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lundi 9 octobre 2023 :: Permalien
Publié dans Le Café pédagogique, le 26 septembre 2023.
Que faire pour que la mixité filles-garçons à l’école ne soit pas qu’une illusion ? Pour nous aider à travailler en sens, Audrey Chenu et Véronique Decker publient l’ouvrage Entrer en pédagogie féministe. Un abécédaire éclairant, une boîte à outils indispensable et une belle invitation au voyage pour Claire Berest.
De l’école mixte à l’école égalitaire ?
Dans les années 1960 la mixité s’élargit à presque toutes les écoles primaires françaises ; elle s’étend ensuite aux lycées, dans les années 1970, pour devenir obligatoire au moment de la loi Haby en 1975. Pour autant, son introduction à l’école ne semble pas s’être réellement accompagnée d’une réflexion sur les enjeux et les modalités de sa mise en œuvre. Instaurée, mais peu pensée, comme si elle allait de soi, la mixité a manqué en particulier d’accompagnement des enseignant·es en termes de formation, et de réflexion sur les conditions nécessaires au déploiement d’un enseignement véritablement égalitaire et émancipateur pour les filles, comme pour les garçons. Car mélanger filles et garçons ne suffit pas à garantir l’égalité entre les unes et les autres. L’école et les enseignant·es s’emparent aujourd’hui de plus en plus de ce constat pour bousculer les lignes. Iels avancent, expérimentent, mutualisent afin de faire évoluer l’école vers une véritable pédagogie égalitaire.
Entrer en pédagogie féministe
C’est là tout l’enjeu de l’ouvrage Entrer en pédagogie féministe, publié aux éditions Libertalia coécrit par Audrey Chenu, professeuse des écoles, et Véronique Decker, directrice d’école à la retraite, anciennes collègues de l’école Marie-Curie à Bobigny.
Mêlant échanges, réflexions, pistes, situations problèmes, sous forme « d’allers-retours permanents et nécessaires entre expérimentations et théorisation », les deux autrices parcourent le quotidien des enseignant·es confronté·es dans leurs classes aux difficultés et au désir « d’intégrer l’égalité de genre au quotidien, de manière transversale », partant de la conviction que « la place de l’école est décisive pour faire avancer l’égalité des droits réels » et « permettre aux enfants d’observer le « genre » comme une construction humaine variable et modifiable ».
Une véritable boîte à outils
L’ouvrage propose une mine de références bibliographiques et propositions de supports qui donnent envie d’aller fouiller, d’autant qu’elles ne sont pas écrasantes par leur nombre. On pourra ainsi découvrir, ou redécouvrir, pour interroger féminité, masculinité, mécanismes de domination, normalité… quelques ouvrages de littérature jeunesse comme Rosalie et les princesses roses de Raquel Diaz Reguera, Arthur et Clémentine d’Adela Turin, ou encore, plus récent, Ma maman est bizarre de Camille Victorine et Anna Wanda Gogusey…
On gagnera aussi à visionner, ou revisionner, les réalisations d’élèves du collège Cotton de Bonneuil-sur-Marne et du lycée Vionnet de Bondy, véritables pépites pleines d’humour et d’intelligence, qui démontent, l’une, On nous prend pour des contes, les clichés sexistes des contes, et l’autre, La véritable identité des chats, les discours complotistes ; ou encore exploiter l’édifiant court-métrage Espace d’Eléonore Gilbert qui interroge, à travers le regard d’une élève, les cours de récréation.
Pour ceux et celles qui ne les connaîtraient pas encore, un rappel utile du test de Bechdel sur l’invisibilisation des femmes, un lien vers les affiches d’Élise Gravel ou le petit livre gratuit mis en ligne par l’association Mémoire traumatique et victimologie illustré par Claude Ponti pour aborder le sujet des violences faites aux enfants.
Le livre se conclut sur une proposition en annexe d’une « Grille d’observation des relations de genre dans la classe et à l’école (1er degré) », élaborée en 2011 par Geneviève Guilpain, formatrice dans l’académie de Créteil, professeuse à l’INSPE de Livry-Gargan, qui invite chacun·e à réfléchir à ses propres pratiques.
