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mardi 9 juin 2020 :: Permalien
Publié sur le blog Mediapart de Jean-Claude Leroy, le 22 mai 2020.
« Je voudrais tant espérer qu’on aura plus besoin d’affirmer telle ou telle orientation sexuelle, qu’on pourra simplement aimer… »
« Me définir comme bisexuelle me semblerait du coup bien réducteur. Je me vois plutôt comme une polyamoureuse, avec ou sans relations sexuelles, assumant par-là de refuser de distinguer ce qui est “sexuel” de ce qui ne le serait pas. »
Il est des enfances qui prédisposent le plus naturellement du monde à l’absence de préjugés. Grandie à Marseille d’une mère judéo-russe assistante sociale, puis dactylo, et d’un père d’origine arméno-russe qui tint un atelier de papier de verre avant de travailler comme ajusteur-électricien, Lola Miesseroff eut aussi pour nounou un dresseur de lions. Ses parents géraient un centre de naturisme où régnaient, la mixité la plus ouverte et dans laquelle la jeune Lola évoluait évidemment à son aise. Les hommes pouvaient être féminins, les femmes masculines, les tendresses suivaient leurs cours indépendamment des codes appris et de toute fixité des mœurs. Quand la grande variété humaine qui nous entoure ne participe d’aucune exclusion, prendre un parti plutôt qu’un autre peut paraître bien étrange, autant n’en choisir aucun ou les choisir tous. Mais il arrive que la liberté des corps engendre par incidence certains tourments inattendus : « Il me faut cependant avouer que ce culte voué au plaisir du sexe n’a pas eu sur moi qu’une bonne influence. Tétanisée par ce surmoi sexuel parental, cette injonction au bonheur des sens, j’ai mis un sacré moment à me débarrasser de ma virginité parce que – en plus – des copains plus âgés m’avaient mis en tête que la “première fois était importante”, qu’il ne fallait pas se rater en somme. »
Jeune étudiante, introduite par un ami du cercle naturiste, elle fréquente des jeunes hommes pour la plupart homosexuels, avec qui elle s’entend à merveille, c’est l’un d’entre eux qui lui dira un jour : « Il y a les filles à matelots, il y a les filles à soldats, toi ma chérie tu es une fille à pédés ! » L’intéressée précise : « À l’époque cette appellation était usuelle, car “homosexuel”, qui n’avait pas un siècle, était entaché de la connotation médicale et judiciaire bien antipathique d’une « déviance sexuelle socialisée. »
C’est une jeunesse des années 1960 que nous avons traversons dans ce livre qui fleure l’authenticité, la droiture et la saine révolte où se lovent encore les cœurs battants et battant. Le bain d’idées et de formes dans lequel évoluent les esprits curieux et aventureux a quelque goût de Beat generation mêlée au situationnisme, aux chansons de Barbara (avant que Lola ne s’attable avec un Ferré noctambule accompagné de la jeune Marie-Christine, sa future femme). Débouché inévitable de ce bouillonnement social, « Mai 68 » survient à point.
Parmi d’autres aventures, on glisse le bout de son nez au MLF, le temps d’une réunion non mixte où notre héroïne et ses amies tentent d’expliquer leur fonctionnement avec hommes et femmes, hétéro ou homos, mais leur message ne passe pas bien. Les mêmes rejoignent le FHAR, Front homosexuel d’action révolutionnaire, créé notamment par l’écrivaine Françoise d’Eaubonne. Le journal Tout, des « Maos Spontex », paraît dans cette période et publie leurs revendications. Après 1981 et ses multiples trahisons, Guy Hocquenghem dénoncerait dans un essai fameux les révolutionnaires passés bien vite « du col Mao au Rotary ». Au FHAR, se détachent les Gazolines, « nos âme sœurs, un groupe informel de femmes et de folles – dont plusieurs allaient par la suite faire leur transition. » Parmi elles, une certaine Hélène Hazéra, qui deviendra journaliste à Libération, puis à France-Culture – elle signe la postface chaleureuse du livre de son amie Lola.
