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mercredi 17 avril 2019 :: Permalien
Publié le 17 avril 2019 dans Ballast.
« Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines », jurait Eugène Varlin. Les éditions Libertalia viennent de publier une anthologie commentée des écrits de cet ouvrier relieur, membre de l’Association internationale des travailleurs et élu de la Commune tombé lors du massacre des communards par les troupes de la IIIe République. L’écrivaine Michèle Audin – auteure, notamment, du récit Une vie brève, consacré à son père, Maurice, mathématicien et militant indépendantiste assassiné par l’armée coloniale en Algérie – est à l’origine de ce livre. Nous tenions à en discuter avec elle.
Il a été dit que Varlin était « une des gloires du prolétariat français » : pourquoi ne le connaît-on pas mieux ?
Voilà qui donne envie de vous demander : quelles sont les gloires du prolétariat français que l’on connaît bien aujourd’hui ?
Certes…
Varlin est né en 1839 dans une famille de paysans pauvres de Claye-Souilly. Il va à l’école jusqu’à l’âge de 13 ans, puis fait un apprentissage à Paris où il devient ouvrier relieur. Il suit des cours du soir, participe aux premières grèves autorisées en 1864, devient membre et rapidement responsable de la toute jeune Association internationale des travailleurs, ce qui lui vaut trois mois de prison en 1868. Il mène une inlassable activité d’organisation des ouvriers à Paris et en province. Il est élu à la Commune en 1871 et il y est confiné dans des activités d’administration. Il participe activement à la défense de Paris pendant la Semaine sanglante et est assassiné le 28 mai 1871. Son histoire est celle de l’invention d’un mouvement ouvrier combatif et révolutionnaire à la fin du Second Empire. Il n’est peut-être pas inutile de nous la réapproprier aujourd’hui !
Vous faites savoir que c’est l’un des ses articles, « Notre format », qui vous a donné envie de composer ce livre. Il paraît pourtant anecdotique, à première vue !
« Notre format » est le tout premier article du jeune Eugène Varlin. Il y explique pourquoi les ouvriers qui publient ce nouveau – et éphémère, mais il ne le sait pas encore – journal, La Tribune ouvrière, ont choisi un petit format, dans une époque où les journaux sont très grands. La question peut sembler étrange. Anecdotique, comme vous dites ! Mais c’est l’occasion pour lui d’affirmer, plusieurs fois, avec beaucoup de dignité, les compétences des ouvriers. Parmi ses raisons, il relève le fait qu’un petit journal est plus facile à relier, et donc à relire. Il est clair, précis, rigoureux, il s’adresse directement à ses lecteurs et il pense aux lecteurs du futur, nous, qui lirons le journal relié. J’ai trouvé le style et les aspects humains de cet article, la dignité de ce jeune ouvrier, ce qu’il appelle dans un autre article « la timidité ordinaire du travailleur » et en même temps sa confiance en ses compétences, très séduisants. Je n’ai pas lu beaucoup d’articles où un ouvrier parle de ses connaissances et de son goût, avant de les appliquer au sujet. Pourquoi, donc, cet article m’a décidée à composer ce livre ? Disons que ses qualités m’ont permis de dépasser la légère gêne que m’inspirait le côté « gloire du prolétariat »… J’ai trouvé ensuite bien d’autres articles ou textes tout à fait passionnants sur des sujets moins « anecdotiques », ainsi que des détails biographiques pas très connus… Et voilà le livre !
Le mouvement anarchiste se réclame volontiers de Varlin. Il en appelait toutefois, dans un article paru dans La Marseillaise, à un « communisme non autoritaire ». Peut-on le situer dans un courant précis ?
Je suis un peu gênée par l’épithète « anarchiste », et d’ailleurs par les épithètes d’aujourd’hui en général. Les mots ont pas mal changé de sens. Eugène Varlin dit « communisme non autoritaire » et précise que c’est synonyme de « socialisme collectiviste ». Il est clair que « communisme » et « socialisme » n’ont pas là le sens qu’on y entend aujourd’hui : il emploie ces expressions dans une phrase où il fait référence aux discussions qui ont eu lieu lors du Congrès de l’Association internationale des travailleurs à Bâle, en septembre 1869, où il a voté « avec » Bakounine. Le « non autoritaire » le place lui aussi du côté de Bakounine et donc, si on veut, du mouvement anarchiste. On pense bien sûr à l’affrontement des idées de Marx et de Bakounine dans l’Internationale. Eugène Varlin continue à avoir des relations cordiales avec le conseil général de l’Association à Londres (le côté Marx) ; il me semble que l’alternative Bakounine-ou-Marx n’est pas vraiment son problème. D’ailleurs, pendant la Commune, tous les deux, Bakounine et Marx, lui écrivent – la lettre de Marx est adressée à Frankel et à Varlin. On ne sait pas s’il a reçu l’une ou l’autre. S’il réfléchit aux aspects théoriques, Eugène Varlin est surtout, et toujours, dans l’action, et du côté de la pratique. Et très efficacement.
