Éditions Libertalia
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vendredi 28 octobre 2016 :: Permalien
Recension parue dans le journal L’Ours n°461, septembre-octobre 2016.
Au départ, les Mémoires d’Antoine Gimenez, un militant anarchiste italien qui s’est battu en Espagne. Il s’appelait en fait Bruno Salvadori. Né en 1910 dans les environs de Pise, il quitte l’Italie pour la France avant ses vingt ans. Vivant de menus larcins, pour éviter un nouvel emprisonnement il passe en Espagne, où il écope d’une nouvelle condamnation. Il réussi à changer d’identité alors que la guerre commence. C’est là que s’ouvre le « journal » d’Antoine Gimenez édité par Libertalia, celui d’un des combattants du groupe international de la colonne Durruti, la milice anarchiste qui a combattu sur le front d’Aragon. Il s’agit en fait de souvenirs rédigés à Marseille entre 1974 et 1976. Mais, l’homme a une bonne mémoire et se souvient parfaitement de ce qu’il a vécu quarante années plus tôt. Nombre de souvenirs sont intacts et exacts, les « giménologues » ayant tout vérifié pour confirmer et de rares fois infirmer ses propos.
La deuxième partie de l’ouvrage est constituée par toutes les recherches complémentaires, les extraits des témoignages des autres militants ayant pu évoquer des faits analogues. Les Mémoires décrivent la constitution du groupe international, une communauté des exclus et des exilés s’étant constituée (Italiens, Russes, Cubains, Allemands, Algériens, Français, etc.), la majeure partie d’entre eux ne parlant pas le moindre mot d’espagnol. Quelques femmes sont présentes. Bien que son séjour ait été bref, la postérité a surtout retenu celle de Simone Weil, brûlée accidentellement alors qu’elle préparait des œufs sur le plat. Cinq femmes sont mortes dans les combats en octobre 1936. Les riches annexes reproduisent entre autres le journal de Mimosa, le surnom de Georgette Kokoczynski dont le propos est terrible sur la violence et les conditions de la guerre civile. Née à Paris en 1908, Georgette a vécu avec le responsable libertaire Fernand Fortin avant de se rapprocher de la mouvance pivertiste. Elle rejoint cependant la colonne Durruti le 4 octobre 1936 et meurt dans les combats 12 jours plus tard, à 29 ans.
Plusieurs militants s’imposent à la tête du groupe : l’ancien capitaine Louis Berthomieu qui meurt en même temps que Mimosa lors d’une contre-offensive nationaliste et les deux Charles, Ridel et Carpentier, figures marquantes de l’anarchisme. Gimenez décrit également ses autres camarades, des anarchistes combattant aux côtés des internationaux : comme Lorenzo Giua étudiant plusieurs fois blessés, mort au combat en 1938 ou ces Espagnols participants aux combattants de la colonne ou accueillant ces combattants comme des frères. Le journal n’omettant pas non plus d’évoquer la violence des combats.
Suite à la première édition des Mémoires de Gimenez et des débats qui ont suivi en France, en Espagne et en Italie, les Giménologues ont poursuivi leur recherche, rencontré nombres de témoins et décidé de publier un nouveau volume à partir de témoignages de militants sur l’Aragon libertaire et le rôle crucial de la ville de Saragosse dans l’imaginaire et dans l’implantation de mouvement anarchiste espagnol. Pour mémoire, la CNT, centrale syndicale à l’emblème noir et rouge, a tenu son congrès dans lequel elle réunifiait les tendances éparpillées de la centrale et proclamait le communisme libertaire comme fin, en mai 1936 dans cette ville. À travers six témoignages qui auraient pu donner chacun matière à un livre tant ils sont denses et passionnants, l’ouvrage retrace les traditions libertaires de la ville, qui perdurent clandestinement même après la victoire de Franco. Puis, il revient sur les milices anarchistes en Aragon et sur leur rôle pendant les premiers mois du conflit. Parallèlement, il se penche à travers des témoignages sur la mise en commun des terres, le partage entre les ouvriers des usines et les conflits liés à la militarisation des milices et à la progression de l’influence communiste dans l’Espagne républicaine. Ces militants ont poursuivi leur combat dans la retirada puis l’exil et souvent la Résistance en France, avec toujours l’espoir de voir renaître ce qui au dire de tous a constitué les plus beaux jours de leur vie.
