inconnus. Il y avait énormément de morts dans les rues de Paris, et on a continué à en apporter dans les cimetières pendant des jours et des jours. Ainsi, plus de 10 000 corps d’inconnus ont été inhumés dans les cimetières de Paris pendant et juste après la Semaine sanglante. Il faut y ajouter ceux enterrés dans des cimetières de banlieue, incinérés dans les casemates des fortifications ou restés sous les pavés de la ville (on a retrouvé des ossements de fédérés dans le sous-sol de Paris jusque dans les années 1920).
Vous êtes également mathématicienne. On connaît le rôle que de nombreux artistes ont pu avoir pour ou contre la Commune. Qu’en était-il des scientifiques ?
À l’exception du géographe Élisée Reclus, on n’a pas vu de « grands scientifiques » soutenir la Commune – il y a eu aussi Sofia Kovalevskaya, mathématicienne et sœur d’Anna Jaclard mais elle était encore étudiante. Pourtant, plusieurs professeurs de mathématiques ont participé au mouvement, jusqu’à la mort, comme Francisque Châtelet, tué pendant les combats d’avril, et Eugène André, exécuté pendant la Semaine sanglante. Plusieurs communards un peu plus connus avaient eux aussi une formation scientifique, comme Édouard Vaillant, Raoul Rigault ou Maxime Vuillaume.
Quel était le rapport de la Commune aux sciences, au progrès et à la recherche ?
Les militants ouvriers, comme Eugène Varlin, Albert Theisz ou Léo Frankel, étaient très attachés, depuis longtemps, à la possibilité pour les ouvriers de s’instruire. D’où l’importance des revendications sur la durée des journées de travail, par exemple.
On voit aussi, pendant la Commune, le Journal officiel envoyer chaque semaine un journaliste à la séance de l’Académie des sciences, dont il rend compte dans le journal. Comme l’écrit Lissagaray en évoquant ce fait : « Ce ne sont pas les ouvriers qui ont dit : la République n’a pas besoin de savants. »
Entretien réalisé par Aurélien Soucheyre
vendredi 16 avril 2021 :: Permalien
Publié sur Lundi.am, le 12 avril 2021.
Née en 1898, morte en 1983, May Piqueray a traversé le XXe siècle animée par la révolte. Refusant de serrer la main de Trotski ou fabriquant des faux papiers jusque dans les bureaux des autorités de Vichy, côtoyant Makhno, Emma Goldman, Marius Jacob, elle ne cessera de lutter, réfractaire à toutes les injustices. Autobiographie d’une anarchiste, judicieusement rééditée par les éditions Libertalia.
« Non, les anarchistes ne sont ni des utopistes, ni des rêveurs, ni des fous, et la preuve, c’est que, partout, les gouvernements les traquent et les jettent en prison afin d’empêcher la parole de vérité qu’ils propagent d’aller librement aux oreilles des déshérités, alors que si l’enseignement libertaire relevait de la chimère ou de la démence, il leur serait si facile d’en faire éclater le déraisonnable et l’obscurité. »
C’est par la citation d’un long texte de Sébastien Faure que débute le récit de ses souvenirs, quatre pages qu’elle découvre à 18 ans et qui guideront toute son existence.
Elle naît et grandit en Bretagne, maltraitée par sa mère qui ne lui a jamais pardonné d’avoir failli mourir en la mettant au monde, cause première d’une révolte contre l’injustice qui ne la quittera jamais. À 11 ans, elle est « placée » chez un négociant en beurre, mais une institutrice qui l’a prise en affection l’engage à son service pour veiller sur son fils souffrant. Elle les suivra au Canada, pourra suivre des études et passera le bac au lycée de Montréal. Elle raconte son retour en France, la guerre, sa formation de sténodactylo, ses premiers boulots, ses premiers amours, sa rencontre avec les « anars » et notamment Sébastien Faure, son « père spirituel », puis Louis Lecoin avec qui elle se consacrera, à partir de 1921, à l’antimilitarisme. Alors que la « grande presse était muette sur ce crime légal qui allait se commettre », l’exécution de Sacco et Vanzetti, elle expédie à l’ambassadeur des États-Unis à Paris un colis piégé, attirant enfin l’attention des journalistes sur cette affaire. Tenant à voir de ses yeux « une personne comme Léon Daudet », elle assiste à un meeting d’extrême droite en compagnie de Germaine Berton, quelques jours avant que celle-ci ne tire sur Marius Plateau, au siège de L’Action française.