Par exemple ?
Au cours d’une grande grève du bâtiment à Genève en 1868, il a réussi à collecter et à envoyer 10 000 francs aux grévistes suisses. Cette somme importante a été collectée sou à sou auprès de travailleurs gagnant environ 3 francs par jour. Elle a permis aux grévistes de « tenir » et a contribué à la légende selon laquelle l’Internationale avait des millions ! La réflexion théorique d’Eugène Varlin s’enracine dans les luttes. Les grèves sont le plus souvent des batailles « perdues » par les travailleurs, mais ils y apprennent la solidarité et l’organisation, comprend-il vite, alors que la « théorie » proudhonienne était contre la grève. Les années 1860, en France, sont une sorte de début, d’apprentissage du mouvement ouvrier organisé. Ils ont tout à apprendre, et Eugène Varlin apprend.
Dans L’Imaginaire de la Commune, Kristin Ross avance qu’on ne peut qu’être frappé « du peu d’attention qu’a reçue la pensée communarde », y compris chez ses sympathisants. Les canons, les barricades, les combats et le massacre de la Semaine sanglante expliquent-ils ce déficit ?
Je ne sais pas ce qu’est « la » pensée communarde. Celle de Ferré ? Celle de Delescluze ? Celle de Frankel ? Celle de Theisz ? Ou encore celle de Nathalie Lemel, engagée dans la lutte avec l’Union des femmes ? Ce qui rend l’histoire de la Commune passionnante, c’est toute cette diversité de pensées communardes. De mon point de vue, le plus intéressant, c’est ce qui se dit dans les clubs – je pense notamment au Club Ambroise et à son journal Le Prolétaire. On y souhaite voir les élus venir écouter le peuple et lui rendre compte : la souveraineté populaire ne se délègue pas, le peuple est las des sauveurs, on trouve que les agents de la Commune sont trop payés, que les journalistes font trop de phrases, qu’ils veulent encadrer le peuple, on proteste contre la nomination des officiers par les autorités militaires de la Commune (tous les responsables doivent être élus)… C’est le « sous-comité » dont ce club est issu qui a brûlé la guillotine, un acte symbolique – au moment même où la Commune vote un décret qui prévoyait la possible exécution d’otages. Le développement des idées a été beaucoup étudié, notamment autour du centenaire de la Commune en 1971, en un temps où l’importance des partis communiste et socialiste faisait de l’héritage de la Commune un enjeu politique, mais on a peut-être un peu négligé ce qui se passait dans la vie et dans la tête des Parisiens engagés dans le mouvement. La Commune, c’était la joie, la fête : pour la première fois, ils ne sont plus la vile multitude mais enfin des êtres humains, libres, beaucoup vont vivre cette liberté et cette joie jusqu’à se faire tuer.
« Nos plus sérieux ennemis sont les républicains modérés, les libéraux de toutes sortes », avance Varlin en 1869. Quelle était sa conception de la République ?
Depuis 1789, la classe ouvrière monte au créneau, souvent aux barricades ; elle fait des révolutions pour le bénéfice unique de la bourgeoisie. La Révolution française, c’est la loi Le Chapelier qui, en 1791, avant la République, interdit grèves, associations, réunions d’ouvriers. Cette loi reste en vigueur dans tous les régimes qui suivent, République de 1792, Empire napoléonien, Restauration. En 1830, les ouvriers sont sur les barricades, encore un coup pour rien, la « révolution » aboutit à la Monarchie de Juillet. La bourgeoisie républicaine de 1848 va encore plus loin, puisque les ouvriers, grâce auxquels elle a pris le pouvoir après les journées de février, sont massacrés en juin lorsqu’ils se révoltent pour réclamer le droit au travail… On comprend que les ouvriers se méfient des républicains bourgeois. D’ailleurs, les républicains modérés et libéraux de toute sorte, dont Eugène Varlin parle en 1869, sont effectivement arrivés au pouvoir en septembre 1870 : ce sont ceux qui ont organisé la guerre contre la Commune. La République, pour Varlin comme pour beaucoup de ses camarades, doit être démocratique et sociale, c’est « La Sociale ». Même si les moyens ne sont pas très précis, il s’agit de supprimer l’exploitation du travail par le capital. Remplacer la sacro-sainte « liberté du travail », que la bourgeoisie aime tant, par le « droit au travail ». Et, pour imiter le slogan de l’Association internationale, ce doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.