Un abécédaire à explorer
Mais la grande force de l’ouvrage est de se présenter sous forme d’abécédaire dans lequel chacun·e peut aisément naviguer dans l’ordre qu’iel souhaite, selon les situations rencontrées, en proposant 26 entrées très concrètes de quelques pages, parfois attendues, mais nécessaires et éclairantes : « G comme genre », « J comme jeux et jouets », ou « L comme littérature jeunesse »… ; parfois plus surprenantes, mais qui invitent à chausser en toute situation des « lunettes féministes » : « C comme coopération », « E comme entraînement », ou encore « K comme kermesse »…
Le fragment d’ouverture, « A comme attention et audace », donne d’emblée le ton, en rappelant que le premier travail de l’enseignant·e est d’apprendre à se défaire de ses propres réflexes « naturels », car « naturellement nous reproduisons […] une situation d’aliénation et d’oppression des femmes qui était considérée comme normale par les générations précédentes ». Premier exemple convoqué, très concret, le mouvement « naturel » qui invite à demander plutôt à une fille d’aider un garçon à nouer ses lacets ou de ramasser les vêtements perdus dans la cour. On est bien au cœur de la vie de l’école, dans une « attention » à ce qui s’y passe, au niveau des enfants, dans la cour, car tout ne se joue pas seulement dans les apprentissages menés en classe, si l’on veut vraiment que l’école soit le lieu d’une « audace » émancipatrice, et permette à chacun·e « d’aller plus loin », d’essayer « de faire même si on ne réussit pas du premier coup ».
Au fil de la lecture, on découvre des comptes-rendus d’expériences menées en classe et facilement transférables, au niveau aussi du second degré, et des idées d’activités à mettre en place : instaurer un rituel « La femme du jour » pour lutter contre l’invisibilisation ; utiliser l’histoire pour déconstruire des stéréotypes en recherchant, par exemple, l’origine des talons hauts ; la biologie pour interroger les notions de couple et de parentalité ; les sciences pour apprendre que la répartition traditionnelle des tâches n’est pas « naturelle », et que ce sont les lionnes, et non les lions, qui chassent…
Et l’ouvrage se termine sur le chapitre « Z comme zémotions », qui interroge la place faite à l’éducation affective et émotionnelle et invite, entre autres, judicieusement, à aller regarder ce qui se passe ailleurs pour s’en inspirer. On découvre ainsi, par exemple, qu’au Danemark, depuis 1993, « les enfants de 6 à 16 ans ont une heure de cours d’empathie […] par semaine » pour apprendre à exprimer leurs émotions, à écouter celles des autres, à réfléchir aux notions de limite, de consentement, de respect… Un apprentissage régulier et obligatoire dont l’objectif est de favoriser un climat scolaire apaisé et d’améliorer les apprentissages de chacun·e.
À l’heure où de nouvelles mesures sont prises pour mieux protéger les élèves harcelé.es, on voit bien tout le profit que l’on aurait à mettre en place, non pas seulement (même s’ils sont tout à fait indispensables) des dispositifs de prévention pHARe, mais aussi une véritable politique, « simplement », d’éducation en humanité…
Une invitation au voyage
Voyage inspirant, plein de bienveillance, de modestie et de doutes, Entrer en pédagogie féministe rappelle que l’enseignement est aussi engagement, invite au partage, à la réflexion et, pourquoi pas, à prolonger, et compléter soi-même l’abécédaire par d’autres entrées, esquissées çà et là, telles que « T comme toilettes », « I comme images publicitaires », ou encore « R comme règles de grammaire et langue égalitaire » …
Claire Berest
lundi 9 octobre 2023 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique d’octobre 2023.
Fort de son fonds, majeur, sur la Commune de Paris, le Musée d’art et d’histoire Paul-Éluard de la ville de Saint-Denis lui a consacré une exposition, dont le catalogue reprend le principe qui en organisait le parcours : donner la parole à des historiens, des artistes, des témoins pour mettre en dialogue les documents de 1871 avec des regards contemporains, afin de souligner l’actualité de ses questionnements. L’attention portée aux individus qui ont vécu la Commune, célèbres ou anonymes, confirme cette volonté de présenter une histoire incarnée. La place accordée aux mots ne cesse de multiplier les points de vue pour ne jamais laisser le lecteur à sa seule contemplation, puisqu’il s’agit bien de lui montrer combien — comme l’explique Walter Benjamin — la Commune, héritière de 1793, fait partie de ces moments qui rompent le continuum de l’histoire — de ces « constellations où l’autrefois et le maintenant se rencontrent ».
Ernest London
mercredi 4 octobre 2023 :: Permalien
Extraits de l’ouvrage de Mathieu Bellahsen publiés dans Basta, le 27 septembre 2023.
Attacher des patients pendant des heures voire des jours reste une pratique courante en psychiatrie en France. Dans l’ouvrage Abolir la contention, le psychiatre Mathieu Bellahsen appelle à sortir de cette « culture de l’entrave ». Extrait.