Ces deux sommes qu’offrent les Giménologues sont des spécimens de recherche à l’état brut. Mémoires d’un militant, correspondances et documents d’archives s’y côtoient pour compléter le journal d’Antoine Gimenez. Comme si cela ne suffisait pas, Libertalia a ajouté à la réédition du journal un volume nourri des recherches complémentaires sur la région de Saragosse et un CD audio du journal lu.
Sylvain Boulouque
vendredi 28 octobre 2016 :: Permalien
Publié dans Socialisme ou Barbarie, en décembre 1959.
Notre camarade et ami Benjamin Péret n’est plus. Avec lui, le mouvement révolutionnaire a perdu, en septembre 1959, un des rarissimes esprits créateurs qui ont, toute leur vie durant, refusé de monnayer leur souffle en argent, prix Goncourt ou Staline et cocktails chez Gallimard. Péret restera pour nous un exemple, car il a garanti ses idées par son existence non seulement en quelque circonstance exceptionnelle, mais jour après jour, pendant quarante ans, par son refus quotidiennement renouvelé d’accepter le moindre compromis avec l’infamie bourgeoise ou stalinienne.
La presse bourgeoise et « progressiste » avait tenté de l’enterrer sous son silence pendant qu’il était vivant ; elle a encore essayé de mutiler son cadavre en parlant de lui, à l’occasion de sa mort, comme si Péret n’avait été qu’un littérateur. Mais ce qu’est la « littérature » pour ces Messieurs, était aux yeux de Péret une abomination. Il était resté, avec André Breton, un des rares surréalistes du début pour qui le surréalisme avait intégralement gardé son contenu révolutionnaire, une négation non seulement de telle forme de la littérature, mais de la littérature et du littérateur contemporain comme·tels. La révolution dans la culture était pour lui inséparable de la révolution dans la vie sociale et inconcevable sans elle. Et cette unité de la lutte pour la libération spirituelle et matérielle de l’homme n’est pas restée chez Péret un vœu ou une profession de foi. Elle a pénétré à la fois son œuvre d’écrivain et sa vie. Militant au Parti communiste lorsque celui-ci méritait encore ce nom, il s’est très tôt rallié à l’Opposition de gauche rassemblée autour de Trotski. Combattant pendant la guerre d’Espagne, il a été conduit par l’expérience du stalinisme dans les faits à réviser les idées de Trotski et à comprendre qu’il ne subsistait plus rien, en Russie, du caractère prolétarien de la révolution d’Octobre. Il a été ainsi amené à critiquer violemment les positions du trotskisme officiel, dans Le Manifeste des Exégètes, brochure publiée en 1945 à Mexico. Après sa rupture avec le trotskisme, survenue définitivement en 1948, il a continué, avec des camarades français et espagnols, ses efforts pour la reconstruction d’un mouvement révolutionnaire sur de nouvelles bases.
Il nous a paru que nous ne pouvions pas mieux honorer sa mémoire qu’en reproduisant ici Le Déshonneur des poètes, publié à Mexico en février 1945 et qui est resté à peu près inconnu en France. Car en montrant dans ce texte comment les valeurs les plus élevées de la poésie et de la révolution, loin de s’opposer, convergent, en montrant comment la prostitution au chauvinisme a conduit les Aragon et les Éluard à la fois à trahir le prolétariat et à revenir aux canons bourgeois de la beauté, Péret y exprime à la fois la vérité de sa propre vie et ce qui de cette vie doit rester pour nous un exemple impérissable.
vendredi 28 octobre 2016 :: Permalien
Recension de L’École des réac-publicains parue dans Aide-Mémoire, numéro 77 (septembre 2016).