« Bourgeois de la gauche et de la droite se valent », écrit-il encore 1869 : tous sont unis contre les socialistes. Un an plus tard, il évoque « la déchéance définitive de toute la gauche » et la déconsidération souhaitable « des hommes de la gauche ». On a presque oublié que le socialisme et la gauche n’ont pas toujours été des synonymes !
Le premier texte de l’Association internationale au bas duquel la signature d’Eugène Varlin apparaît, au milieu de beaucoup d’autres signatures, est un texte franchement ouvriériste. Il y est dit : « Les efforts [des travailleurs] pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à créer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous “les mêmes droits et les mêmes devoirs”, […] ils acceptent avec reconnaissance le concours désintéressé de tous les démocrates ; mais que, voulant conserver à l’Association internationale des travailleurs et au futur congrès son caractère essentiellement ouvrier, [ils] déclarent en outre qu’aucun autre qu’un ouvrier ne pourra pour Paris exercer de fonctions nominatives dans ladite Association. » Ce que Marx a commenté ainsi : « Les ouvriers semblent s’être mis en tête d’exclure tout literary man [1], etc., ce qui est absurde, parce qu’ils en ont besoin pour la presse, mais ce qui est aussi pardonnable, vu les trahisons permanentes de ces literary men [2]. » Varlin n’a certainement jamais vu ce commentaire, mais je crois qu’en 1869 il avait déjà assez d’expérience pour savoir que ces messieurs de gauche ne voulaient utiliser les ouvriers que pour arriver au pouvoir. Et qu’ils allaient encore une fois les trahir. Les réunions publiques sont désormais autorisées ; socialistes et républicains bourgeois y participent et il est facile de voir ce que les uns et les autres veulent. Il me semble que le mot « gauche » est alors exclusivement parlementaire. Un an après, en février 1870, les députés « de gauche », tels Jules Favre, sont bien acoquinés avec le pouvoir impérial, comme le montre leur attitude au Corps législatif à propos de l’assassinat de Victor Noir et de l’arrestation d’Henri Rochefort [3]. S’ajoute un commentaire un peu radical sur la formulation de votre question : il me semble que « socialisme » est devenu synonyme de « gauche » quand « socialiste » est entré dans le nom d’un parti politique… En lisant Varlin, il faut entendre « socialiste » au sens de « pour la révolution sociale ».
Émile Zola a couvert la Commune en tant que journaliste. Il n’en finit pas d’injurier les communards et de souhaiter que « l’ordre » soit rétabli, entendre que l’armée ouvre le feu, et de répéter que la Commune ne léguera rien à la postérité, à part de « la boue ». Zola passe pourtant pour le chantre du progressisme : la Commune est-elle à ce point négligée pour que sa position ne lui fasse pas ombrage et, plus encore, soit ignorée de la plupart des gens ?
Il a même écrit la chose la plus ignoble que j’ai lue sur les communards – il y en a pourtant eu de belles ! Juste après la Semaine sanglante, des milliers de cadavres jonchent les rues de Paris : « […] les bandits vont empester la grande cité de leurs cadavres – jusque dans leur pourriture ces misérables nous feront du mal […] [4] ». Émile Zola a été un incontestable et courageux défenseur des droits de l’Homme, en particulier grâce au rôle de son « J’accuse » dans la défense de Dreyfus. Je ne sais pas si cela en fait un chantre du progressisme, mais il n’a certainement jamais été un chantre de la classe ouvrière ! Sa position sur la Commune est très cohérente avec ce qu’il écrit sur la classe ouvrière, par exemple dans ce « roman antipeuple », comme disait Paule Lejeune, qu’est Germinal :
« C’était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient des mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d’haleine empestée, balayant le vieux monde sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après le grand rut, la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, efflanqueraient les femmes et videraient les caves des riches. Il n’y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu’au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. [5] »
Dans ses Souvenirs d’un révolutionnaire, Gustave Lefrançais parle de « l’abominable exécution de notre brave Varlin ». Vous restez très sobre sur le sujet – tout comme vous avancez, sur votre site consacré à la Commune, que vous ne ferez pas le récit de tel ou tel assassinat. Tout comme, dans le récit que vous consacrez à votre père, Une vie brève, vous ne souhaitez pas aborder « ni le martyr, ni sa mort »…
De même que dans Comme une rivière bleue… Dans l’histoire de la Commune, ce qui m’intéresse, c’est le mouvement, la vie, la révolution qui passe, tranquille et belle comme une rivière bleue – ce qu’écrit Vallès le jour des élections communales –, la joie, la fête, le désir de changer le monde. Dans le cas d’Eugène Varlin, le prêtre qui l’a dénoncé, le lieutenant qui vole sa montre, les bonnes gens qui lui lancent des pierres dans les rues escarpées de Montmartre qui lui forment comme un chemin de croix, plus le « beau visage d’apôtre », c’est trop. On ne peut pas réduire son histoire, ni celle de la Commune, ni celle de qui que ce soit, à sa mort, aussi horrible et glorieuse qu’elle ait été. C’est la vie que j’ai lue et la personnalité que j’ai devinée dans l’article « Notre format », dont nous parlions, qui m’a permis de dépasser cette image de Christ laïque et de m’intéresser à l’ouvrier relieur, au gréviste, au correspondant de l’Internationale, à l’homme, enfin, très secret, puisque on sait finalement très peu de choses de lui.
