Le blog des éditions Libertalia

Trop jeunes pour mourir, dans Réfractions

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir dans Réfractions, numéro 34.

Fruit de huit années de recherches à travers les rapports policiers, la presse, les mémoires de militants ou l’historiographie, cet ouvrage étudie le mouvement ouvrier et révolutionnaire français de 1909 à 1914. Une chronique fouillée, vivante et bien faite, ni la syndicalisation féminine ni l’antisémitisme ne sont oubliés.
« Les faits parlent d’eux-mêmes », annonce l’auteur. Pas un livre à thèse donc. Mais une histoire qui dit pourtant les prémices d’une subordination au pouvoir politique d’un syndicalisme qui, avant de s’abandonner à l’Union sacrée, se recentre face à la montée en guerre, au parlementarisme socialiste et à la structuration anarchiste. L’évolution de Gustave Hervé, le fondateur en 1906 de La Guerre sociale qui constitue pour l’anarchisme « une caisse de résonance d’une puissance sans pareille » est à cet égard caricaturale.
À partir de 1911, Hervé prône le militarisme révolutionnaire puis le lien parti-syndicat et le réformisme patriotique. Unis en 1910 dans une grande campagne abstentionniste, libertaires et hervéistes se divisent. Les premiers rejetant le Parti révolutionnaire forment la Fédération révolutionnaire communiste puis la Fédération communiste anarchiste (FCA) qui répudie l’individualisme et l’illégalisme. L’élan syndicaliste révolutionnaire s’épuise. La FCA préfigure en quelque sorte « la pensée anarcho-syndicaliste de l’entre-deux-guerres » et veut impulser un élan libertaire à la CGT car « les socialistes eux n’ont pas renoncé à domestiquer le mouvement ouvrier. ». Certains anarchistes sont attachés à l’unité ouvrière, d’autres font prévaloir leurs idées. Attaques contre le modérantisme, le fonctionnarisme, la « réduction pragmatique » de l’action directe au corporatisme : la CGT en crise doit retrouver son idéal.
En 1910, elle s’oppose aux socialistes qui soutiennent une loi sur les retraites par capitalisation. En 1912, des leaders confédéraux écrivent une lettre ouverte à Jaurès : « Un parti comme le vôtre n’a sa raison d’être que s’il gravite autour de l’État ; un mouvement comme le nôtre ne se justifie que s’il agit au sein même du prolétariat, dressé contre l’État. » Mais à l’été 1913, la CGT entame une rectification de tir et se démarque des anarchistes. Les élections de 1914 marquent une poussée du PS. Le bellicisme provoque un rapprochement de la CGT avec les socialistes aux dépens des libertaires et un brouillage de l’antimilitarisme de l’organisation. Celui-ci a pourtant été extrêmement actif, du Nouveau Manuel du soldat (1902) aux multiples actions antimilitaristes. Grâce notamment au Sou du soldat, les déserteurs et insoumis sont 80 000 en 1911. Sous la pression des modérés, la CGT adopte en 1908 une position alambiquée. Un spontanéisme tactique qui sera déterminant. En cas de guerre, la confédération risquant la décapitation n’appellera pas à la grève générale révolutionnaire : la responsabilité en incombera aux travailleurs eux-mêmes.
La FCA vivement réprimée déploie une intense campagne préconisant le sabotage de la mobilisation et l’insurrection. Les tentatives de la CGT pour agir avec un syndicalisme allemand soumis à la social-démocratie (SPD) posent aussi de façon cuisante la question des rapports du mouvement ouvrier au politique. La confédération allemande conditionne toute action à une entente avec le PS et le SPD. La CGT oscille entre conciliation avec le parlementarisme (1911), autonomie (1912) et refus de participer à un congrès international syndicaliste révolutionnaire (1913).
Le primat du politique sur le social, c’est surtout un mouvement ouvrier qui évolue dans une atmosphère patriotique « saturée d’agressivité guerrière » alimentée par la grande presse, la pression des nationalistes et une accentuation du militarisme inscrite dans le quotidien même : parades militaires, extension du service de deux à trois ans. Contre cette dernière mesure, les casernes se rebellent en mai 1913. La dissolution de la CGT jugée responsable est évoquée. La répression massive sévit dans 88 villes. Le carnet B tenu par l’État recense plus de 15 000 militants antimilitaristes. L’armée prépare deux camps de concentration à leur intention. La CGT choisit alors la prudence réformiste.
À l’approche de la guerre, la logique étatique neutralise une CGT intoxiquée et intimidée qui pense via le PS que l’État œuvre à la paix et croit à une vaste rafle basée sur le carnet B. La position sur la grève générale est rappelée puis n’est plus évoquée par les leaders. Des manifestations pacifistes importantes se déroulent mais les socialistes dissuadent la CGT d’accélérer le mouvement. Jaurès assassiné, les dirigeants craignent un massacre d’antimilitaristes, se soumettent totalement au PS et ne tentent rien. Le gouvernement reconnaissant n’applique pas le carnet B. La FCA est dispersée mais nombre d’anarchistes prendront part à des actions pacifistes y compris des individualistes.