L’éducation est un enjeu politique essentiel dans l’accès aux savoirs et à la culture d’une société, mais aussi dans leurs orientations. Pour cette raison, l’extrême droite a toujours essayé de la contrôler. Chambat s’efforce de le démontrer en retraçant l’histoire de cette « pédagogie noire ». En outre, l’auteur s’inquiète d’un discours néoconservateur de plus en plus audible dans notre paysage politique et médiatique. Se revendiquant de valeurs républicaines, des personnalités telles que Natacha Polony et Alain Finkielkraut invitent à un sursaut et à un redressement de l’école, première étape pour restaurer l’ordre scolaire… mais surtout l’ordre et la nation. Soit une visée globalisante, à mille lieux du modèle pédagogique émancipateur promu par l’auteur, lui-même enseignant… dans une municipalité frontiste.
J.D.
samedi 24 septembre 2016 :: Permalien
Articles parus dans le dossier « Des livres et des luttes » du mensuel CQFD n°146, septembre 2016.
Depuis treize ans, les colonnes de CQFD accueillent chaque mois un certain nombre de recensions d’ouvrages politiques et contestataires. Si l’on prenait la peine d’analyser ce corpus, on dégagerait sans nul doute quelques tendances lourdes : le livre critique s’inscrit dans une longue tradition éditoriale ; il n’est pas systématiquement porté par une maison d’édition indépendante ; il fait œuvre d’éducation populaire mais peine le plus souvent à parvenir à une large visibilité ; sa conception relève généralement de l’artisanat précaire. Remontons subjectivement le fil du siècle XX et arrêtons-nous brièvement sur le profil de quelques éditeurs critiques.
« Une existence de chien… »
Les premières maisons d’édition critique sont nées au XIXe siècle. S’il fallait ne citer qu’un personnage, on évoquerait Maurice Lachâtre (1814-1900), aristocrate rouge et banquier, éditeur des Mystères du peuple d’Eugène Sue, anticlérical proche des milieux libertaires et premier éditeur en français du Capital de Marx. On citerait ensuite Charles Péguy et ses célèbres Cahiers de la Quinzaine, éditeur des Cahiers rouges, les souvenirs communards de Maxime Vuillaume, dès 1908. On s’arrêterait enfin sur Marcel Hasfeld (1889-1984), qui anima la Librairie du Travail (LT) de 1917 à 1939. D’abord bibliothèque de prêt, puis librairie ouvrière, et enfin maison d’édition de livres et de brochures, la LT occupa initialement les locaux de La Vie ouvrière, ce qui la plaça d’emblée sous le patronage des syndicalistes révolutionnaires qui refusaient l’Union sacrée durant la Grande Guerre. Ne croyant guère à la liaison organique parti-syndicat, estimant le second bien supérieur au premier, Hasfeld a été néanmoins enthousiasmé par la révolution russe et a durablement cru au matin. Sa maison d’édition, structurée en coopérative, se voulait une maison propagandiste. Parmi les actionnaires, on notait la présence de Simone Weil, Victor Serge, Alfred Rosmer et Marcel Martinet.
Bien qu’ayant édité quelque 150 livres et publié de nombreuses brochures diffusées à des dizaines de milliers d’exemplaires, la Librairie du Travail n’a jamais atteint la visibilité espérée. Lâché par la SFIO parce que trop révolutionnaire, puis par le Parti communiste parce qu’antistalinien, boudé par les librairies « bourgeoises », peu soutenu au sein des syndicats, Hasfeld aura passé l’essentiel de son temps à faire survivre sa structure. Se remémorant l’histoire de la LT quarante années plus tard, il déclarait : « Ce fut une existence de chien, mais qui fut la plus belle époque de ma vie. » En 1939, le fonds fut vendu aux enchères pour une bouchée de pain. Gibert le racheta en partie. Un fonds prestigieux : L’An I de la révolution russe, de Victor Serge, Les Temps maudits de Marcel Martinet, La Peste brune, de Daniel Guérin, L’Histoire de la Commune de 1871 de Prosper-Olivier Lissagaray, etc. Des publications qui seront reprises ultérieurement chez Maspero, Spartacus et Agone.