D’ailleurs, sait-on pourquoi il est tombé, lui, aux mains de la troupe ?
Ceux qui étaient avec lui sur la barricade de la rue de la Fontaine-au-Roi ont tous réussi à s’échapper et à se cacher – même si Ferré a été rattrapé. Pas lui. Un peu de spéculation, pour finir, alors ! Ce livre sur Varlin n’en comporte pas, même dans ses parties biographiques. Je vais donc chercher un peu de fiction ailleurs, dans un roman ; c’est un passage de Comme une rivière bleue. « Il quitte la rue de la Fontaine-au-Roi. Sans doute gagne-t-il la rue des Trois-Bornes par la cité Holzbacher. Lave-t-il ses mains noircies de poudre ? Il se change quelque part, ou alors il est reconnu par un anonyme qui lui prête sa veste de velours pour remplacer sa vareuse de vaincu pleine de sang. Il est en civil lorsqu’on l’arrête. On ne peut même pas dire qu’il erre dans Paris. Peut-être au contraire marche-t-il tout droit, le canal, la rue des Vinaigriers, le passage du Désir, la rue de Paradis – ces noms… Place Cadet, il s’arrête. Il ne se cache pas. Il est certainement épuisé. Nous n’avons pas été dignes de leur espérance et de leur joie, notre échec les a menés au massacre, à qui bon tenter de ne pas mourir avec eux ? » Eugène Varlin est mort. La Commune n’est pas morte, dit-on. En tout cas, les écrits restent, et ceux d’Eugène Varlin sont bien vivants !
[1] Homme de lettres.
[2] Marx et Engels, Correspondance, tome VIII, Éditions sociales, 1981.
[3] En janvier 1870, une polémique éclate entre Pierre Bonaparte, parent de l’Empereur, et un journal corse. Reprise par le journaliste Henri Rochefort dans La Marseillaise, elle enfle jusqu’à ce que Rochefort envoie ses témoins provoquer Bonaparte en duel. Paul Grousset, journaliste, s’en prend lui aussi au proche de l’Empereur et envoie deux témoins, dont Victor Noir, journaliste également. L’entrevue tourne mal ; Noir est mortellement blessé par Bonaparte. Le 12 janvier, ses obsèques sont suivies par 100 000 personnes : Louise Michel et Eugène Varlin sont présents. Pierre Bonaparte n’est pas inquiété par la justice, tandis qu’Henri Rochefort est arrêté.
[4] Dans un recueil d’articles, parus dans les journaux La Cloche et Le Sémaphore de Marseille au printemps 1871.
[5] Paule Lejeune, Germinal : un roman antipeuple, L’Harmattan, 2003.
mercredi 17 avril 2019 :: Permalien
Entretien avec Valérie Rey-Robert, publié dans Télérama 3611, 27 mars 2019.
Lui, il veut. Elle, non ? Il le fait quand-même. Elle s’en sentira coupable, pas lui : toute la culture de l’amour galant à la française encourage le viol, analyse la féministe Valérie Rey-Robert.
Dans la foulée de l’affaire Weinstein, Isabelle Adjani dénonçait une triade bien française : « Galanterie, grivoiserie, goujaterie. Glisser de l’une à l’autre jusqu’à la violence en prétextant le jeu de la séduction est une des armes de l’arsenal des prédateurs et des harceleurs. » Longtemps connue sous le pseudonyme Crêpe Georgette, du nom de son blog féministe devenu référence, Valérie Rey-Robert creuse l’idée dans un essai renversant : Une culture du viol à la française. Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner ». La militante plonge aux racines d’un concept médiatisé dans le sillage de MeToo. De la méconnaissance des violences sexuelles en France (un viol toutes les dix minutes, en majorité au domicile de la victime) à l’importance de la domination masculine dans notre patrimoine culturel, elle met à nu nos stéréotypes. À la fois pédagogue et iconoclaste.
Le concept de « culture du viol » apparaît dans les années 1970 aux États-Unis. Pourquoi a-t-il mis autant de temps à dépasser les sphères militante et universitaire ?