Depuis plusieurs années, dans certains hôpitaux psychiatriques, une marque de contention mécanique est arrivée sur le marché. Sur le dépliant vantant ses mérites, on peut lire : « Le concept Pinel® permet de satisfaire aux besoins de contention de tous niveaux avec un seul système. Dans la contention d’urgence, le patient agressif peut être immobilisé en sept points en moins de dix secondes […]. Les patients plus passifs peuvent être maintenus au lit ou au fauteuil tout en conservant une grande mobilité et peuvent ne pas se rendre compte qu’ils sont sous contention. Ce système s’adapte à tous les types de besoins de contention des institutions, soins prolongés, urgence, psychiatrie, soins intensifs… »
En France, la grande majorité des lieux psychiatriques attache. Ce n’est pas mon expérience. Pendant dix ans, grâce à un collectif de soins, j’ai pu me passer de contention mécanique au sein d’un secteur de psychiatrie adulte, comme 15 % des services de ce pays. Mais aujourd’hui, la défiance se porte sur les lieux de soins et les équipes qui font ou tentent de faire sans contention mécanique. Ils sont mis en accusation. Ils ne seraient ni réalistes ni « pragmatiques ».
Ces équipes ne recevraient pas les mêmes patients que les autres. Elles mettraient en danger les professionnels, elles feraient de l’idéologie, « de la politique ». La même rhétorique a cours pour les pratiques de prescriptions médicamenteuses raisonnées. Pour inverser la charge de la preuve, les arguments fleurissent. Ainsi, attacher ne serait pas trier ? Attacher ne mettrait pas en danger ? Attacher ne provoquerait pas des morts ? Attacher ne serait pas idéologique ? Attacher ne serait pas politique ? Attacher ne serait pas un choix ? D’un ministre de la Santé lui-même médecin à Wikipédia en passant par une majorité de professionnels de la psychiatrie, la culture de l’entrave est à ce point dans les mœurs que la contention mécanique est énoncée comme une « thérapeutique », « un soin ».
mercredi 4 octobre 2023 :: Permalien
Publié sur Mediapart le 17 septembre 2023.
Le psychiatre Mathieu Bellahsen dénonce, dans le livre Abolir la contention, la banalisation de cette pratique en psychiatrie, présentée comme un soin, alors qu’elle consiste à attacher les patients. À ses yeux, elle relève d’une « culture de l’entrave », un penchant naturel de la psychiatrie, qui exige des contre-pouvoirs.
« Abolir la contention », c’est la proposition du psychiatre Mathieu Bellahsen, dans un livre qui vient de paraître. Elle est provocatrice tant cette pratique – qui consiste à immobiliser, en les attachant, les patientes et les patients jugé·es trop agité·es – est répandue : en psychiatrie, dans les Ehpad ou aux urgences. En 2021, 10 000 personnes auraient subi une contention en établissement psychiatrique, un chiffre très en-deçà de la réalité puisque ces pratiques ne sont pas toujours déclarées. Régulièrement, la contrôleuse générale des lieux de privation épingle des établissements de santé pour des atteintes aux droits humains dans leur pratique de la contention.
Pour le Dr. Bellahsen, ces pratiques relèvent d’une culture de l’entrave, une autre forme de culture de la domination, propre à la psychiatrie. Il affirme que la contention n’est pas indispensable : il l’avait bannie dans le pôle qu’il a dirigé à l’hôpital de Moisselles (Val-d’Oise). Environ 15 % des établissements psychiatriques n’y auraient pas recours. Mais loin d’être encouragés pour leurs bonnes pratiques, ils sont souvent sanctionnés ou menacés.
Pour écrire votre livre, vous avez recueilli les témoignages de personnes qui ont vécu la contention. Ils décrivent tous une expérience violente, douloureuse, traumatisante, qui a parfois brisé toute confiance dans l’institution psychiatrique. Ces récits vous ont-ils surpris ?
Mathieu Bellahsen : J’ai souhaité apporter ma pierre à l’édifice, sur un point qui n’est jamais abordé : comment se passe-t-on de ces pratiques ? Ma femme [la psychiatre Loriane Bellahsen – ndlr] m’a soufflé l’idée des témoignages, car c’est ce à quoi nous œuvrons depuis longtemps : que les premiers concernés prennent la parole, pour sortir de l’ordinaire de la psychiatrie, écrite par ceux qui ont le pouvoir… Et cela a été permis par les associations HumaPsy, Comme des fous et le Cercle de réflexion et de proposition d’actions sur la psychiatrie (CRPA).
Je savais que la contention était une expérience traumatique. En premier lieu pour les patients et aussi pour certains soignants. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point les récits de ces violences ressemblent aux récits des violences sexuelles, de viol, d’inceste. On est sur un lit, attaché, des gens nous font des choses et on ne peut pas se défendre. Pour des personnes qui ont vécu des violences sexuelles – et elles sont nombreuses en psychiatrie – l’expérience de la contention réactive leur traumatisme.
