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jeudi 6 novembre 2014 :: Permalien
Le Manifeste des chômeurs heureux sur L’Imprimerie nocturne (mai 2014).
Titre et collection annoncent la couleur : cet opuscule rouge et noir s’évertue à aller à contre-courant de ces flots d’idées reçues qui mènent à la mer des consensus mous et vers les abysses sans fond des stéréotypes éculés. Déconstruire un préjugé est un travail d’Hercule quand on sait le poids des idées toutes faites et très largement erronées qui polluent les esprits. Ici, il s’agira de s’interroger sur les vertus supposées du travail (et de son présumé corollaire le plein-emploi). Il s’agira aussi de questionner notre rapport au temps, à la liberté censée être la nôtre, aux désirs qui nous habitent, aux fantasmes d’une société meilleure qui irriguent le débat politique. Là où un peuple vit dans la peur, voire dans les peurs (peur de perdre son emploi ; peur a contrario de perdre son temps précieux à occuper un job merdique ; peur de voir s’installer un système à visées totalitaires qui imposerait à tout individu de se soumettre à un panel de dogmes plus ou moins répressifs établissant l’asservissement et la médiocrité au rang des normalités), ce manifeste oppose une tout autre dialectique.
Désormais, si l’on suit les idées contenues dans cet ouvrage, on se réjouira de ne pas alimenter un système pervers qui, loin d’être une fatalité naturelle indépassable, est juste une construction sociétale. Si notre civilisation admet le travail et ses innombrables contraintes comme un socle sacré, il n’en va pas de même dans tous les groupes humains de toutes les époques. Et de surcroît, dorénavant, à qui réellement profite ce socle sacré ?
Si notre sinistre société désigne le chômeur comme un calamiteux, certains esprits libres et joyeux, pour ne pas dire séditieux, s’escriment à démontrer que le travail est loin d’être toujours préférable à toute autre façon de réussir sa vie sans nuire à quiconque. Si jeter l’opprobre sur qui ne travaille pas (sur qui ne gagne pas sa vie en suivant les modèles du capitalisme) est devenu une vilaine habitude, ce manifeste entend bien expliquer en quoi cette attitude entrée dans les mœurs (mais, heureusement, pas encore dans les gènes) est contestable.
Impertinent, illustré de citations lumineuses (de Lautréamont, d’Aristote, de Jacques Mesrine, de Paul Lafargue, de Serge Latouche, de Bob Black…), ce précis de rhétorique appliquée à la crise que nous traversons apportera un regain d’énergie à qui souhaite se désolidariser de cette idée dominante qui installe au pinacle comme clé de tous les équilibres actuels cette activité très largement empoisonnante nommée « travail » (euphémisme communément adopté pour « esclavage rémunéré » dans le pire des cas, synonyme de « recherche effrénée de revenus coûte que coûte » dans le meilleur).
Quand un mot est déprécié, péjoratif, qui aime en être attifé ? Ce modeste manifeste atteint donc son objectif de redorer le blason du sans-emploi, jusqu’alors stigmatisé par la doxa, et qui, dans ce combat, y gagnera une majuscule et une épithète, s’élevant au grade de Chômeur heureux. Opposer de toute façon chômeurs profiteurs et travailleurs valeureux est un non-sens. Le chômeur qui ne fait rien et s’en délecte est un mythe (à moins qu’on ne parle là d’un stylite ou d’un yogi). Le travailleur qui jouit d’échanger son temps et ses énergies contre un salaire et une occupation est peut-être aussi une illusion. « Aujourd’hui, ils [les travailleurs] doivent se dire heureux pour la seule raison qu’ils ne sont pas au chômage, et les chômeurs doivent se dire malheureux pour la seule raison qu’ils n’ont pas de travail. Le Chômeur heureux se rit d’un tel chantage. » (page 33) Il y a ainsi des rôles sociaux à réinventer, des nuances subtiles à prendre en compte, des droits de l’homme à redéployer, des conditions humaines à réinvestir. Un temps de pause, avec une bonne bière et quelques amis libres de toute (pré)occupation, serait par exemple une excellente façon de poursuivre la réflexion sur ces sujets.
mardi 4 novembre 2014 :: Permalien
Chronique de Éditocrates sous perfusion, de Sébastien Fontenelle, parue dans Politis, le 29 octobre 2014.
C’est l’histoire d’une vaste gabegie. À regarder la répartition des quelque 400 millions d’euros versés chaque année à la presse, on observe qu’en 2013 Le Figaro a perçu 16,1 millions d’euros, contre 6,3 millions pour L’Express, 4,6 millions pour Le Point ou 1 million pour Valeurs actuelles.