Aux États-Unis comme en France, les féministes se sont intéressées tardivement aux violences sexuelles. Elles ont longtemps été mobilisées sur d’autres causes : le droit de vote, la contraception, etc. Quand les Américaines commencent à parler de culture du viol au début des années 1970, c’est pour montrer que le viol est un phénomène de société, un crime endémique qui touche tous les milieux. Le concept a alors un écho très limité. Il réapparaît en 2013, à l’occasion de deux affaires de viols sur mineures aux États-Unis et du viol en réunion suivi du meurtre d’une étudiante en Inde. Les réseaux sociaux ont fonctionné comme une caisse de résonance, amplifiant la culpabilisation des victimes et la déculpabilisation des agresseurs. L’expression « culture du viol » désigne alors un système protéiforme de représentations et de préjugés sur le viol, ses victimes, ses auteurs.
L’expression « culture du viol » peut sembler choquante…
Notez que lorsqu’on parle de « culture de l’impunité », à propos de ces dictateurs qui violent le droit international et martyrisent leur peuple, cela ne choque personne. Il faut comprendre le terme de « culture » comme l’ensemble des codes, des pratiques et des idées imprégnant telle société à tel moment. L’opinion, ayant tendance à associer le mot « culture » à quelque chose qui élève, est choquée de le voir accolé au mot « viol » qui représente à ses yeux la pulsion irrépressible. Or, le viol n’a rien de « naturel » : on viole certaines personnes dans des contextes particuliers, en ce sens, il s’agit d’une pratique « culturelle ».
Est-il possible de dater l’émergence de la culture du viol en Occident ?
C’est difficile, mais il est évident que les idées reçues sur le viol sont une conséquence du sexisme. La perversité est associée aux femmes depuis toujours. Que ce soit dans la mythologie grecque, avec Pandora, ou dans la Genèse, avec Ève, la première femme de l’humanité est responsable de ses malheurs et d’emblée désignée comme coupable.
Quelles sont les spécificités françaises de la culture du viol ?
Quand je choisis pour titre Une culture du viol à la française, il ne s’agit pas de dire que la France cultive la pire façon d’envisager les violences sexuelles. En revanche, il n’y a qu’en France où l’on convoque mille ans d’histoire pour justifier les violences sexuelles. Aucun autre pays ne mélange à ce point sexe et violence. Ici, nous explique-t-on, les relations entre femmes et hommes sont pensées à travers le prisme de la domination masculine. Nous, Français, serions dépositaires de cet art d’aimer sophistiqué et ambigu qui fait fi du politiquement correct. Et de citer la littérature courtoise ou même, sans crainte du contre-sens, Choderlos de Laclos pour expliquer « l’amour à la française ». Du « troussage de domestique » à la « liberté d’importuner », c’est bien le même esprit qui l’emporte.
La défense des violences sexuelles, écrivez-vous, fait partie de l’ADN de la France. Vraiment ?
Quand #BalanceTonPorc apparaît, des femmes qui avaient nommé leurs agresseurs ont été taxées de « collabos ». Mettre sur le même plan les dénonciations de Juifs innocents sous l’Occupation et les dénonciations d’agresseurs sexuels sur les réseaux sociaux, ça n’a rien de neutre. Au-delà du fait qu’on relativise ainsi scandaleusement ce que les Juifs ont subi pendant la guerre, rappelons que le terme « collabo » désigne également un traître à la nation. En dénonçant des agressions sexuelles, ces femmes seraient déloyales à une certaine identité nationale fondée sur la séduction, l’asymétrie amoureuse, etc. Comme si forcer les femmes faisait partie d’un jeu parfois dangereux, mais tellement agréable. Comme si quand elles disent non, c’est un peu oui quand-même.
Pour illustrer ce particularisme, vous citez l’exemple d’une exposition sur l’amour chez Fragonard…
En 2015, le musée du Luxembourg a choisi, pour illustrer son exposition « Fragonard amoureux. Galant et libertin », un détail du Verrou, aussi intitulé Le Viol. Car l’interprétation de ce tableau célèbre est controversée : scène galante ou scène de viol, le débat n’est pas tranché. Qu’un musée français ait choisi d’illustrer un événement sur l’amour par une scène potentiellement violente n’a rien d’anodin. Le commissaire de l’expo avait d’ailleurs déclaré que Le Verrou représente « le jeu libertin de la femme qui hésite et de l’homme déterminé ». Ici, l’inquiétude de la femme est considérée comme érotique. Dans l’expo elle-même, il y avait des dessins explicitement présentés comme des viols : que venaient-ils faire dans une expo sur l’amour ? Pourquoi ne pas les avoir réunis dans une salle dédiée, où la question de la confusion entre libertinage et violence sexuelle aurait été frontalement soulevée ?
Quelle est la réalité des violences sexuelles en France aujourd’hui ?