Alexis Bonnet

Comment peut-on être anarchiste, sur Divergences

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Comment peut-on être anarchiste sur Divergences,12 juillet 2015.

« Comment se manifester en tant qu’intellectuel anarchiste, dans une époque où les démocraties se vantent d’avoir écarté le spectre révolutionnaire, tout en usant du vieil épouvantail “terroriste” pour justifier un arsenal répressif sans précédent, quitte à faire de l’“indigné” une figure à la mode… ?
En militant, en écrivant »…

Ainsi commence Comment peut-on être anarchiste ?…
Par une introduction dans laquelle Claude Guillon replace son nouvel ouvrage dans le contexte d’une série d’articles, de tracts, et autres de ses écrits publiés durant les quinze dernières années. Ceux-ci étant regroupés par thèmes qui lui sont chers, des thèmes et des paroles souvent polémiques, voire tabous, si l’on s’en tient aux règles instituées, dont il n’est pas simple de se défaire. L’intérêt est sans doute, et avant tout, de porter les divergences à la surface, histoire de bousculer la pensée courante et d’en discuter de manière libre et critique.
Dès l’introduction, quelques remarques viennent à l’esprit, notamment sur l’emploi du terme « démocraties » qui, j’imagine, sont les pouvoirs politiques, médiatiques, universitaires ayant pignon sur rue ? Par ailleurs, la mode à la sauce « indigné » a bien sûr été adoptée et encouragée pour la bonne conscience suscitée et, en général, l’absence d’engagement actif. Cependant, si cette « indignation » a participé d’une prise de conscience pour certains et certaines… Pourquoi pas ? Ce n’est pas le cas de la grand-messe du 11 janvier dernier, totalement instrumentalisée, autour du slogan « Je suis Charlie » et sur laquelle Guillon revient à la fin de son ouvrage. Enfin, autre remarque, le terme anarchiste recouvre une myriade de tendances, de courants, d’actions, d’attitudes, donc ne fallait-il pas dès l’introduction proposer une base d’analyse synthétique, actuelle et personnelle du terme ?
On le voit, Comment peut-on être anarchiste ? de Claude Guillon soulève d’emblée des questionnements. Par exemple, dans sa critique de la publication des textes de Noam Chomsky, et le culte qu’il a généré chez quelques-un-es, il n’apparaît pas — au-delà de certains reproches qui ne sont pas souvent imputables à son auteur —, de propositions ou de préconisations de méthodes révolutionnaires pour changer la société. Finalement, on pourrait considérer que la critique des textes de Chomsky s’adresse plus à l’utilisation de son travail et à la médiatisation qui en est faite, qu’à l’analyse radicale de la politique étrangère états-unienne à partir des faits et de ses répercussions. Concernant l’État comme « dernier rempart contre la dictature privée », on peut aussi se demander si le cas des États-Unis est comparable à celui de l’Europe ?
Quant au « corps critique » dont Claude Guillon tente d’examiner sans faux-semblants nombre de ses aspects, qu’il s’agisse entre autres de « l’hypermarché du porno publicitaire », du viol, du consentement (?), de la soi-disant légitimité des besoins masculins qui justifierait la prostitution et les violences, de la question du genre, les réflexions ne peuvent que provoquer des réactions. Des réactions d’autant plus vives que la sexualité, l’intimité, le privé étant politiques et sensibles, il faut alors les articuler avec les principes anarchistes basés sur la liberté, l’égalité et le respect de l’autre. De plus, ce corps « usé par le travail, génétiquement modifié par les polluants industriels, formaté par la publicité, la mode et la pornographie, le corps humain a-t-il un avenir ? On en douterait, à considérer ceux — artistes d’avant-garde, scientifiques et militaires — qui le déclarent “obsolète” et travaillent à son “dépassement” technologique. »
Comment peut-on être anarchiste ? Pourquoi est-on anarchiste ? 
Qui est anarchiste ? Sur quoi se baser pour devenir anarchiste : 
sur le refus de l’autorité ? 
Sur le rejet de la domination ?
À réfléchir et à discuter…