De quoi inciter le chroniqueur Sébastien Fontenelle à rappeler dans ce brûlot chargé d’ironie, Éditocrates sous perfusion, combien cette presse, « en même temps qu’elle ensevelit l’État sous une avalanche d’exhortations à mieux maîtriser ses dépenses […], se gave de subventions étatiques ». Et de pointer Serge Dassault, à la tête du Figaro, dénonçant « le cancer de l’assistanat », réclamant de « supprimer toutes les aides ». Au Point, Franz-Olivier Giesbert n’est pas en reste, tout comme Christophe Barbier dans L’Express.
In fine, souligne Fontenelle, « les mêmes forgerons de l’opinion » érigés conte l’État dispendieux sont les « principaux bénéficiaires de ses libéralités » ! Et, forcément, « aucun de ces titres n’a exigé l’abolition de ses rentes égoïstes ». Sans épargner Le Monde, Libé ou encore la presse télé, l’auteur insiste ainsi sur le manque d’outils pour mesurer l’efficacité des aides, une répartition mal adaptée qui ne garantit en rien le pluralisme, avant de prôner une autre distribution vers des titres « véritablement citoyens » !
J.-C. R.
mardi 4 novembre 2014 :: Permalien
Article publié dans le numéro 69 (20 octobre 2014) des Cahiers d’Alter.
C’est un livre d’histoire qui se lit comme un roman policier. Matthias Bouchenot a traqué dans les archives les indices de ce qu’a été l’autodéfense dans les années 1930 à la SFIO, l’ancêtre du Parti socialiste. Elle recouvrait la protection des manifestations (service d’ordre), des réunions publiques, des locaux et des ventes de journaux. Mais la gauche du parti vit alors dans la certitude que l’alternative, c’est « socialisme ou fascisme ». Le 6 février 1934, une manifestation d’extrême droite tourne à l’émeute et fait craindre un coup d’État fasciste. L’autodéfense a donc aussi pour rôle d’empêcher physiquement l’extrême droite d’occuper l’espace public par l’action directe de la classe ouvrière. Sont créés en Île-de-France les TPPS, « Toujours prêts pour servir » : des centaines de personnes, surtout des ouvriers et employé-e-s, bien organisé-e-s et chargé-e-s de ces activités. La première partie du livre retrace les débats sur l’autodéfense. Dans les deux autres, les plus passionnantes, l’auteur reconstitue, dans un style très agréable, les activités de ces groupes : qui ils étaient, comment ils préparaient leurs actions, comment ils s’organisaient… Des annexes, avec notamment des photos et dessins, permettent de visualiser les choses. C’est aussi la période du Front populaire, qui décrète rapidement une pause dans les réformes. Se creuse la fracture entre le gouvernement et les partisans d’un Front populaire de combat, parmi lesquels les animateurs de l’autodéfense. La gauche du parti est exclue en 1938, ce qui signe la fin des TPPS. Montée de l’extrême droite, trahisons d’un gouvernement de gauche… l’histoire ne se répète jamais et le livre ne fournit pas de solutions pour aujourd’hui. Il donne cependant à réfléchir sur les moyens, finalités et écueils de la violence politique.
Ella Brik
mardi 4 novembre 2014 :: Permalien
Une Révolution pour horizon sur Dissidences.
Livre de référence sur l’anarcho-syndicalisme espagnol et son rôle durant la guerre d’Espagne, Une révolution pour horizon a été écrit par l’un des membres de la Confédération nationale du travail (CNT) et à la demande de celle-ci, mais avec le souci d’analyser de manière critique l’histoire contradictoire du mouvement en ces années charnières, « revendiquant cette perspective historique engagée » (préface, p. 17). Freddy Gomez, dans la préface, revient sur la figure et le parcours de l’auteur ainsi que de son livre. José Peirats (1908-1989), ouvrier briquetier, syndiqué à la CNT dès ses 14 ans, fut de 1934 à 1936 le directeur du quotidien de la CNT, Solidaridad obrera. Il demeure membre de la CNT jusqu’en 1965 et garde toute sa vie une fidélité à la révolution espagnole. Ce livre est d’abord édité en espagnol en trois volumes entre 1951 et 1953 (éditions de la CNT, Toulouse), puis à nouveau en 1971 (éditions Ruedo ibérico). Une synthèse retravaillée par l’auteur est éditée en italien et en japonais dans les années 1960. Mais il faut attendre 1989 pour la première traduction française. C’est ce livre, épuisé depuis lors, que les éditions CNT-RP & Libertalia nous offrent aujourd’hui.