Deux tiers des violences sexuelles se déroulent dans un lieu privé, en général le domicile de la victime. Dans 90 % des cas, l’agresseur est connu de la victime. Soit il appartient à sa famille ; père, frère, mari, soit il s’agit d’une connaissance, d’un ami, d’un voisin, etc. C’est très rarement un inconnu.
Pourtant, c’est une tout autre image du violeur qui continue d’être fantasmée. Quel serait son portrait-robot ?
C’est un homme, laid, qui n’a pas de vie sexuelle, probablement arabe ou noir – éventuellement un migrant. La victime est une femme blanche, jolie. Le viol est très brutal, il a lieu le soir, dans un endroit isolé, probablement dans un quartier pauvre… Chaque époque adapte cette vision fantasmée du viol calquée sur l’histoire du Petit Chaperon rouge et du Grand Méchant Loup. On retrouve l’archétype du viol par un inconnu dans la littérature courtoise où les agresseurs sont souvent hors norme, par leur taille ou leur monstruosité.
Comment la culture du viol nous incite-t-elle à considérer les victimes ?
Faites un micro-trottoir au sujet des affaires pédocriminelles : la majorité des gens interviewés n’auront pas de mots assez durs pour les coupables. Ils voudront les émasculer, les lyncher… Pourtant, même dans ces cas-là – ce que les gens appellent le « crime des crimes », à savoir le viol sur mineur de moins de 15 ans –, les victimes ne sont jamais assez « pures » aux yeux de l’opinion. Imaginons : vous êtes sortie un soir en minijupe. Vous avez bu. Quand vous rentrez, votre petit copain en profite alors que vous n’êtes pas en mesure de la repousser. Comme vous pensez à tort que la consommation d’alcool vous rend en partie responsable de ce qui vous est arrivé et que vous ignorez qu’on peut parler de viol dans le cadre d’une relation en couple, vous minorez ; vous vous dites que c’est aussi un peu de votre faute et vous lui trouvez des excuses. Sachant que les idées reçues n’épargnent pas non plus les institutions, vous pouvez aussi vous persuader de l’inutilité de porter plainte. Tout cela aboutit à l’autocensure des victimes et à l’impunité des coupables. La culture du viol réduit aussi la liberté des femmes. Apprendre dès le plus jeune âge qu’il ne faut pas sortir le soir tard car on risque de se faire agresser implique de se sentir moins libre. Ces contraintes pèsent sur toutes les femmes, qu’elles aient ou non été violées.
Comment lutter ?
Premièrement, commençons par admettre que nous avons tous et toutes intégré cette culture du viol à des degrés divers. Ensuite, la situation doit être envisagée dans sa globalité : de l’éducation des enfants au traitement médiatique des violences sexuelles, de nos représentations culturelles à la façon dont la langue véhicule la domination masculine. Des études montrent que, dès l’école primaire, les filles sont moins interrogées en classe ; leur réussite est attribuée à leur sérieux quand celle des garçons est vue comme une preuve de leur intelligence. Évidemment, cela ne crée pas une génération de violeurs mais entretient l’idée que les femmes comptent moins que les hommes. Il est urgent d’enseigner aux filles la confiance en soi, le libre choix, et de remettre en place les « ABCD de l’égalité » en les renforçant. Nous apprenons aux filles à ne pas être violées, apprenons aux garçons à ne pas violer.
Et une fois sortis de l’école ?
On ne peut continuer à ignorer que 98 % des violeurs sont des hommes. Dans les campagnes de prévention, les agresseurs potentiels doivent être la cible, pas les victimes. Par ailleurs, les journalistes ont une responsabilité en matière de violences sexuelles. Quand Paris Match publie, en 2010, un papier titré « Qui veut la peau de Roman Polanski ? », le journal insinue sans qu’aucun fait ne vienne étayer cette hypothèse, qu’il existe un complot contre Polanski… Pour ce qui est des productions culturelles, réfléchissons à ce qu’elles provoquent en nous. Arrêtons les hauts cris dès que paraît une critique sous l’angle du genre, il est tout à fait possible de contextualiser certaines œuvres en les accompagnant d’un appareillage critique. On a le droit par exemple de s’interroger sur la nécessité narrative des nombreux viols de la série Game of Thrones ! Combattons enfin cette idée pauvre selon laquelle l’égalité dans le rapport amoureux en affaiblirait la jouissance. Et rappelons que se contenter de rechercher chez sa ou son partenaire une absence de non est insuffisant : le oui doit être clair et net.