J’ai aussi recueilli le témoignage d’un ami d’une personne morte en contention. C’était important d’avoir le récit de proches, et d’évoquer les morts. D’après un rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), il y aurait eu 42 morts en contention entre 2011 et 2019. Mais l’agence reconnaît elle-même que ce sont des décès volontairement signalés. Combien ne sont pas déclarés ? Les patients craignent des représailles, et leur parole est très souvent invalidée.
Dans votre travail de recherche, vous avez constaté qu’il y a très peu d’études sur ces pratiques, leur efficacité éventuelle ou leurs risques.
J’ai trouvé 300 articles dans la littérature internationale depuis les années 1970, et dans tous ces articles, il y a une constante : le manque de données. Par comparaison, il y a 110 000 articles sur les psychotropes. Cela indique que la contention mécanique est une pratique honteuse. Des études s’intéressent au vécu des soignants, très peu au vécu des patients.
En 2016, il y a eu un engagement politique à réduire les pratiques d’isolement et de contention. Elles n’ont en réalité cessé d’augmenter, comme le montre une étude récente.
En France, ces données sur l’isolement et la contention sont très récentes. Elles ne sont recueillies que depuis 2016 et réellement analysées que depuis quelques mois par des chercheurs. Et elles ne sont pas complètes : le récent rapport de la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL) sur le centre hospitalier de Niort relève que les mesures d’isolement et de contention n’y sont pas enregistrées.
Vous parlez d’une culture de l’entrave, par analogie avec la culture du viol. De la même manière, elle se dévoile parfois, comme à l’hôpital Sainte-Anne à Paris en 2010.
Deux services de l’hôpital Sainte-Anne à Paris ont accepté qu’un documentaire – Sainte-Anne, hôpital psychiatrique de Ilan Klipper – soit tourné dans ses murs. Avant sa diffusion, en 2010 sur Arte, il a été présenté au personnel et à la direction. Aucun patient n’était présent. Il a été reçu positivement, ces premiers spectateurs ont trouvé que de l’humanité se dégageait du film.
Mais à sa diffusion, il a fait scandale : les spectateurs ont découvert de la maltraitance ordinaire, des brimades, des mesures de rétorsion. Le documentaire montre des personnes attachées, parfois presque nues, malmenées verbalement par des soignants. Ce documentaire a été retiré et interdit de diffusion. Les chefs de service, dont l’un était aussi président de la commission médicale d’établissement de l’hôpital Sainte-Anne, ont été sanctionnés par l’Ordre des médecins de peines d’interdiction d’exercice.
Cela illustre bien la culture de l’entrave, cette culture de la domination, qui conduit à attacher les patients « pour leur bien ». Les soignants et la direction de cet hôpital n’ont pas vu l’horreur de ce qui était montré.
Cette culture de l’entrave est un penchant naturel de la psychiatrie, qui se développe quand les conditions politiques y sont favorables. C’est la phrase de Lucien Bonnafé : « On juge du degré de civilisation d’une société à la façon dont elle traite ses fous. » Elle a régressé à des moments clés, politiques : après la Révolution française avec Philippe Pinel, le libérateur des aliénés ; après la Seconde Guerre mondiale et l’horreur concentrationnaire, avec le développement de pratiques désaliénistes et de la psychothérapie institutionnelle.
Aujourd’hui, on vit dans une société traversée par l’obsession sécuritaire, la peur des migrants, des fous. Les soignants sont aussi traversés par tout ça. L’emmurement du monde produit un emmurement des relations humaines.
De nombreux psychiatres présentent la contention comme un soin, une manière de contenir le patient. Pourquoi est-ce que cela vous révolte ?
La psychiatrie actuelle enrobe ses pratiques douteuses, voire sadiques, sous des concepts progressistes et positifs. En 2021, Olivier Véran, alors ministre de la Santé, a parlé devant l’Assemblée nationale de « la dimension thérapeutique de l’isolement ». La contention mécanique est une mesure de contrôle. Peut-être que l’on ne peut pas faire autrement dans certaines situations, mais de là dire que c’est « un soin »…
Des psychiatres argumentent que la contention apporte de la « contenance psychique ». Qu’est-ce que c’est que la contenance ? C’est la manière dont l’enfant, parce qu’il est regardé, porté, bercé, prend conscience des limites de son corps. Le bébé, au départ, ne distingue pas son corps du monde environnant. Chez certains malades psychiatriques, leur corps vécu n’est pas limité à leur corps charnel. On le voit notamment chez des personnes qui se promènent avec des tas de sacs, d’objets, qu’ils perçoivent comme des parties de leur corps. Contention vient du latin contentio, « tension », tandis que la contenance provient de continere, « maintenir uni ». Cela n’a rien à voir. Amalgamer la contention à la contenance est une entreprise de banalisation de la violence.