La Joie de lire.
Faisons une ellipse de vingt ans et évoquons un autre libraire-éditeur : François Maspero (1932-2015), dont l’activité se déploie de 1959 à 1982. Celui-ci rendra hommage à Marcel Hasfeld en organisant une exposition sur la Librairie du Travail en mars 1971, puis en publiant une étude de Marie-Christine Bardouillet dédiée à celle-ci, en 1977.
À l’instar de son prédécesseur, dont il rééditera une notable partie des titres (entre autres ceux de Daniel Guérin et Victor Serge), Maspero ne dépendait d’aucun parti (bien qu’il ait temporairement milité à la Ligue communiste) et n’appartenait à aucun groupe coté en bourse. Né dans une famille d’érudits, durablement marqué par l’Occupation (son père est mort en camp de concentration, son frère a été fusillé par les nazis), Maspero fut un éditeur essentiel qui a véritablement fait œuvre de passeur. Sa librairie La Joie de lire – sise rue Saint-Séverin à Paris – a été l’université populaire de deux générations : celle qui est entrée en politique à la faveur des luttes anticoloniales puis celle qui a rejoint les groupes d’extrême gauche et libertaires qui fleuriront dans l’après-68.
Maspero, c’était du lourd : 1 350 livres en à peine plus de vingt ans, 30 collections (« Textes à l’appui », « Les Cahiers libres », « PCM », « Voix », « Actes et mémoire du peuple »), dix revues (Partisans), et des tirages initiaux en poche à 7 000 ou à 10 000 exemplaires. Sociologie, textes d’intervention, histoire, théorie, littérature, pédagogie, témoignages militants : le panel était large et éclectique.
Ayant compris que l’un des maillons essentiels de la chaîne du livre est la diffusion-distribution, Maspero avait monté sa propre structure. Jusqu’en 1975, quatre représentants sillonnèrent les librairies militantes et généralistes et proposèrent les nouveautés de la maison, et celles d’éditeurs amis (Anthropos, EDI, PJ Oswald).
Paradoxalement, ce ne sont ni l’État (plusieurs interdictions de publication) ni les fascistes (plasticages de l’OAS) qui attenteront à la santé des éditions et de la librairie, mais les propres militants d’extrême gauche, toutes chapelles confondues. Il fut un temps où voler chez Maspero et revendre les ouvrages sur le campus de Vincennes semblait un acte de réappropriation révolutionnaire. Ceci conduira dans un premier temps à la fermeture de la librairie parisienne, puis à un lent détachement et à une sourde dépression du principal artisan de cette grande aventure. En 1982, non sans amertume, l’éditeur vend le fonds à François Gèze, animateur de la collection La Découverte, puis revient à ses passions : la traduction et l’écriture littéraires (lire prioritairement Les Abeilles et la Guêpe, Seuil, 2002).
Une histoire de mecs ?