Christiane Passevant

Éditocrates sous perfusion, dans Silence n° 437

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Éditocrates sous perfusion dans Silence n° 437, septembre 2015

Depuis l’attentat du lercredi 7 janvier 2015, les survivant(e)s de Charlie Hebdo croulent sous les afflux d’argent. En trois mois et demi, le trésorier de l’hebdomadaire a engrangé quelque trente-deux millions d’euros. Rarissimes les personnes qui, une fois l’émotion estompée, nt critiqué le pernicieux système « d’aides » aux journaux et magazines favorisant ceux déjà engraissés par la publicité. Les plus virulents contempteurs de l’Etat redistributeur jouissent à tire-larigot des libéralités publiques, à l’insu du contribuable, lequel « sponsorise la propagande » distillée par les « forgerons de l’opinion ». Sur la liste des deux cents titres bénéficiaires en 2013 de la manne ne figurent ni Siné Mensuel, ni Fakir, niSilence, ni aucune revue militante indépendante…

RH

Trop jeunes pour mourir, sur le blog Le Monde comme il va

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir , sur le blog Le Monde comme il va

Certains livres d’histoire se lisent comme des romans, vous happent, littéralement. C’est le cas avec Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, de Guillaume Davranche. Dans ce livre imposant et dense de plus de 500 pages, ce militant libertaire passionné d’histoire nous entraîne avec un beau talent d’écriture dans la France de la Belle Époque agonisante, de l’année 1909 à l’éclatement du premier conflit mondial, à l’été 1914 ; période courte mais fondamentale pour comprendre comment des militants et des organisations ont pu jeter par-dessus bord l’internationalisme prolétarien qu’ils professaient depuis des années et se rallier, queue basse ou verbe haut, à l’Union sacrée.
Courte, fondamentale et somme toute assez peu travaillée par les historiens qui ont préféré porter leur regard sur la période allant de la création de la CGT en 1895 à l’adoption de la célèbre Charte d’Amiens de 1906, bref sur les « temps héroïques » du syndicat, plutôt que sur ces quelques années marquées du stigmate du reflux de la contestation sociale radicale de masse.
La CGT de 1909 n’est en effet plus celle de 1906. Une nouvelle génération de militants a pris pied dans l’organisation. Si elle partage nombre de valeurs avec la génération très anarcho d’avant, elle se veut plus pragmatique et davantage à l’écoute de la masse ouvrière que de ses troupes les plus radicalisées. C’est que la Révolution, on l’invoque tout le temps et on ne la voit pas venir ! Pour la nouvelle équipe dirigeante, la classe ouvrière est fatiguée des grèves dures à répétition, de la répression patronale et étatique ; il faut donc adapter le travail syndical à ce nouveau contexte. Évidemment, ce processus déplaît aux anarchistes, toujours très présents dans l’organisation syndicale et qui entendent lui conserver son caractère profondément anticapitaliste et antiétatiste. Des anarchistes qui tentent de s’organiser nationalement, de se fédérer au sein d’une Fédération communiste anarchiste, mais doivent pour cela ferrailler dur avec le courant individualiste qui n’a que mépris pour la besogne syndicale et l’idée même d’organisation ; un courant qui, après avoir salué la propagande par le fait (autrement dit l’attentat anarchiste censé sortir le peuple de sa torpeur) défend maintenant l’illégalisme, c’est-à-dire les braqueurs de la bande à Bonnot.
Autre acteur central de la planète révolutionnaire de l’époque : le vibrionnant Gustave Hervé qui, bien que membre du Parti socialiste, n’en appelle pas moins à la guerre sociale et se rêve en chef de file des socialistes insurrectionnalistes.
CGT, anarchistes de toutes tendances, socialistes insurrectionnalistes : telles sont les trois forces qui se croisent, s’agitent, s’invectivent, fraternisent, se déchirent durant ces cinq années. Car les raisons de s’unir (et de polémiquer !) ne manquent pas.
Comment agir contre la guerre qui vient et le militarisme (grève générale, appel à désertion…) ? Quelle attitude adoptée face à ce Parti socialiste à l’identité si mouvante ? La CGT est-elle en train de se bureaucratiser et d’abandonner lentement mais sûrement son héritage anarchiste ? Telles sont les questions fondamentales que se posent ces trois forces et auxquelles bien vite elles apportent des réponses bien différentes, tout cela dans un contexte délétère de règlements de comptes et de répression policière. Ainsi de Gustave Hervé, le « sans-patrie » qui rêvait de planter le drapeau tricolore dans le fumier : le voici qui se transforme lentement mais sûrement en patriote fervent !
Les pages les plus intéressantes sont à mon sens celles que l’auteur consacre à l’évolution de la CGT sous la houlette de Léon Jouhaux et d’Alphonse Merrheim, notamment à la question du fonctionnarisme syndical et donc de la rotation des tâches. Le débat n’oppose pas seulement le courant « réformiste » au courant « révolutionnaire », mais aussi, pour employer une image, Paris à la province. Alors que dans la capitale, les secteurs ouvriers radicalisés et politisés font de cette question une arme contre le modérantisme confédéral, en province, les militants locaux refusent d’en faire une question de principe. Etre permanent n’est pour eux pas une sinécure ; pour preuve, les candidats ne sont guère légion pour occuper ses postes de responsabilité !
Et puis il y a la guerre. Une guerre qui divise la CGT. Que faire contre elle ? Appeler à la grève générale, faire en somme ce que l’on a toujours promis de faire, au risque de la répression ? Ou bien lier son sort au Parti socialiste avec l’espoir que celui-ci sera en capacité de préserver la paix ? La direction confédérale, chahutée, malmenée, ne sait plus à quel saint se vouer. Ou plutôt si : à Saint-Jaurès, à la capacité du tribun castrais à réussir l’impossible, autrement dit à convaincre la social-démocratie allemande à peser de tout son poids pour maintenir la paix. Jaurès assassiné, l’internationalisme cède la place au chauvinisme. L’heure est à l’Union sacrée et à la défense de la civilisation contre la barbarie ; celle des autres, of course…
Remercions Guillaume Davranche d’avoir fait revivre avec autant de talent ce moment-clé de l’histoire sociale française.

Patsy

Trop jeunes pour mourir, sur le site d’À contretemps

lundi 7 septembre 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir sur le site d’À contretemps (juin 2015).

« Derniers feux avant l’agonie »

Quand l’historien tisonne le chaudron social, celui où se configurèrent les rêves de lendemains qui pouvaient chanter, ses braises se muent souvent en cendres. C’est que la discipline qu’il pratique, parfois avec sérieux, et l’objectivité qu’il professe, toujours avec naïveté, demeurent rétives à saisir la part d’imaginaire combattant qui nourrit, par exemple, au début du XXe siècle et juste avant la Grande Boucherie, les feux d’une ancienne rage prolétarienne. On y voit généralement le prix à payer du savoir académique : il informe, mais il assèche. 