À travers l’exemple d’un parcours (le sien, tout de même !), le livre de Lola Miesseroff ne déroule rien d’autre qu’un éloge de la liberté, de l’ouverture et du respect mutuel ; il apporte une goutte d’air frais dans une époque où la restriction inquisitrice semble vouloir prendre les rênes à tous les étages. Il va sans dire que le rétrécissement des désirs et de la spontanéité ne va pas sans un accroissement de la terreur et de la violence. À l’heure du flicage généralisé, le nombre d’abus de puissance, d’agressions ne paraît pas avoir diminué, et la publicité qu’on leur fait, sans que la justice soit mieux rendue, risque d’avoir pour effet, derrière un conformisme de façade, d’accroître le champ du sordide, la frustration et le crime.
Lire Fille à pédés, c’est aussi se rappeler que vivre à l’écart de la norme bourgeoise ou laborieuse était jadis économiquement jouable sans trop de sacrifices. Petits boulots occasionnels et débrouilles diverses permettaient de s’en sortir décemment ; le sens du partage et le refus de thésauriser étant bien sûr, aujourd’hui comme hier, la base de toute existence sensée.
« Pourtant je voudrais tant espérer qu’on aura plus besoin d’affirmer telle ou telle orientation sexuelle, qu’on pourra simplement aimer des individus le jour où seront abolies, en même temps que l’exploitation du travail, les institutions que sont le couple et la famille, la sexualité normée et normative, et plus largement, tout ce qui nous vole et nous pourrit la vie. »
Après un premier livre qui rapportait les témoignages et paroles de quelques rescapés de mai 68, Lola écrit à la première personne, avec une simplicité qui fait du bien, une absence de détours ; son message est salubre et tonique, puisse-t-il nous débarrasser du jésuitisme ambiant. Il en est l’antidote.
lundi 8 juin 2020 :: Permalien
Rengainez on arrive ! rend compte de la richesse des luttes contre les crimes racistes et sécuritaires, de la fin des années 1970 au milieu des années 2000, de Rock against Police aux dernières mobilisations du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB).
Cet ouvrage, rédigé par Mogniss H. Abdallah, l’un des acteurs importants de l’auto-organisation des quartiers populaires, a été publié en 2012. Il est toujours disponible au format papier.
En ces temps de forte mobilisation internationale contre les violences policières, sa lecture retrouve une particulière acuité.
Voici les fichiers ePub (2,8 mo) et PDF (7,5 mo), en accès libre.
mardi 19 mai 2020 :: Permalien
Dixième tirage lancé ce jour pour le texte de Corinne Morel Darleux, une édition augmentée d’une postface d’après le confinement et reproduite ici.
Un an a passé depuis la première édition de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, en juin 2019.
Des mois extraordinairement denses sur le front des luttes sociales et écologistes, qui ont vu se succéder les opérations de collectifs écologistes radicaux, la répression policière sur les Gilets jaunes et les mobilisations contre la réforme des retraites. Une année déterminée, des blocages d’entrepôts Amazon aux représentations du Ballet sur le parvis de l’Opéra Garnier. Une année marquée, évidemment, par l’apparition du coronavirus dans nos vies, le confinement et les attestations de sortie. L’impensable d’une économie stoppée net, des aéroports et frontières fermés, l’ébauche d’un krach boursier, des émeutes de la faim et le pétrole qui s’échange à prix cassés. Un état d’urgence sanitaire qui ressemble à s’y méprendre à un arsenal de lois sécuritaires, la promesse d’une vie épiée par des drones, d’autorisations, de tampons et de cachets, de décrets pour nous intimer de ne pas s’embrasser.
Le paysage qui se dessine est celui d’un monde fissuré. Une ligne d’horizon au relief torturé, dont le tracé aurait été piétiné par un golgoth s’engouffrant dans nos vallées. Écorchant ici, rayant là, fracturant tout ce qui se trouve sur son chemin. Une topographie s’apparentant à un gigantesque jeu de destruction. Des sommets écroulés, des vallées ensevelies, des gouffres ouverts, des rivières asséchées et, au milieu de cette désolation, des êtres doués de raison qui ne savent plus où poser leur regard. Un monde qui n’en finit plus de s’effondrer sous son propre poids, celui des dénis, des échecs et des trahisons. Et une ligne de crête qui se rétrécit sous nos pas.