En psychiatrie, il y a une autre manière de travailler sur la contenance : le « packing », qui a été fortement décrié. Vous racontez avoir utilisé cette technique.
Le packing permet de se passer de la contention. La différence essentielle est que le patient y consent. Par exemple, je raconte que lors d’une garde, j’ai été appelé dans un autre service pour contentionner un patient. Heureusement, j’y allais avec des collègues qui étaient aussi formés au packing. On l’a proposé au patient, qui l’a accepté : à quatre soignants, on l’a enveloppé, massé, bercé, il a pu se détendre. On a pu comprendre que ce patient était furieux parce que sa famille n’était pas venue le voir. Après ce soin corporel psychothérapique, il n’a pas eu besoin de contention mécanique.
Au niveau juridique, des avocats et des associations d’usagers bataillent pour un encadrement des pratiques d’isolement et de contention. Chaque isolement, et a fortiori toute contention, doit être encadré par un certificat médical, et peut être contesté devant le juge des libertés et de la détention. Mais là encore, ce combat est perverti : vous estimez qu’en encadrant ces pratiques, on les a légitimées.
Oui, parce qu’il n’y a pas eu de débat de fond sur ces pratiques, on en est restés à de la pure forme. En psychiatrie, on devrait dire ce qu’on fait, et rendre des comptes. Mais qu’a fait le gouvernement ? Dans le même temps où on demande à l’hôpital psychiatrique de fournir des certificats, on diminue ses moyens. Aujourd’hui, dans nombre d’hôpitaux, ce sont des intérimaires, qui ne connaissent pas les patients, qui font des certificats à la chaîne. Il fallait au contraire investir dans le service public de psychiatrie, pour moins isoler, attacher, médicamenter et hospitaliser sans consentement.
Aujourd’hui, ces certificats sont souvent vécus comme une contrainte administrative supplémentaire.
Environ 15 % des établissements ne pratiquent pas la contention. C’était le cas du service que vous avez dirigé à l’hôpital de Moisselles. Mediapart a enquêté sur la façon dont vous avez été démis de vos fonctions par la direction, dans le cadre d’un conflit sur la pratique de l’isolement au moment du confinement en mars 2020.
Dans notre secteur, la contention était bannie. Les portes restaient ouvertes, même pour les personnes hospitalisées sans consentement. On pratiquait l’isolement, mais de manière aussi courte et séquentielle que possible. Et on essayait d’en faire un moment qui crée du lien. On contactait tout de suite la famille, l’entourage. Et pour que le patient s’acclimate au service, on autorisait d’emblée la pause clope, voire la participation aux repas.
Nous tentions de développer une contre-culture du soin, les patients étaient au cœur de nos pratiques, on était au point de bascule où certains des dispositifs de soins se construisaient avec eux. Mais cela bousculait l’ordre établi.
Collectivement, nous avons été naïfs : nous pensions qu’il y avait suffisamment de contre-pouvoirs dans l’établissement et en dehors pour qu’on soit soutenu. La haute autorité de santé, le CGLPL, nous félicitaient régulièrement pour nos pratiques respectueuses des droits des patients. Cela flattait la direction, j’ai même été nommé « pilote droit des patients » avant le Covid.
Quand le premier confinement a commencé, la plupart des patients comprenaient la nécessité de l’isolement volontaire. Un de nos patients, dès février 2020, quand personne ne prenait ce virus au sérieux, nous a même dit : « Vous les soignants, n’approchez pas, vous allez me contaminer ! » Prescience du délire, il avait tout pigé avant tout le monde.
Pourtant, dans plusieurs services de cet hôpital, les patients étaient systématiquement isolés dans leur chambre, porte fermée à clé notamment dans l’unité Covid. J’ai saisi la CGLPL avec des collègues du collectif de soin, pour alerter sur cette confusion entre le confinement sanitaire et l’isolement psychiatrique. Elle nous a donné raison, et elle a publié une recommandation en urgence de portée nationale. J’ai pensé que l’hôpital ferait amende honorable comme l’avait fait le Centre psychothérapique de l’Ain, qui s’est remis en question de fond en comble. Il n’en a rien été. Et cela s’est retourné contre nous.
Une plainte devant le tribunal administratif est en cours pour dénonciation calomnieuse et harcèlement, retrait de chefferie abusive. Je suis aidé par le Défenseur des droits et la Maison des lanceurs d’alerte, car mon statut est compatible avec celui de lanceur d’alerte.
Vous n’êtes pas seul à subir des rétorsions.
Cette culture de l’entrave est soutenue de manière officielle, il y a de nombreux autres exemples. Le CGLPL a écrit en mars 2022 au ministre de la santé Olivier Véran, pour l’alerter sur la restructuration de l’hôpital de Chinon (Indre-et-Loire), qui menace les pratiques exemplaires de l’établissement, où il n’y a ni isolement ni contention. Olivier Véran a choisi de soutenir la restructuration, pour résorber la dette de l’établissement.