Rien de tel avec ce livre – dont l’auteur n’est pas du sérail universitaire – qui chronique, au plus près des événements et des passions militantes qu’elle leva, une période historique mal connue, celle des cinq années qui préludèrent à l’effondrement de 1914. On dira même que Trop jeunes pour mourir, fruit de plusieurs années de recherche, constitue, du point de vue de sa construction, par la documentation réunie et par ses qualités évidentes d’écriture, un travail assez remarquable. C’est à L’Insomniaque et à Libertalia que l’on doit cette coédition soignée et richement illustrée d’une somme qui méritait bien qu’on conjuguât ses efforts pour lui donner forme.

Pour l’anarchisme ouvrier, l’année 1909 marque la fin d’une époque, celle des temps héroïques d’une CGT syndicaliste révolutionnaire à laquelle il avait beaucoup donné. C’est sur cette date que s’ouvre Trop jeunes pour mourir, et plus précisément sur le 24 février, jour de l’élection, par une voix de différence, du réformiste Louis Niel, représentant du Livre, au poste de secrétaire général de la confédération. Explosive est, du côté des révolutionnaires (syndicalistes et libertaires), l’ambiance qui règne à La Grange-aux-Belles, siège de l’organisation syndicale. Après Villeneuve-Saint-Georges, en août dernier, et l’arrestation de Victor Griffuelhes, Émile Pouget et Georges Yvetot, la conquête de la direction de la CGT par « l’arriviste » Niel sonne comme un coup de canon. Célébrée par la grande presse du lendemain comme signant le triomphe d’un « syndicalisme de la raison », la victoire de Niel sera pourtant de courte durée : en mai, l’impétrant, accablé, démissionnera de son poste, qui reviendra, en juillet, à Léon Jouhaux, alors proche des syndicalistes révolutionnaires.
Le vrai talent de l’auteur de Trop jeunes pour mourir réside dans sa capacité à nous restituer par le menu ce qui fit la particularité d’une époque où l’anarchisme social irradiait, et assez largement, en dehors de ses propres murs. Et plus encore de nous faire participer, à travers un récit très vivant de leurs affrontements, aux multiples débats qui agitaient alors les deux principales fratries libertaires de la CGT, à savoir les « syndicalistes révolutionnaires », d’une part, et les « anarchistes-syndicalistes », de l’autre. On pourrait, bien sûr, contester cette classification un peu artificielle établie par Davranche qui recoupe, de fait – sur un mode inversé, mais tout aussi subjectif – la distinction opérée, en d’autres temps, par Jacques Julliard entre « politiques » et « ultras ». Julliard préférait, à l’évidence, comme Maitron, les premiers aux seconds. Davranche, lui, penche nettement du côté de Broutchoux plutôt que de Monatte. Chacun ses choix, à condition que ceux-ci ne nuisent pas à la compréhension générale d’une complexe dialectique interne souvent rétive à la manie classificatrice des historiens en tout genre. 

De fait, les « syndicalistes révolutionnaires » de la CGT se situaient dans une dynamique de dépassement de l’anarchisme – dont ils avaient éprouvé, pour nombre d’entre eux et au sens propre, les limites sectaires. À leurs yeux, le syndicalisme incarnait autre chose, l’expression même d’une autonomie ouvrière dont la construction – patiente – supposait, comme l’indique justement Davranche, de « faire prévaloir l’unité ouvrière sur ses propres références partisanes et même idéologiques ». C’est cette conviction qui les portait et, avec elle, l’idée que la CGT était la maison commune des exploités. Ils se percevaient comme minorité agissante capable de faire progresser, par son exemple et sa ténacité, la « conscience du malheur » de leur classe et son niveau d’implication dans la lutte pour son émancipation. Ce qui supposait de ne pas agir comme avant-garde d’une masse qui devait être guidée et ce qui explique sa méfiance du révolutionnarisme discursif. Le pragmatisme des « syndicalistes-révolutionnaires » relevait, en effet, d’une volonté assumée de rompre avec les tics anarchistes et blanquistes d’une radicalité sans lendemain, car incapable de fédérer autre chose que des défaites annoncées. De là à les ranger, comme a tendance à le faire Davranche, dans la catégorie des has been « révolutionnaires » d’une ancienne CGT désormais vouée à se perdre, avec leur complicité, dans les sables mouvants du « recentrage », il y a un pas que la raison historienne, si elle existe, aurait dû lui éviter de franchir. Nous y reviendrons.