L’impression de flotter sans grâce au milieu d’un océan de désastres, bande de naufragés épars qui tapent des bras sur la surface et ne provoquent que l’écume entre les yachts qui passent, respirent par petites goulées leur dose d’air quotidienne avant de retourner sous la ligne de flottaison. Se demandant parfois si plus bas, à l’abri des radars, dans les bas-fonds, se noue la tectonique d’où jailliront les futurs volcans. Là, se disent-ils, dans les abysses qui recèlent tant de trésors et de surprises, de vie aussi, se trament peut-être d’autres étoffes qui certes n’auront pas la douceur de la soie mais auront la résistance du tissu entrecroisé de mille liens, mille fois remis sur le métier. Là se tapit le droit de couler en beauté.
Je navigue entre la surface et ces bas-fonds. Entre la partie visible et celle qui ne l’est pas, entre le public et l’intime, entre l’institution et l’anonyme. Entre le réel et la fiction. Victime d’une « suspension d’incrédulité » non consentie, cette suspension of disbelief qui consiste à désarmer, le temps d’un film ou d’une lecture romanesque, son esprit rationnel pour mieux se plonger dans la joie de l’improbable, de l’absurde, de la prestidigitation. Mais dans le réel, la suspension d’incrédulité tourne vite au malaise. Ce sentiment parfois de vivre dans un film, un malentendu, que quelqu’un va exploser de rire en pointant la caméra cachée. Où est la frontière entre fiction et réalité ? Est-ce qu’on peut se frotter les yeux maintenant et se réveiller ?
Hélas non. Il n’y a pas de caméra cachée. Pas de dernière page au roman ni de The End indiquant qu’il est temps de retourner au réel. Juste une gigantesque dystopie.
Dans cette dystopie, naturellement il y a encore de la beauté, des instants volés, des joies pures. Mais entouré d’un tel fracas, le sel de la vie soulage à peine. Quand on passe du printemps dans le Vercors aux images de la gare du Nord. Quand on récolte avec une excitation de gamine les premières fraises de la saison tout en relayant les informations sur les distributions des brigades solidaires et les occupations de McDonald’s à Marseille. Quand la joie de la journée est d’avoir sauvé une nichée de rougequeues noirs… Comment vit-on avec ce sentiment déchirant d’avoir toute la beauté du monde à ses pieds pendant que la forêt brûle et de ne pouvoir « sécher la larme d’une seule feuille » ?
Ici, la vie quotidienne n’a pas changé. Les tracteurs ont continué à circuler, les vignes à être cultivées et les brebis à pâturer. On a continué à pester contre les intrusions intempestives des chiens et des sangliers. On a salué le retour des hirondelles et des martinets. Les promeneurs ont continué à apparaître, avec ou sans chien, sur le chemin qui mène au col. Et pourtant, insidieusement, ce qui constituait notre présent est désormais relégué au passé. Le futur est impossible à prévoir. Nous sommes incarcérés dans un entre-temps, un interstice de l’histoire dans lequel il va falloir faire de nécessité vertu.
Refuser de parvenir, cultiver la dignité du présent, lutter pour sauver chaque gramme de beauté et savourer le vivant… L’obus nommé Covid n’a pas enterré le fil que je déroule dans ce livre. Si je devais le réécrire à l’aune des événements récents je ne le modifierais probablement qu’à la marge, tant le sentiment est puissant aujourd’hui que tout a changé pour que rien ne change. Que la pandémie qui nous frappe aujourd’hui ne pose pas tant de nouveaux jalons qu’elle ne marque davantage le creux des tendances qui étaient déjà là, passant et repassant pour mieux marquer le trait comme de l’ongle sur le bord d’une feuille pliée, jusqu’à pouvoir la découper.
L’écho de ce livre ne s’est pas démenti depuis sa sortie, j’en suis touchée et surprise. Ce petit essai qu’on disait inclassable, rédigé à la première personne du singulier contre toute bienséance académique, qui mêle l’intime et le public, le littéraire et le politique sans respecter les conventions du genre, a trouvé des milliers de lectrices et de lecteurs qui ont su puiser leur universel dans son singulier. Et ce, loin des grands boulevards médiatiques, en empruntant les chemins de traverse de la littérature buissonnière. Quelques grammes de réflexions et de munitions marines qui ont circulé de main en main, grâce au formidable engagement de libraires indépendants, à des lectrices et lecteurs qui se sont improvisé·e·s ambassadeurs et le conseillent, l’offrent, l’abandonnent sur un quai de gare ou un comptoir pour le faire voyager, l’emportent sur un voilier et le prolongent à leur main, chuchotant son titre, le mettant en musique, le transformant en refrain, en vers ou le plaçant dans la bouche de comédiens.