L’hôpital de Laragne (Hautes-Alpes) développe depuis des années une contre-culture. Il a refusé les crédits alloués pour créer des chambres d’isolement. Pour cette raison, l’Agence régionale de santé menace aujourd’hui de lui retirer son agrément pour des hospitalisations sans consentement. Par contre, les hôpitaux épinglés par le CGLPL pour leurs pratiques n’ont eux pas de problème… On étouffe ceux qui essaient de faire autrement.
En écrivant ce livre, j’ai compris qu’il y a un fourmillement d’initiatives de soignants et de patients, partout dans le monde. Localement, les gens essaient d’avoir d’autres imaginaires, allant de l’antipsychiatrie à des pratiques de psychiatrie critique. La psychiatrie a besoin de contre-pouvoirs pour limiter ses penchants asilaires.
Par Caroline Coq-Chodorge
mercredi 4 octobre 2023 :: Permalien
Publié dans la revue Commune le 12 septembre 2023.
Mathieu Bellahsen est psychiatre. Pendant dix ans, il a contribué à faire vivre, en tant que chef de service à l’hôpital d’Asnières-sur-Seine, une expérience inspirée de la psychothérapie institutionnelle. Grâce au lien entre les patients et les soignants, à l’existence de clubs thérapeutiques, de groupes d’entraide mutuelle et de médias communs, des limites étaient mises au pouvoir des soignants comme à celui de l’administration. Les contentions étaient prohibées et le recours aux chambres d’isolement limité.
En 2020, au début de la crise sanitaire, cette expérience fut mise à mal. Sur décision administrative, les patients n’étaient pas seulement enjoints à s’isoler dans leur chambre comme n’importe quel citoyen, mais enfermés de l’extérieur. Mathieu Bellahsen dénonçait la confusion entre confinement sanitaire et isolement psychiatrique. Il remettait en cause le mythe de l’irresponsabilité des patients de la psychiatrie, qui pour certains étaient hospitalisés de leur plein gré et capables de respecter les mesures relatives au confinement. Il alertait la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui confirmait ses observations. Peu après, des témoignages anonymes accusaient Mathieu Bellahsen de harcèlement, et sa chefferie de service lui était retirée. Dans un tract, le syndicat Sud Santé écrivait : « Les reproches à l’encontre de ce médecin, mis en avant par la direction, seraient des conflits dans son service liés au travail et antérieurs à la saisie de la CGLPL [contrôleuse générale des lieux de privation de liberté]. Mais à l’évidence ce qui a entraîné le courroux et l’acharnement de la direction est bien qu’il ait défendu les patient·es contre un abus de pouvoir bureaucratique, conduisant à une dérive grave qui devait être dénoncée. »
Dans ce contexte, Mathieu Bellahsen et l’ensemble de ses collègues psychiatres ont fini par quitter le service. Il travaille aujourd’hui dans une association chargée de l’écoute de la souffrance étudiante. Dans Abolir la contention, qu’il vient de faire paraître aux éditions Libertalia, il affirme que l’ouvrage ne pourrait exister s’il exerçait encore « une responsabilité clinique et thérapeutique directe avec des personnes hospitalisées. De ce livre, elles feraient les frais, dans leurs chairs ; mécanique de la répression hospitalière ».
Dans Abolir la contention, nous entendons plusieurs voix. En préambule, nous lisons les témoignages de personnes marquées par le fait d’avoir été attachées à leur lit. Nous imaginons les traumatismes, les flashbacks, la réminiscence d’un viol subi, la douleur de ne pas pouvoir contrôler son propre corps. Souvent, l’expérience débouche sur la honte d’être renvoyé au stéréotype du fou. La défiance envers les soignants est parfois une conséquence. Plus loin, le psychiatre s’appuie sur son expérience, il raconte comment il a pu entrer en communication avec des patients délirants. Il fait l’histoire de la psychiatrie, de ses ouvertures et de ses renfermements, il analyse les discours et les représentations qui forment aujourd’hui une culture de l’entrave.
Mathieu Bellahsen rappelle que 22 personnes sont mortes du fait des contentions en Allemagne entre 1997 et 2010 (11 par strangulation, 8 par compression thoracique et 3 pour être restées trop longtemps tête en bas). Selon une étude datant de 2022, aux États-Unis, 79 enfants sont morts ces 26 dernières années pour les mêmes raisons. Pourtant, il n’existe pas de fatalité, et l’usage contemporain des ceintures fixant la taille à un matelas, des sangles servant à attacher les chevilles et les poignets, tout cela résulte de conditions historiques. Avant d’être le nom d’un système de contention, Pinel est celui d’un médecin né en 1745, qui, en affirmant après la Révolution française que les fous pouvaient être soignés, a contribué à faire évoluer les asiles. Il est aujourd’hui considéré comme un précurseur de la psychiatrie. Selon Mathieu Bellahsen, « le mythe de “Pinel déchaînant les aliénés” indique une brèche dans la culture dominante au moment de la Révolution française ».