L’époque choisie (1909-1914) peut faciliter, il est vrai, une lecture de ce type car, indéniablement, la CGT que scrute Davranche n’est plus celle qu’elle était entre 1902 et 1908. Elle a perdu de sa superbe, stagne, subit des revers et doute de sa propre force. Il n’en demeure pas moins que c’est autour d’elle que gravitent, hormis les « individualistes », les anarchistes de toutes tendances. Combatifs, teigneux même, ceux-ci apprécient davantage la prose exaltée de La Guerre sociale, dirigée depuis 1907 par l’inénarrable Gustave Hervé et son bras gauche Miguel Almeyreda, que celle, un peu fourre-tout, du Libertaire ou, trop rigide, des Temps nouveaux. En clair, les « compagnons » s’abandonnent plus facilement aux lyriques illusions que véhicule l’hebdomadaire de « concentration révolutionnaire » d’Hervé, celui qui vitupère, qui menace, qui apologise le Browning à longueur de pages. Organe d’expression d’un faux socialisme insurrectionnel, La Guerre sociale livre plutôt à ses lecteurs une ratatouille dont le principal ingrédient est la démagogie, mais elle est goûteuse (pour les adeptes du Grand Soir) et juteuse (pour ses propriétaires). C’est ainsi que ses ventes tournent autour des 50 000 quand Le Libertaire plafonne, aux mêmes dates, à 5 000 exemplaires. 

Contrairement à la CGT qui, elle, se méfie naturellement des « braillards » et des « donneurs de leçons » du genre d’Hervé, les anarchistes stricto sensu mettent assez longtemps à comprendre que le pape du « quartier de l’encre » roule, en réalité et à sa manière, pour le Parti socialiste « urnifié », mais surtout pour sa propre cause. Il faudra qu’il en fasse beaucoup dans la dérive droitière pour que se dissipent enfin les sympathies que le Gustave s’était attirées chez les anarchistes. Entre-temps, nombreux sont ceux qui s’enthousiasment pour la Fédération révolutionnaire, regroupement créé en 1909 par les « hervéistes », qui accouche en octobre 1910, en pleine grève du rail, d’une Fédération révolutionnaire communiste (FCR) censée fédérer l’extrême gauche de l’époque, mais dont le principal effet – bienvenu – sera de détacher définitivement l’anarchisme social de l’hervéisme. En 1912, naît, sur des bases plus claires, la Fédération communiste anarchiste (FCA), qu’on peut considérer comme la première organisation spécifiquement anarchiste un peu consistante.