Ce récit partiel et partial franco-français ne saurait passer sous silence l’existence de nombreuses autres maisons d’édition, aux catalogues originaux : Rieder dans les années 1930 ; Spartacus et Champ Libre au long des années 1970-1980, puis Ludd et L’Encyclopédie des nuisances. Un premier constat accablant s’impose néanmoins : l’édition, c’est d’abord une histoire de mecs. Peu nombreuses sont les femmes à accéder aux postes les plus importants, en particulier dans le secteur des sciences sociales. À l’exception des Éditions des femmes (voir ci-après), les seuls noms féminins passés et actuels nous venant immédiatement en tête – tous secteurs confondus – sont ceux de Françoise Verny (1928-2004), Marion Mazauric (née en 1960), Françoise Nyssen (patronne d’Actes Sud, née en 1951, fille du fondateur). Deuxième constat : il fut un temps où existaient des structures éditoriales liées aux institutions partidaires et/ou religieuses, donc non indépendantes. Le cas le plus emblématique est évidemment celui du livre communiste (notamment les Éditions sociales), empire éditorial géré de manière désastreuse, boudé par ses principaux auteurs (Aragon publiait chez Gallimard) mais qui s’appuyait sur un fort réseau de librairies (le groupe La Renaissance en compta jusqu’à 50). Tout ceci a disparu avec l’URSS. De la splendeur d’antan, il reste quelques miettes dispersées au sein de petites entités : Le Temps des Cerises, Rue du monde, La Dispute. Troisième constat : certains éditeurs parmi les plus innovants ont œuvré pour de « grandes » maisons, à l’instar de Miguel Abensour, animateur de la collection « Critique de la politique » chez Payot ; de Kostas Axelos (collection « Arguments » chez Minuit) ou de Maurice Nadeau (voir ci-après). Enfin, certaines maisons d’édition ont su en leur temps créer des collections opportunément commerciales et critiques, à l’image de la collection Seuil « Combat », confiée à Claude Durand (1938-2015).
Aujourd’hui, le paysage de l’édition critique est marqué par une prolifération de microstructures qui peinent souvent à équilibrer leurs comptes tout en proposant des publications audacieuses renouvelant le genre des sciences sociales. Les premières ont vu le jour au cours des années 1980 (L’Éclat, Syllepse, ACL), d’autres à l’orée des mouvements sociaux de 1995-1998 (L’Insomniaque, Agone, La Fabrique), au début des années 2000 dans le sillage des études anglo-saxonnes sur le genre et le postcolonial (Amsterdam, Les Prairies ordinaires), ou encore à la faveur du renouveau libertaire et décroissant (Nada, L’Échappée, Le Passager clandestin).
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Dans la foulée de Mai 68 se créé le Mouvement de libération des femmes (MLF), composé de multiples tendances, joyeux et plein d’initiatives. Les femmes ne veulent pas laisser le monopole de la contestation aux étudiants virils qui occupent les rues. En 1973, les Éditions des femmes voient le jour, à l’initiative de plusieurs militantes féministes et du groupe Psychanalyse et politique, animé par Antoinette Fouque. L’idée est de publier des livres choisis par des femmes, écrits par des femmes, dans une structure tenue par des femmes. À une époque où le milieu éditorial est essentiellement masculin, que ce soit sur le plan des éditeurs ou des auteurs, constituer un catalogue exclusivement féminin est un acte militant et intellectuel important. Littérature, philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire, tous les champs des sciences humaines s’ouvrent aux plumes féminines et à l’émancipation. Malheureusement Antoinette Fouque devient très vite la seule figure emblématique des éditions et se voit reprocher un certain autoritarisme. Elle ira jusqu’à déposer en préfecture le sigle MLF, pour en faire un usage politique et commercial, et se présentera même sur une liste électorale aux côtés de Bernard Tapie…
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Né en 1911 dans un milieu modeste, décédé en 2013, couvert de lauriers dont il ne voulait guère, se plaisant à citer Flaubert (« Les honneurs déshonorent »), Maurice Nadeau affiche un parcours qui donne le vertige. Jeune militant du Parti communiste, il rencontre Pierre Naville en 1932 et embrasse les thèses trotskistes. S’il s’éloignera du militantisme actif assez rapidement, il ne cessera, au cours de sa longue existence, de faire office de passeur et d’œuvrer, à l’instar des surréalistes (dont il se fit l’historien avisé dès 1945), pour changer la vie et transformer le monde. Journaliste littéraire à Combat, puis animateur des revues Les Lettres nouvelles et La Quinzaine littéraire, il est avant tout celui qui a découvert Witold Gombrowicz, Malcom Lowry (le premier tirage d’Au-dessous du volcan mit dix ans à s’écouler), Georges Pérec (notamment Les Choses) et publié Les Jours de notre mort de David Rousset (sur l’univers concentrationnaire nazi) et les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (dénonciation du goulag). Également éditeur de la trilogie de son ami Henry Miller (Sexus, Plexus, Nexus), des auteurs de la Beat Generation, de presque toute l’œuvre de Trotski (chez Minuit ou Julliard), de Mika Etchebéhère et de Claire Etcherelli (dans sa collection « Les Lettres nouvelles », chez Denoël, filiale Gallimard), il est enfin celui qui a publié le premier récit de Houellebecq. Maurice Nadeau avait été inquiété par la justice française en 1960, pour avoir largement diffusé le Manifeste des 121, fameux texte anticolonialiste sur le droit à l’insoumission.