C’est très beau, l’épopée d’un livre qui vous échappe. Un texte qui vit sa vie. Plus beau encore, d’avoir le plaisir extrême, en tant qu’écrivaine, de recevoir des cartes postales de ses différentes escales. J’ai reçu des centaines de témoignages de vos lectures, soulignant les mots qui vous ont renversés, ceux qui vous ont fait réfléchir, douter, ceux qui semblaient écrits pour vous, les idées qui ont provoqué des élans, la découverte de Moitessier et l’envie de relire Les Racines du ciel, les mots qui font écho, ceux qui rassurent, réveillent, décident. J’ai reçu des photos de lucioles et de ce petit livre en vitrine, en bord de rivière, au milieu des tomates, en bord de périphérique ou sur une table de pique-nique. J’ai savouré chacun de vos récits plus personnels, témoignages de confiance que j’ai accueillis comme une heureuse réciprocité dans le fait de livrer un peu de soi. Venus de marins poètes, de mavericks enchantés, de néophytes ou de militants convaincus, ce sont autant de témoignages d’une dignité folle, parfois drôles, toujours touchants, qui me donnent le sentiment que tout n’est pas complètement mort. Et diable comme on en a besoin !
Ce livre, je l’ai accompagné pendant des mois aux quatre coins du pays dans ses accélérations et ses détours, au gré des invitations en librairie, de festivals grands et petits, de salles associatives en débats publics, d’arrière-cours improbables en lieux censément prestigieux, sur les ondes de radios libertaires et associatives, à travers les lignes de blogueurs passionnés et de journalistes affûtés. Je l’ai croisé dans les salons et les cuisines de camarades de luttes, de voisins, d’activistes et d’intellos, de précaires et de radicaux. Je l’ai entendu bruisser dans les conversations de militants, apprentis ou expérimentés, dans les regards d’amies imparvenues, de pisteurs de sauvage et de romanciers généreux. J’ai suivi sa trace chez les adeptes de la beauté et les fans de poésie, chez des consultants en rupture de ban, des paysans engagés, des navigateurs émus et des amis, tout simplement… Je veux ici remercier chacun de vous d’accompagner ce petit livre avec autant de sensibilité, de confiance et de constance.
Le pouvoir de l’écriture, des mots comme munitions, je l’avais expérimenté en tant que lectrice mais je n’osais y croire en tant qu’autrice. J’aurais trouvé ça laidement présomptueux de ma part. J’ai grandi avec des livres, des romans qui m’ont accompagnée dans mes moments de solitude, m’ont sauvée de moments pénibles en ouvrant des échappées, m’ont nourrie. Ma gratitude envers les auteurs qui savent offrir les mots qui évadent, envolent et consolent est infinie. Envers celles et ceux, surtout, qui savent raconter une histoire, nous y emmener avec grâce, fantaisie et finesse, celles et ceux qui construisent des mondes, des univers entiers, qui font pouffer, sangloter ou frissonner juste en alignant des lettres sur une page. J’ai toujours trouvé ça magique et remarquable. La fiction, l’imaginaire… Aujourd’hui que le réel est devenu si pesant qu’on a du mal à retrouver l’échappatoire que représente la fiction, voilà ce que j’aimerais offrir encore. Des récits, des paysages et des personnages comme autant de renforts qui sauvent ne serait-ce qu’un instant de l’ennui, de la morosité, de la médiocrité, des naufrages et du dévissage de la société.
Je souhaite profiter de l’occasion qui m’est donnée avec cette postface pour réparer un oubli. Pendant le confinement, j’ai été dans l’incapacité de renouer avec la fiction. Prise dans la virulence de l’actualité, ensevelie sous les informations, les conseils de lecture, les dossiers à lire absolument, les sollicitations pour donner mon analyse de la situation, soutenir des initiatives, relayer des actions, relire des textes, signer des tribunes… L’imaginaire siphonné par cet amoncellement de réponses à fournir et d’invitations à décliner, épuisée d’avance par le nombre de notifications arrivées pendant que j’écopais péniblement le raz-de-marée de ma messagerie, j’ai eu le sentiment très désagréable que ma capacité à m’évader du quotidien avec un bon livre ou à écrire en faisant preuve d’un minimum de créativité s’était tarie.