Sur les discussions nombreuses qui agitèrent, en ces années d’avant-naufrage, diverses minorités révolutionnaires, sur les enjeux qui les animèrent, sur leurs divergences, sur leurs principaux protagonistes, sur les lieux qu’elles fréquentèrent, sur les luttes auxquelles elles participèrent avec constance et détermination, Trop jeunes pour mourir fourmille de détails d’une impressionnante précision et d’une belle amplitude. Sa chronique tient même de la fresque tant il apparaît évident, pour le lecteur, que, au-delà du sujet qui intéresse prioritairement son auteur – la façon dont les anarchistes tentèrent, en ces temps incertains, de s’organiser pour inverser le courant dominant –, ce qui se dessine sous sa plume, c’est le tableau pointilliste d’une époque où la résistance au bellicisme structura, avant que la réalité ne les défasse, une multitude d’activités. Bien sûr, Davranche est de parti pris. Il sait où il va, et sa longue quête le mène précisément là où il voulait aller : démontrer que, face à un hervéisme faussement insurrectionnel, à un Parti socialiste déjà gagné, malgré ses protestations, à la perspective d’union sacrée et surtout à une CGT par trop hésitante, les anarchistes-communistes regroupés au sein de FCA – devenue FCAR (Fédération communiste anarchiste révolutionnaire) à l’été 1913 – auront été « parmi les plus intransigeants adversaires de la guerre », ce qui, en soi, n’est pas contestable. Ce qui l’est, en revanche, c’est sa manière de distribuer les bons et les mauvais points en appliquant à cette histoire une grille de lecture par trop figée où la question de l’organisation demeure, comme pour tout communiste libertaire qui se respecte, déterminante. D’où sa propension à minorer ceux qui, par force, n’entrent pas dans cette problématique ou la contrebattent : les libertaires devenus syndicalistes révolutionnaires, d’un côté, et les « individualistes » de l’anarchie, de l’autre, qui se voient carrément caricaturés pour le coup. Le problème, c’est que, partant d’une approche aussi sûrement idéologique, on a toutes les chances de passer à côté de l’essentiel, c’est-à-dire des passerelles, des influences, des transferts qui s’exercèrent continuellement d’une sphère à l’autre d’un milieu/mouvement libertaire où l’appartenance organique ne fut jamais déterminante, même chez les plus organisés d’entre les anarchistes, et encore moins excluante. 

Sur un autre plan, c’est encore, semble-t-il, l’idéologie, qui pousse l’auteur à sur-interpréter des pratiques pourtant assez peu répandues au sein de la CGT de 1909-1913. Nombre d’anarchistes (et pas seulement de la FCA) dénoncèrent alors, il est vrai, l’élection ou la nomination de « permanents syndicaux » jugées nocives à l’esprit d’un syndicalisme, perçu par eux-mêmes comme évoluant vers sa « fonctionnarisation ». À la lumière des dérives bureaucratiques qu’a connues, par la suite et dans des contextes politiques très différents, le mouvement ouvrier organisé, il est évidemment aisé de faire jouer l’anachronisme en validant a posteriori un argumentaire anarchiste relevant pour l’essentiel du refus de toute délégation. Mais on peut aussi y voir, en contextualisant le débat, l’expression d’une incapacité, anarchiquement pure, à saisir une donnée de base du syndicalisme révolutionnaire conçu comme pratique de l’autonomie ouvrière, et qui pourrait s’énoncer ainsi : au vu de son caractère de masse, la CGT ne pouvait évidemment pas fonctionner comme une fédération de groupes d’égaux. D’où l’insistance qu’avait mise Pouget à justifier « cette sorte de tutelle morale » exercée, dans le cadre de l’organisation syndicale, par les « conscients » sur les « inconscients » – c’est-à-dire sur ceux des syndiqués dont le niveau de culture et de lutte devait s’élever