Certains évoquent le risque de relations hommes-femmes certes clarifiées mais aussi aseptisées…
Pourquoi le respect de l’intégrité des femmes serait-il un frein à une sexualité épanouie ? L’inventivité est excitante. Une femme qui affirme ses désirs, c’est érotique. Faisons preuve d’imagination au lieu de regretter le « bon vieux temps » ! C’est un défi très stimulant de repenser les processus de séduction entre hommes et femmes. Quant à ceux que seul excite l’incertain consentement de leur partenaire, espérons que la perspective de se retrouver aux Assises suffise à calmer leurs ardeurs.
Propos recueillis par Mathilde Blottière
jeudi 11 avril 2019 :: Permalien
Paru dans Le Monde des livres, 11 avril 2019.
Deux livres, l’un d’Éric Fournier, l’autre d’Édouard Lynch, explorent un siècle de pacification progressive, mais jamais définitive, des luttes sociales. Éclairant.
Les violences qui scandent nos samedis depuis décembre étonnent nombre de commentateurs. La construction séculaire, symétrique, de la manifestation pacifique et du maintien de l’ordre le moins violent possible semble être, en partie, remise en question. Une riche historiographie a montré comment, avec l’établissement d’un cadre démocratique sous la IIIe République, l’occupation éventuellement tumultueuse mais pacifique de la rue avait succédé au temps des révolutions, et comment le pouvoir, contraint de tolérer ces manifestations, inventa un maintien de l’ordre « républicain ». Bien des événements, depuis les années 1890-1900, nuancent ce schéma : la tendance de fond, toutefois, est bien là.
C’est pourquoi la publication concomitante de La Critique des armes, gros ouvrage d’Éric Fournier sur la place des armes dans la culture révolutionnaire de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, et du non moins épais Insurrections paysannes, d’Édouard Lynch, sur les usages de la violence dans les manifestations paysannes au XXe siècle, constitue une opportunité intéressante pour mettre en perspective les violences actuelles, dans lesquelles on peut voir resurgir des idées et des pratiques qui n’ont jamais complètement quitté l’espace des manifestations, et les réponses qui leur ont été données.
Éric Fournier, auteur de plusieurs ouvrages sur la Commune de Paris, s’intéresse à l’imaginaire et à la pratique des armes dans les mouvements socialistes et anarchistes de la fin du XIXe siècle, puis communistes jusqu’aux grèves de 1947-1948, c’est-à-dire au cours de décennies où elles sont censées avoir disparu de l’espace public. Trop simple, nous dit-il dans cette étude fondée sur l’exploitation de volumineuses archives, notamment policières, et d’innombrables publications issues des mouvements concernés.
Certes, les années qui ont suivi la Commune sont bien marquées par un adieu aux armes dans les mouvements révolutionnaires. Celles-ci, « détails foisonnants mais incertains des luttes », persistent néanmoins, à la manière du Sphinx, toujours renaissant, ou du spectre, toujours en réserve. Sphinx, à la Belle Époque, lorsque le refus de la délégation de souveraineté et du monopole de la violence par l’État, l’antimilitarisme, l’aspiration à la justice populaire contribuent à maintenir vivant, sous des formes renouvelées, le modèle du citoyen insurgé des deux premiers tiers du siècle. C’est le moment où, dans de rares grèves, quelques armes font sensation et où le journaliste Gustave Hervé exalte le « citoyen Browning » contre l’État bourgeois.
Après la Première Guerre mondiale, au temps de la naissance et de l’organisation du Parti communiste, l’usage des armes apparaît davantage comme un spectre, lorsque la rhétorique de l’insurrection reste vive mais que la discipline bureaucratique s’oppose à la prise d’armes. De fait, d’après la police, qui les surveille de près, moins de 500 militants communistes sur 9 000 possèdent une arme de poing dans l’agglomération parisienne en 1934.
Si Éric Fournier étudie surtout des potentialités de recours aux armes dans les mouvements révolutionnaires, Édouard Lynch met pour sa part en lumière une violence effective, souvent inouïe et pourtant peu remarquée, celle des manifestations paysannes entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1970. Spécialiste des sociétés rurales, l’auteur propose dans Insurrections paysannes un vaste panorama du répertoire d’actions à l’œuvre dans ces rassemblements. Non seulement celui-ci comprend l’usage de la violence de manière structurelle, mais cette « action directe », exercée par des indépendants souvent (pas toujours) classés à droite plutôt que par des militants anarchistes, ne cesse de s’accroître.
Édouard Lynch décrit minutieusement les paliers successifs de cette radicalisation des moyens d’action. Ceux-ci comprennent les attaques contre les bâtiments officiels, les barrages de routes, la destruction des produits agricoles et, enfin, les atteintes aux personnes lors d’affrontement avec les forces de l’ordre ou entre producteurs agricoles. Les dégradations matérielles, parfois spectaculaires, sont très fréquentes, les morts ne sont pas si rares. Pour l’auteur, précisément, les événements de Montredon, dans l’Aude, en 1976, qui se soldent par la mort d’un viticulteur et celle d’un CRS, marquent la fin d’un cycle : ce modèle protestataire violent apparaît désormais comme une impasse.