C’est Jack London, comme souvent, qui m’a sauvée de cette panne momentanée. Le premier roman que j’ai rouvert pendant le confinement a été Radieuse Aurore, un titre mésestimé dont je gardais un souvenir enchanté. En quelques pages, je me suis retrouvée sur les pistes des chercheurs d’or du Klondike. Mille fois je suis tombée amoureuse de cet aventurier robuste, joueur et capricieux et mille fois je l’ai quitté furieuse. J’ai arpenté avec lui la Sonoma Valley avec la gratitude de celle qui débouche d’une ruelle grise et humide un soir d’hiver pour entrer dans une clairière ensoleillée et noyée de fleurs. Surtout, je m’en suis voulu d’avoir oublié de faire une place à Radieuse Aurore à côté du Morel de Romain Gary tant ce personnage est l’archétype du rise and fall : son ascension dans les sphères de la finance, l’appât du jeu et de l’alcool qui déforment les traits, la fortune qui saccage le droit au bonheur, les combines sans pitié et, soudain, la révélation amoureuse d’une femme, le choc esthétique et sensoriel d’un territoire et de ses paysages qui conduisent au refus de parvenir, la libération par le dépouillement du superflu, la simplicité retrouvée d’une vie harmonieuse… Radieuse Aurore avait toute sa place dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Une place d’honneur.
De l’honneur, du courage, de la robustesse, de la simplicité et de l’élégance, il va nous en falloir notre ration quotidienne pour absorber les prochains chocs qui viennent, qu’ils soient sanitaires, climatiques ou économiques. Pour suivre les pistes ouvertes par les différentes initiatives d’entraide auto-organisée nées dans les marges du confinement. Pour résister à la destruction du monde, aux atteintes à nos droits et à nos libertés, pour assurer nos subsistances et faire le tri dans nos priorités. Alors prenez soin de vous, ne cédez rien de ce qui vous est singulièrement essentiel, autorisez-vous le beau et le sauvage. N’oubliez pas la tectonique des interstices et des bas-fonds. Dévorez les journées avec grâce. Et Carpe that fucking diem.
Corinne Morel Darleux
lundi 18 mai 2020 :: Permalien
C’est un joli coin du Haut Montreuil, situé rue Pierre-de-Montreuil (ça ne s’invente pas !), au cœur du fameux site des murs à pêches, endroit où l’on produisit, des siècles durant, tous les fruits écoulés par le Ventre de Paris. On a peine à croire que l’on se situe à quelque cinq kilomètres de la capitale tant tout est verdoyant et dégingandé. On y croise des poules, parfois des chèvres. Dans les friches industrielles, la vie n’a jamais cessé, le quotidien s’est réinventé. Horticulture, menuiserie, mécanique…
C’est vers 2015 que l’ami Jérôme, animateur de la brasserie artisanale La Montreuilloise, nous a accueillis à bras ouverts, nous permettant de stocker, bon an mal an, environ 40 000 livres. Bière locale et bouquins, un petit paradis.
Las, ces derniers mois, les prédateurs du béton ont pris conscience de la valeur spéculative de l’endroit. On ne sait pas encore ce que deviendra ce havre de paix, mais il semble promis à sinistre avenir.
En attendant, les gueux doivent quitter la place. Jérôme cherche un nouveau local pour brasser ; nous, on cherche un autre endroit où stocker. On a certes entreposé des milliers de livres dans la cave de la librairie, mais que faire des 20 palettes restantes ? Les pilonner, certainement pas. Les envoyer chez un stockeur à 200 kilomètres, on préférerait éviter aussi.
Si vous entendez parler d’un local à vendre, fût-ce un box, à prix modique et dans notre périmètre, faites-nous signe !
dimanche 17 mai 2020 :: Permalien
« Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne. »
Est-ce le surréalisme qui t’a conduit à la poésie du XIXe siècle ? Et plus précisément à Nerval et Lautréamont ?
La démarche s’inscrit en sens inverse ! Le romantisme et ses suites ont orienté ma sensibilité vers le surréalisme. Après Vigny, Musset, Lamartine je suis arrivé à Baudelaire et Verlaine, qui m’ont tout apporté, et au-delà, puis j’ai fait le bond de Rimbaud au surréalisme. Mais c’est à cet endroit que tout s’est décalé et que je n’ai jamais pu combler la distance qui s’est installée dans mes jugements sensibles entre mes lectures et mes passions et la direction prise par le groupe dans le domaine poétique. Les déclarations proclamatoires pour établir la liste des lectures, « Lisez / Ne lisez pas », et une généalogie de la révolte ne coïncident pas forcément avec mes propres orientations.