avant d’accéder à la conscience de classe, et donc à la conscience de leur émancipation. Cette approche, strictement a-idéologique, de la question sociale par les syndicalistes révolutionnaires se situait, à l’évidence, aux antipodes de celle des anarchistes, même syndicalistes, pour qui l’organisation de classe n’était souvent rien d’autre qu’un champ de manœuvre à conquérir et où expérimenter. Il va sans dire, mais on ne le dit pas assez, et pas ici en tout cas, que la subtile dialectique des premiers fut toujours mal comprise par les seconds. Quand les syndicalistes révolutionnaires pensaient l’articulation de la « double besogne » (la lutte pour l’amélioration quotidienne des conditions d’existence du prolétariat et celle pour son émancipation définitive du salariat) ou la question des alliances, les anarchistes leur reprochaient leur propension au « balancement », comme l’écrivit Henry Combes dans Le Mouvement anarchiste de septembre 1912, ou leur goût immodéré pour l’« apaisement du clivage entre réformistes et révolutionnaires », comme le note sans chercher plus loin Davranche lui-même. Les positionnements respectifs relevaient, en réalité, d’une absolue divergence sur les perspectives. Pour Monatte et ses camarades – qui pensaient, sûrement à tort mais sincèrement, avoir trouvé dans le syndicat la forme d’expression la plus aboutie de l’autonomie de classe –, rien ne différenciait, dans leurs pratiques d’intervention au sein de la CGT, les anarchistes des autres partisans de la conscience séparée (car extérieure à la classe ouvrière). Ils y voyaient une prétention exorbitante, contraire à l’esprit de la charte d’Amiens et devant être combattue comme telle pour sauvegarder l’unité de l’organisation syndicale. D’un point de vue strictement anarchiste, communiste libertaire plus précisément, ce positionnement, original et structurant du syndicalisme révolutionnaire français, mérite rarement mieux que des jugements de valeur un peu hâtifs et souvent disqualifiants. Comme si, dans l’inconscient libertaire, ceux qui l’incarnèrent en se séparant de l’anarchie, demeuraient toujours inexcusables. Comme est inexcusable, d’une autre façon, Victor Serge, d’avoir cru, pour son malheur, que les vents de la steppe russe allaient balayer, le temps d’une révolution, les anciennes appartenances idéologiques.
Ces remarques n’enlèvent rien, cela dit, au plaisir évident, presque jouissif, que l’on ressent à lire cette chronique alerte et instruite d’un temps peu connu où le combat de classe, encore sous forte influence syndicaliste révolutionnaire, pratiquait l’offensive avec science et détermination en maniant la « machine à bosseler » et la « chaussette à clous » contre les « renards » (les briseurs de grève) et « Mamzelle Cizaille » (le sabotage) contre les patrons et l’État. Nombreux sont les exemples que nous fournit Davranche de cette lutte sur plusieurs fronts : la grève (ratée) des postiers et la mobilisation pour Francisco Ferrer, en 1909 ; l’affaire Aernoult-Rousset, la campagne antiparlementaire, la grève des midinettes et celle des cheminots, en 1910 ; la grève du bâtiment et la lutte contre la vie chère, en 1911 ; le mouvement contre les bagnes militaires et la grève générale d’avertissement, en 1912 ; la lutte contre la loi des trois ans et l’agitation antimilitariste, en 1913 et 1914. Derrière ces luttes, diverses, rudes, inventives, combatives, il y a tous les espoirs qui les portent et toutes les solidarités qu’elles charrient. Comme si, chaque jour, il fallait se convaincre que le sort du monde n’était pas joué, que la guerre, qu’on sentait bien sûr venir, pouvait être arrêtée par un front de classe capable de transcender les frontières, de défaire les patriotismes et de lever les aspirations internationalistes.