« Entrée en anarchie » par instinct, elle se cultive à force de lectures et de discussions et trouve dans l’anarcho-syndicalisme, le cadre pour la conduire à l’action. Secrétaire administrative de la Fédération des métaux, elle assiste au congrès national de la CGT en 1922 à Saint-Étienne, consacrant la scission de celle-ci et la naissance de la CGTU, puis participe au congrès international syndical à Moscou, accompagnant le secrétaire fédéral, porteur d’un mandat d’opposition à l’adhésion de la CGT à la Troisième internationale. Pendant le voyage, elle rencontre, à Berlin, Rudolf Rocker, Augustin Souchy, Emma Goldman et Alexandre Berkman. Au cours d’un repas au Kremlin, scandalisée par la profusion de nourriture alors qu’elle n’a vu que famine et disette chez les ouvriers qu’elle a visités, elle provoque un scandale en montant sur la table et haranguant les délégués. Lors d’un déjeuner avec Trotski, elle entonne Le Triomphe de l’anarchie, de Charles D’Avray. Déterminée, elle refuse de lui serrer la main, réclame la libération des anarchistes et obtiendra que Mollie et Senya Flechine, membres de la Croix noire, soient libérés et condamnés à l’exil.
Infatigable, elle connaîtra plusieurs séjours en prison, aidera Alexandre Berkman dans la rédaction de ses mémoires et travaillera pour Joseph Kessel, accueillera chez elle de nombreux migrants, dont Voline et Makhno, à qui elle consacre de longues pages, croisera la route de Marius Jacob, d’Arthur Koestler et de nombreux autres, ravitaillera les réfugiés espagnols dans les camps du Sud de la France. Proche de Louis Lecoin, elle partagera tous ses combats antimilitaristes et sa lutte en faveur des objecteurs de conscience :
« Je hais les fauteurs de guerres, les responsables, quelle que soit leur nationalité, ou leur rôle. Hommes d’État, capitalistes, fabricants d’armes, que ce soit un Krupp, un de Wendel, un Zaharoff, qui bâtissent leur énorme fortune par la mort de millions d’hommes… je hais les hommes d’État qui considèrent qu’une guerre est le seul moyen de détruire dans l’œuf des mouvements sociaux, inévitables quand la misère est telle que les victimes ne peuvent même plus réagir et s’abandonnent à la fatalité et, par conséquent, le seul moyen d’éviter toute révolution et même toutes réformes d’envergure et de sauver les fortunes et privilège acquis. On dit et on écrit que la guerre est la seule solution pour résoudre les crises. Elle permet de liquider les stocks d’armement, de matières premières et aussi le stock de matériel humain rejeté du travail. Quelle honte ! Quelle infamie ! À quand la levée en masse des consciences pour exiger le désarmement et pour crier : “Debout les vivants ! Et à bas les armes !” »
Elle s’occupera longtemps du journal Le Réfractaire, créé en 1974, et participe à la mobilisation pour le Larzac, au rassemblement de Creys-Malville, fin juillet 1977, violemment réprimé. Face aux injustices de la société, l’anarchie l’animera jusqu’à son dernier souffle :
« Et parce que je ne me prosterne pas aveuglément devant les dogmes, vous me décochez le mot “anarchiste” qui, d’ailleurs, ne saurait me déplaire. Eh non, je ne réprouve pas ce qualificatif, avec l’indignation grotesque de tels ignorants des vocables ou de tels partisans de régime à poigne, qui, par méconnaissance ou par hypocrisie, détournèrent le terme de son sens en lui prêtant la signification de “désordre”. En ma conscience, anarchie signifie : sans lutte d’ambition, sans envie du voisin, sans haines meurtrières, puisque le terme “anarchiste” exclu tout chef, tout maître, tout despotisme et toutes les dominations de fait qui n’engendrent que guerres et servitudes. »
Quelle vie !
Ernest London le bibliothécaire-armurier