Le premier quart du livre retrace l’histoire de l’anarchisme en Espagne, depuis son renouveau à partir de 1880 jusqu’à la proclamation de la République en 1931, en passant par le premier congrès de la CNT à l’automne 1911 et les grèves générales de 1917-1918, la naissance de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) en juillet 1927, et en évoquant les figures de Francisco Ferrer et de Salvador Segui. José Peirats distingue deux tendances au sein de la CNT – l’une « syndicaliste » et l’autre « révolutionnaire » (p. 108) –, mais les deux traversées également par un courant cherchant à promouvoir « l’alliance révolutionnaire » avec les autres mouvements socialistes (p. 123). De plus, il cerne efficacement les contradictions du premier régime républicain, en affirmant : « Le régime devait résoudre trois problèmes principaux pour faire honneur à sa parole : celui de la terre, celui de l’Église et celui de l’armée. Aucun des trois ne fut résolu, et si la république n’en vint pas à bout, eux par contre, vinrent à bout de la république » (p. 103). Cependant, cette partie, quelque peu laborieuse, est trop descriptive et s’apparente plus à une accumulation d’événements, sous-estimant la tentation de la violence armée au sein du mouvement anarchiste espagnol. De plus, José Peirats passe à côté du rapprochement paradoxal avec la Révolution russe dans les premières années, alors même qu’il cite un extrait de discours de Salvador Segui qui donne la clef d’une telle attitude : « Nous sommes partisans d’entrer dans la IIIe Internationale […], poussés que nous sommes par la réalité, et non pas pour des raisons théoriques » (p. 49).
Cependant, la partie la plus intéressante concerne comme de bien entendu l’histoire du mouvement durant la guerre d’Espagne. L’auteur se base sur de nombreux documents internes, n’hésitant pas à développer une critique des choix et stratégies adoptés. Les pages à propos de la « marée révolutionnaire » dans les premiers mois, qui se manifestait par les collectivisations et les expropriations – « en réalité, ce sont les paysans qui réalisent leurs expropriations. Le gouvernement, dans un bon nombre de cas, ne fait qu’officialiser l’occupation » (page 175) – et l’explosion des publications et des rééditions (p. 179-181) sont très riches. Et ce même si l’analyse du problème agraire méconnaît l’attachement du paysan à sa terre et les divisions de classe qui traversent le milieu rural, et ne correspondent pas entièrement à l’antagonisme entre « individualistes » et « collectivistes ».
L’intérêt majeur de ce livre est d’explorer les dilemmes de l’anarcho-syndicalisme espagnol et sa paradoxale participation au gouvernement républicain (il eut jusqu’à quatre ministres). Loin d’esquiver la question, José Peirats en étudie en détail les mécanismes et la dynamique. Il insiste longuement sur la pression des événements, la « force irrésistible des événements en présence » (p. 232) : l’existence d’un double pouvoir, la tension entre la guerre et la révolution – « la guerre se dressa dès le début comme un obstacle pour la révolution » (p. 209) –, la nécessité de neutraliser les divisions au sein du camp républicain – « la moindre discorde parmi ces forces ferait le jeu de l’adversaire. Même la CNT dut s’incliner face à cette terrible réalité » (p. 143)… Il met également en lumière le recul de la CNT devant les conséquences qu’aurait entraînée une insurrection au sein du camp antifasciste : « La lutte sur trois fronts : le front fasciste, celui des gouvernementaux et celui du capitalisme extérieur. Étant donné les complications qu’aurait entraînées cette aventure, il n’y avait pas d’autre solution que de collaborer avec les autres secteurs. La collaboration antifasciste amenait fatalement avec elle la collaboration au sein du gouvernement » (p. 233). Enfin, il ne passe sous silence ni une certaine « réaction psychologique » ni une tendance favorable à la participation gouvernementale qui se dessina et se développa au sein de la CNT, allant jusqu’à écrire : « la CNT voulait gouverner à tout prix » (p. 350). Ainsi, il analyse le pacte entre le syndicat socialiste UGT et la CNT, y décelant un « esprit résolument centraliste » (p. 366), réduisant « son [à la CNT] irréductible incompatibilité avec l’État à une simple expression de mode de gouvernement » (p. 367).