Curieusement, quand je rencontre Lautréamont, je l’interroge et je m’interroge à distance sur ce que je garde de lui, alors que la lumière de Nerval éclaire toutes mes rencontres poétiques et que sa poésie me rappelle à lui jusque dans la vie quotidienne.
Pour revenir à cette saison, je dois dire que mes réactions rejoignent celles du Grand Jeu et de Fondane et que c’est cette ligne névralgique qui m’a toujours mis en retrait de ce que j’ai pu connaître dans le groupe. Paradoxalement, si par la voie de la poésie je suis venu au surréalisme, cette voie m’écartera dès l’origine du mouvement sans jamais m’en séparer. Lautréamont et Nerval sont en quelque sorte les révélateurs de cette disjonction.
La main de l’avant-garde s’appesantit sur la sensibilité quand on voit André Breton, dans le Second Manifeste, peser les valeurs de l’un et de l’autre dans la balance surréaliste : « On comprend mal que ce qui tout à coup vaut à Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification pure et simple. » Cette remarque met bien en lumière la différence entre le Grand Jeu, qui ne revendique en rien la place d’une avant-garde, et le surréalisme déjà enfermé dans le cercle enchanté d’une reconnaissance culturelle fondée sur la subversion – ce qui donne à Lautréamont la place éminente qu’il ne revendique nullement. C’est la théorie qui commence à donner congé à la poésie, et c’est pourquoi nous retrouvons au bout de ce chemin la bifurcation qui nous sépare du chemin tracé par le surréalisme. La réponse de Fondane montre à quel endroit la sensibilité poétique se sépare de l’expression de l’avant-garde, à quel endroit la hiérarchie est justement pour elle petit objet de l’humour noir. « Nous ne nous sentons le goût de déifier qui que ce soit, mais cédons volontiers à M. Breton pour toute canonisation à venir. Unique, si Rimbaud l’est, c’est que malgré toute notre bonne volonté il est et demeure “indéifiable”. »
La dualité Lautréamont/Nerval éclaire ces deux versants de la révolte ; elle nous indique les pôles magnétiques vers lesquels la poésie nous oriente. Nerval représente ce que Roger Gilbert-Lecomte appelle « l’étoile du devenir ». La transparence entre la vie et l’œuvre est unique, sans aucune rhétorique pour nous faire partager l’errance dans la ville et dans la mémoire. Et cette unité décourage tous ceux qui réclament au poète l’explication sans laquelle ils ne peuvent rien en savoir.
Et pour Lautréamont, il nous faut revenir aux hyperboles et à la surenchère de Breton, en en retournant l’argument destiné à placer la référence phare du surréalisme au-dessus de celle du Grand Jeu. Car cette promesse de déification pure et simple faite par Breton au Comte, quel sens a-t-elle, sinon de faire entendre la voix du surréalisme aussi haut que celle de Lautréamont ? Ni Nerval, ni Rimbaud ne sont de taille, et l’on peut dire que Breton a bien compris qu’il avait là le point crucial qui permettait de délimiter le surréalisme d’avant-garde, à ne pas dépasser. Benjamin Fondane sera le seul à sentir la véritable mesure de Lautréamont dans la mouvance surréaliste, et de donner à cette voix sa véritable résonance. Que nous font entendre Les Chants de Maldoror ? « Il y a dans le désespoir de Maldoror un ton, un haussement de voix, une attitude apprêtée et voulue qui font que sa voix nous arrive comme grossie par un méchant microphone, cependant que celle de Rimbaud garde le timbre, les modulations, l’accent, la pureté de la voix humaine quel que soit, par ailleurs, le tourment ou le délire qui la trouble. Lautréamont parle pour le lecteur, déclame ; on y sent sourdre à chaque instant le ton de la prédication, l’enflure romantique et romanesque, le genre maudit, l’assurance de l’homme qui enseigne ce qu’il sait bien ne pas savoir et qui s’attribue une mission parmi les hommes, une mission prophétique. »
Dans Rimbaud le voyou, Benjamin Fondane éclaire les deux faces de Lautréamont, d’un côté, l’exagération dans la représentation du Mal, pour franchir les limites et rapporter à Dieu et à la Morale ce qui leur appartient, de l’autre, l’immoralité du Bien en réponse pour justifier l’exagération. Où est la poésie dans cette double hypertrophie du Moi ? Lautréamont ouvre ainsi la nouvelle ère située « aux confins de la folie romantique », là où commence un nouveau chapitre de l’histoire de la littérature et de l’art, qui se projette sur le surréalisme.