Au XXe siècle, à partir des années 1960, le développement de la psychiatrie de secteur a permis que de multiples initiatives apparaissent dans les communautés de soin : associatives, culturelles, artistiques, de travail. Après mai 68, la psychiatrie française a pu s’émanciper de la neurologie. La psyché n’était plus réduite à des mécanismes cérébraux, pas plus que le patient n’était confondu avec son diagnostic. Les psychiatres progressistes insistaient sur le fait qu’il ne peut exister de soin sans relation, sans consentement, aussi délirante puisse être la personne soignée.
À l’ouverture des hôpitaux à partir des années 1970, à la critique du système asilaire, a succédé au tournant du millénaire, dans le sillage des discours sécuritaires et de la réorganisation néolibérale des hôpitaux, le retour des contentions. L’imaginaire sécuritaire est global, et Mathieu Bellahsen dresse un parallèle entre l’évolution de la psychiatrie et la construction de murs aux quatre coins de la planète. Alors qu’on n’en comptait que six dans le monde en 1989, ce sont aujourd’hui une soixantaine de murs sécuritaires qui séparent les populations. En psychiatrie, les hôpitaux ouverts sont aujourd’hui l’exception : « Les murs créent une distance physique redoublée d’une distance “sociale” et psychique. Les professionnels peuvent regarder à travers le hublot de la chambre d’isolement ou l’écran de télésurveillance, ils peuvent entendre les cris en passant à côté de la chambre ou par un dispositif de transmission audio, parfois, ils peuvent parler par l’interphone sans même se déplacer. Les personnes isolées voire attachées entendent une voix venant du plafond qui, trop souvent, leur dit “calmez-vous”, “on arrive”, sans arriver vraiment. Un effet d’emmurement des relations humaines est là, légitimant un nouvel apartheid psychiatrique entre “eux, elles” et “nous”. »
Pour Mathieu Bellahsen, en psychiatrie, « l’étau se resserre entre des discours qui se veulent ouverts sur la déstigmatisation et l’inclusion des usagers, et une pathologisation, un contrôle, bien réels, des faits et gestes des personnes les plus en souffrance ». Puis, plus loin : « Pendant dix ans, grâce à un collectif de soins, j’ai pu me passer de contention mécanique au sein d’un secteur de psychiatrie adulte, comme 15 % des services de ce pays. Mais aujourd’hui, la défiance se porte sur les lieux de soins et les équipes qui font ou tentent de faire sans contention mécanique. Ils sont mis en accusation. Ils ne seraient ni réalistes ni “pragmatiques”. Ces équipes ne recevraient pas les mêmes patients que les autres. Elles mettraient en danger les professionnels, elles feraient de l’idéologie, “de la politique”. La même rhétorique a cours pour les pratiques de prescriptions médicamenteuses raisonnées. Pour inverser la charge de la preuve, les arguments fleurissent. »
Face aux dénonciations des violences psychiatriques, se développent une culture de la contention, un entraînement à soumettre les corps et une description du patient comme, au choix, passif ou dangereux. Aussi, les lois encadrant l’usage de la contention ont accompagné le recours à cette pratique. Encadrer une action « n’est en rien synonyme de la limiter ou de s’en passer. C’est même souvent l’inverse qui se produit : encadrer peut légitimer. » En outre, la contention est dorénavant définie comme un soin. Mathieu Bellahsen observe qu’il a fallu pour cela redéfinir l’acte de soigner. Il fait l’histoire de cette évolution, de « l’obligation de soin » faite aux toxicomanes dès les années 1970 aux « injonctions thérapeutiques » prononcées à partir de 1998 par les tribunaux pour les auteurs d’infractions sexuelles, aujourd’hui étendues à l’outrage à agent en état d’ébriété, à la conduite en état d’ébriété, etc. En parallèle, la numérisation facilite la surveillance, assurée via la montre qui alerte des perturbations du sommeil, ou par un neuroleptique connecté informant d’une non prise du médicament. Pourtant, comme l’observe Mathieu Bellahsen, se soumettre à une forme de contrôle, être présent dans un lieu, faire signer une attestation, prendre des médicaments parce qu’on y est contraint, rien de cela ne constitue une relation de soin.