Il y a dans ce livre une évidente volonté d’en finir avec la seule explication de la démission et de la trahison comme causes de l’effondrement du mouvement ouvrier à la veille d’août 14. Et, parallèlement, un désir profondément ressenti de revaloriser le labeur militant incessant de celles et ceux qui, minoritaires mais extraordinairement actifs, tentèrent, contre vents et marées, à l’intérieur de la CGT ou sur ses marges, de résister au rouleau compresseur de la militarisation des consciences, en marche depuis l’été 1911, quand la rivalité coloniale entre Paris et Berlin sur la question marocaine faillit mettre le feu aux poudres. Parmi ces combattants de l’impossible, les anarchistes de la FCA, que beaucoup de lecteurs découvriront à cette occasion, soutinrent la position « grève-généraliste » de la CGT en cas de déclaration de guerre, mais agrémentée de la menace de « saboter la mobilisation ». C’était, bien sûr, comme souvent chez les anarchistes, faire peu de cas de l’immense conjonction des forces qui allaient contribuer, chacun dans son registre et en suivant sa partition, à attiser la fièvre patriotique, cette peste émotionnelle qui allait finir, en ces temps maudits, par embraser le prolétariat presque tout entier. Si la CGT tenta bien de convaincre les syndicats allemands de la justesse de son mot d’ordre, les vents mauvais d’une histoire déjà dévastée soufflaient en sens contraire. Désespérément. L’honneur des anarchistes fut de tenir jusqu’au bout. Comme celui de Monatte fut de démissionner de la direction de la CGT quand celle-ci accepta l’ordre de mobilisation générale. 


Manfredo GENZ