Les deux ouvrages se croisent dans le Midi viticole, au printemps et au début de l’été 1907, lorsque s’invente la manifestation paysanne sur la voie publique et que les conscrits du 17e régiment d’infanterie mettent « crosse en l’air », faisant par ce geste un « usage révolutionnaire des armes » qu’interroge Éric Fournier. Ils se rencontrent aussi, et surtout, sur le terrain d’une histoire exigeante qui fournit des éléments de réflexion pour penser notre présent : au milieu des imprécations actuelles, on ne peut que s’en féliciter.
Pierre Karila-Cohen
jeudi 11 avril 2019 :: Permalien
Le compagnon Jimmy Gladiator (1948-2019) a tiré sa révérence.
Nous avions publié son roman Éléphants de la patrie en 2008.
Riez pour lui.
jeudi 28 mars 2019 :: Permalien
Article d’Éric Fournier pour Politis, 3 mars 2019.
L’échec de la Commune, l’insurrection la plus fortement armée du XIXe siècle, semble signer l’adieu aux armes de la constellation révolutionnaire, qui, sous la IIIe République, opterait résolument pour le bulletin de vote ou la grève générale. Ce faisant, le citoyen insurgé exerçant directement sa part de souveraineté un fusil en main – incarnation de la République démocratique et sociale depuis 1792 – serait aussi promis à l’effacement. Pourtant, les armes à feu ne disparaissent pas des luttes et des horizons. La prise d’armes cesse d’être une évidence pour se transformer en une énigme impérative, constamment réinterrogée : comment faire la révolution face à une république qui maintient implacablement l’ordre avec, en dernier recours, une armée de conscrits ? La présence des armes dans l’espace public, et partant en politique, est accentuée par une législation très libérale, garantissant peu ou prou depuis 1885 la possession et le port des armes individuelles, au nom de la mémoire de l’abolition des privilèges. Paradoxalement, si s’armer est un droit, manifester ne l’est pas. Régulièrement, l’armée fusille mortellement les cortèges en lutte, de Fourmies (1891) à Villeneuve-Saint-Georges (1908). En face, les révolutionnaires ne rendent pas les armes, appelant les soldats à mettre crosse en l’air, à l’égal des communards sur la butte Montmartre ; exhortant à l’autodéfense « à armes égales » face aux « assommeurs » de la police de Clemenceau. Surgit alors, dans les colonnes de La Guerre sociale, le « citoyen Browning ». Cette figure fantasque, hybridant l’homme et son arme, souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Telle est l’histoire des mutins du 17e de ligne en 1907, accomplissant, lors d’une rébellion en armes de 24 heures, les plus fortes attentes antimilitaristes, alors que presque aucun d’entre eux n’avait une expérience militante préalable.
Au-delà de l’autodéfense, l’adieu à l’insurrection lui-même est tardif, incertain, heurté – « bulletin de vote ou fusil, peu importe », affirment par exemple les guesdistes à l’orée du XXe siècle. Il faut attendre les années 1910 pour voir décroître significativement le poids des armes au sein des mouvements révolutionnaires, entre l’insurrection qui s’en va et le développement des « hommes de confiance » – le service d’ordre de la SFIO – qui se révèle plus efficace que le « citoyen Browning » pour tenir la police à distance. Ce premier service d’ordre moderne souligne l’entrée dans « l’ère des organisations » et son exigence de discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale.
Durant l’entre-deux-guerres, l’essor du communisme parachève cette rupture. Certes, « l’insurrection armée » léniniste selon le modèle de la révolution d’Octobre devient l’horizon impératif du PCF, tandis que la riposte antifasciste pose la question de l’autodéfense armée, particulièrement après le 6 février 1934. Perpétuellement invoquées, les armes peinent cependant à se matérialiser dans l’action. Hors quelques événements comme la fusillade de la rue Damrémont en 1925 face aux nationalistes ou encore les affrontements du 9 février 1934 contre la police – les plus intenses échanges de tirs à Paris depuis la Commune – les armes sont en retrait, tant elles restent des objets indisciplinants à même de tourmenter la stricte discipline d’un PCF bolchevisé. De surcroît, la législation se durcit, rendant de plus en plus pénalement risqué la possession et la prise d’armes, pour le porteur comme pour l’organisation. En 1939, les décrets Daladier, rompant avec le plus que séculaire héritage révolutionnaire, procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public. Mais des années 1880 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les armes en lutte sociale ont porté la capacité d’agir, la souveraineté politique et le chaos – le propre des brèches révolutionnaires.
Éric Fournier