La culture de l’entrave met à distance les corps, réduit l’empathie envers les patients et naturalise les troubles psychiques. Mathieu Bellahsen écrit notamment : « Une des croyances entretenant cette essentialisation touche au délire et aux hallucinations. Ils ne signifieraient rien, ils seraient la résultante d’un cerveau dysfonctionnel avec des déficits cognitifs, neuronaux, cérébraux, génétiques, des déséquilibres en neurotransmetteurs. Les soins seraient là pour stopper le délire, diminuer puis arrêter les hallucinations. Les dernières thérapeutiques médicamenteuses sont d’ailleurs qualifiées “d’antipsychotiques” après avoir été parées de vertus “antidélirantes” et “anti-hallucinatoires”. En ciblant le fonctionnement psychotique et ses symptômes, cette croyance occulte le travail central de la personne et des professionnels qui l’accompagnent : donner du sens au délire et aux hallucinations. »
En même temps que la psychiatrie souffre d’une vision quantitative et se trouve réduite à des « actes », la vie psychique est résumée au fonctionnement d’un organe. Le cerveau est le lieu d’un nouveau savoir, et sa gestion un enjeu de pouvoir. Pourtant, « en dépit des promesses messianiques sur la future découverte des zones du cerveau et des gènes responsables des troubles psychiatriques, aucune n’a pour le moment transformé concrètement et en profondeur la prise en charge des personnes ».
En conclusion de son livre, Mathieu Bellahsen mentionne des exemples alternatifs, des formes de soin psychique dans lesquelles la contention a été abolie ou limitée. En 1932, en Islande, le docteur Helgi Tómasson brûlait dans un four menottes, camisoles et contentions physiques. Il envoyait la dernière paire de menottes au Parlement islandais, tout en demandant une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux. L’abolition des contentions était par la suite entérinée, et le nombre de soignants augmentait. Mathieu Bellahsen nuance cependant cette corrélation, en précisant qu’en Islande, c’est seulement pendant les vingt-quatre premières heures de l’hospitalisation qu’un soignant est chargé à temps complet de veiller sur un patient.
En Norvège, un hôpital d’Oslo a mené une expérimentation de 2012 à 2017. L’usage des contentions mécaniques a été réduit de 85 %, et, lorsqu’elles semblaient tout de même nécessaires aux soignants, la durée de leur usage a été raccourcie. La suppression du matériel de contention mécanique a rendu nécessaire une nouvelle formation des équipes, ainsi que la mise en place de temps de réunion et d’échange. Les violences des patients contre le personnel ou contre eux-mêmes n’ont pas augmenté, pas plus que les coûts de fonctionnement de l’hôpital.
L’argument du manque de moyens, souvent invoqué par des soignants pour expliquer voire justifier l’augmentation du recours à la contention, est mentionné pour la première fois aux deux tiers du livre. Si, à rebours de la politique actuelle, l’augmentation des moyens et des effectifs dans les hôpitaux est nécessaire, elle ne saurait être suffisante. Différentes conceptions du soin s’affrontent. À propos des expériences d’abolition ou de limitation du recours à la contention, « historiquement, les pays à la pointe du recensement se trouvent en Europe du Nord (Suède, Norvège, Finlande, Danemark). Ces équipes sont issues de pays qui se posent des questions plus générales que celle de la contention, notamment la décroissance médicamenteuse (Norvège) et l’ouverture à des accompagnements plus relationnels que chimiques (open dialogue) ».
Dans les dernières pages de l’ouvrage, Mathieu Bellahsen résume et défend quelques principes : l’évaluation des méthodes aujourd’hui utilisées, la lutte contre les stéréotypes concernant la folie, la défense de contre-pouvoirs face aux autorités médicales et administratives, la possibilité de faire vivre une pluralité d’expériences, d’institutions et de formes de soin. En France, l’actuelle réforme des autorisations en psychiatrie vise à empêcher le séjour de personnes hospitalisées sous contrainte dans les hôpitaux qui ont choisi de ne pas mettre en place de chambres d’isolement. Face à la répression ou à la marginalisation des collectifs de soin qui tentent de résister aux logiques sécuritaires et managériales, Mathieu Bellahsen insiste sur la nécessité de défendre les îlots de résistance, et d’œuvrer à leur mise en réseau. Il mentionne notamment le site internet Une si belle folie, le collectif pour la liberté d’expression des autistes, le groupe d’entraide mutuelle l’Antre 2, les associations HumaPsy, Zinzin Zine et Comme des fous, le collectif Soinsoin de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le collectif Psypsy situé à Faux-la-Montagne (sur le plateau de Millevaches). Comme il l’écrit lui-même en conclusion : « Instituer à partir des paroles contraires et contrariées, des pratiques minoritaires, antivalidistes, tel est l’enjeu des psychiatries critiques à venir. »
Vivian Petit