Tout cela ne pouvait que catalyser les tensions et oppositions au sein même du mouvement libertaire, représenté par la FAI, la CNT et la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL). Non seulement, l’auteur étudie les positionnements de chaque organisation, mais il replace également les désaccords en fonction des dynamiques régionales autonomes (principalement à l’œuvre en Catalogne où le mouvement était très fort), qui traversaient toute l’Espagne. Par ailleurs, le rôle des communistes et de l’URSS – le « prosélytisme politique appuyé sur le chantage de l’aide soviétique » (p. 395) – est critiqué régulièrement de manière argumentée, même si parfois l’auteur tend à glisser vers une théorie du complot. À moyen terme, il ne pouvait en résulter qu’une ambiance délétère débouchant sur « l’effondrement du moral des combattants les plus aguerris » (p. 387).
Demeure malgré tout, au bout de ce voyage de plusieurs centaines de pages, l’étonnement devant le retournement, si généralisé et si abrupt, d’un mouvement qui se prétendait et se positionnait comme « antipolitique » (p. 226). Certes, la pression des événements fut très chargée, mais faut-il y voir, comme semble parfois nous y inviter l’auteur, une « force irréversible » ? Et même s’il en était ainsi, nous dirions en termes sartriens, que c’est moins cette force qu’il convient d’interroger que la réaction – ou l’absence de réaction – de celles et ceux qui la subissaient. Or, José Peirats souligne « l’incapacité de résistance des éléments officiels de la CNT-FAI » (p. 369), leurs accommodements continuels, jusqu’à sacrifier leur allié du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) à la terreur stalinienne. En réalité, la force et la limite de l’analyse développée ici se lit dans ce passage : « Avec le recul de toutes ces années passées, je pense que nous qui fûmes sans cesse opposés à la thèse gouvernementaliste n’aurions pas pu apporter aux problèmes qui se posèrent d’autre solution de rechange que le geste stoïque ou numantin. Je pense même qu’il y eut une complicité inavouée chez de nombreux militants ennemis de la collaboration, qui donnaient libre cours à leur courroux, en même temps qu’ils laissaient faire. Et pourtant, ils étaient eux aussi sincères à leur manière ; sincères dans leur impuissance » (p. 246).
De façon autocritique, lucide et courageuse, l’auteur met l’accent sur cette « complicité inavouée », mais il semble dès lors consacrer la fatalité d’une telle courbe, plutôt que de la discuter. Le manque d’analyse de la théorie des organisations libertaires, d’une part, des composantes sociologiques du mouvement, d’autre part, ne facilitent certainement pas l’appréhension de ce phénomène de manière plus dialectique. Toujours est-il que la faiblesse théorique et le manque d’orientation stratégique de l’anarcho-syndicalisme espagnol en ressortent avec évidence et, en retour, expliquent sûrement sa difficulté à affronter les événements et le « déclin vertigineux » (p. 369) du mouvement au fil des mois durant la guerre civile. Si l’analyse reste à développer donc, ce livre demeure précieux et constitue un document de référence indispensable pour un tel travail, qu’on ne manquera pas néanmoins de comparer avec une analyse divergente, et souvent discutable malgré des sources documentaires de première main, celle de M. Cesar Lorenzo, dans son Mouvement anarchiste en Espagne. Pouvoir et révolution sociale.
Frédéric Thomas
mardi 4 novembre 2014 :: Permalien
Tenir la rue sur Anarlivres (novembre 2014).
Voilà une passionnante étude sur un sujet plutôt ignoré par l’historiographie. C’est la concurrence – parfois musclée – avec le Parti communiste, après le congrès de Tours, qui pousse les socialistes à renouer avec les traditions d’avant-guerre (affrontement avec les ligues nationalistes) pour protéger leurs meetings et les ventes de journaux. Très rapidement, l’ennemi redeviendra l’extrême droite avec la montée des fascismes. Ouverture à d’autres forces (communistes révolutionnaires, libertaires), alliance avec les staliniens seront alors à l’ordre du jour. Évolution, organisation des groupes de défense, composition sociale sont passées au crible. Leurs membres sont essentiellement issus de l’aile gauche (rôle prépondérant de Marceau Pivert) de la SFIO qui est partagée entre révolutionnaires et réformistes, d’où les débats : prise du pouvoir par la rue ou dans les urnes, service d’ordre ou embryon d’armée révolutionnaire… Ce conflit culminera avec les événements de Clichy, le 16 mars 1937 (« Front populaire de combat contre Front populaire de gouvernement »). À la lecture, on est à la fois surpris par le désir de concurrencer les groupes paramilitaires fascistes sur leur propre terrain (uniforme, parade, hiérarchie, culte de la virilité…) et le chemin idéologique parcouru depuis par les socialistes français.