Prenons Artaud ! Il sera présenté comme un élément surajouté à la mouvance des origines, et dont il fallait se libérer pour que le mouvement puisse prendre son essor. Dans les Entretiens, Breton en parle uniquement pour l’écarter par des remarques positives faites pour creuser la distance avec le surréalisme. En fait, Artaud est à la fois inscrit dans la chair du surréalisme et d’autre part il trace un autre sillon, « la transfiguration du possible », par sa seule présence et sans avoir à développer une théorie de rechange. Il en est de même du Grand Jeu et d’autres poètes indéchiffrables sur la grille surréaliste. Tout le surréalisme d’après-guerre consiste à justifier la grande séparation, à en faire l’évidence, ce que Nadeau, ses critiques et ses successeurs vont échouer à comprendre.
Il convient, par opposition au temps de l’avant-garde, de mettre l’accent sur le temps de la poésie ; sur ce parler sensible qui reste en mémoire et se fait entendre après lecture, car cette voix unique nous aiguille toujours vers ce lieu où l’incertaine poésie se clôt sur l’absolue certitude : il y a chez Artaud, chez Laforgue, chez Baudelaire, chez Verlaine, chez Aloysius Bertrand le poème, et il imprime sa marque sur tout ce qui va venir, car il n’est en vérité d’aucun temps et reste à jamais la mesure de l’œuvre. Il nous dit tout, Artaud, avec le « Bulletin de souscription » de Tric Trac du ciel qui est de la tonalité des Adresses surréalistes qui portent son empreinte : « Simplement, un homme s’essaie à sentir, mais ne s’accueille que quand il se retrouve vraiment au plus haut point de lui-même. Il ne renonce ni au sentiment, ni à la liaison supérieure, ni à la domination de l’esprit. Il fait tenir le prix de son sentiment dans la densité poétique qui l’enveloppe, dans la qualité et la force de l’impulsion qui lui sont données. Il a cherché avant tout à se perdre dans ses poèmes et que le lecteur s’y perde avec lui. »
Cette densité, on la retrouve dans l’esprit du Grand Jeu, sans qu’il soit besoin d’une quelconque allégeance pour dire une communauté de pensée qui se lit à chaque instant de ce compte rendu. Nerval a fait de « El desdichado » ce plus haut point de lui-même, et il est là, sans passé, sans présent, sans avenir, le temps éternel de l’œuvre poétique. Aussi dirons-nous que la récitation du poème est toujours résonance d’une voix, et cette voix nous guide infailliblement, elle est le chemin, elle est la voie. « La parole est soudaine, et c’est un Dieu qui tremble » : qui d’autre qu’Apollinaire pouvait nous faire sentir cette crainte et ce tremblement ? Qui d’autre que Roger Gilbert-Lecomte pouvait se fondre dans la vision de Nerval à ce point qui défie le temps, aux antipodes du lieu vers lequel convergent les avant-gardes qui demandent toujours que leur critique du passé leur ouvre un nouveau chemin ?
Un mot sur Sade ! Peut-être convient-il de s’interroger sur les vertus révolutionnaires dont il a été gratifié, sur le point de discorde névralgique entre l’émancipation et son contraire, quand on voit qu’un critique, Patrick Vassort, dans un texte sur « Sade et l’esprit du néolibéralisme », découvre aujourd’hui dans son œuvre l’aspiration à un « “monde parfait” de la production sexuelle avec […] le fantasme et la représentation d’une productivité record, elle-même absolue […] ». Chez lui, le rapport au corps devient tayloriste avant Taylor, car il répond aux exigences de « la recherche névrotique du capital dans sa volonté de production, de reproduction et de développement » ? Sommes-nous si loin de ce degré d’aliénation quand une même logique strictement capitaliste-marchande attend des femmes qu’elles revendiquent leur prolétarisation à l’égal de l’homme comme un progrès par rapport à leur esclavage et réclament la socialisation de leur condition ?