Charlotte Dugrand & Nicolas Norrito
mardi 30 août 2016 :: Permalien
Chronique parue dans Le Monde du dimanche 28/lundi 29 août 2016.
Enseignant en collège à Mantes-la-Ville (Yvelines), Grégory Chambat est l’auteur d’un livre de combat qui restera un point de repère dans le débat politique français sur l’éducation. Son mérite est d’éclairer des tendances de fond souvent négligées dans la relation de l’actualité éducative.
Sous le titre polémique de L’École des réac-publicains, il donne la mesure de l’hégémonie intellectuelle acquise ces dernières dizaines d’années, selon un processus de conquête des esprits tel que l’avait théorisé en son temps Antonio Gramsci, par les courants conservateurs dans l’éducation. Leurs représentants, pour la plupart, récusent cette appellation tout comme celle de réactionnaires, mais pratiquent avec brio la guerre du vocabulaire en fustigeant le « pédagogisme », terme désormais banalisé sans avoir jamais été précisément défini.
S’agit-il de contrer les erreurs commises au nom de la pédagogie ? Ou de condamner globalement les démarches professionnelles et les modes d’organisation susceptibles d’aider à démocratiser la réussite scolaire ? Derrière le flou, la balance penche vers la deuxième option qui – les choix éducatifs étant indissolublement liés aux choix politiques – inscrit sous la bannière « républicaine » une bataille sans merci contre l’égalité, rebaptisée « égalitarisme ».
En inscrivant la détestation – et parfois la haine sans limite – de la pédagogie dans la durée historique, l’auteur confronte cruellement ses tenants – quelles que soient leurs étiquettes politiques revendiquées – à la réalité de leurs accointances idéologiques sur l’école.
Déploration et exaltation
Mélange de catastrophisme, de déploration du bas niveau des publics scolaires, d’exaltation de la discipline, de l’autorité, de la « haute culture », de la sélection des « meilleurs » et de moquerie envers la bienveillance éducative, le corpus argumentatif du conservatisme scolaire est ancien, terriblement répétitif et solidement ancré à droite, avec une attache particulière à l’extrême droite.
Grégory Chambat en parcourt exhaustivement les occurrences, sans cacher leur diversité mais avec une tendance, qui peut lui être reprochée, à juxtaposer les époques et les noms, et à placer ainsi tout le monde sur un même banc d’infamie. S’il était appliqué à l’extrême gauche, courant dont il intègre la grille de lecture, ce mode de traitement risquerait de ne pas marquer la différence entre Lutte ouvrière et Action directe.
Une autre réserve tient à sa façon d’opposer radicalement, sans faire de place aux paradoxes éducatifs, ce qu’il appelle la « pédagogie noire », traditionnelle et censée n’inculquer que la soumission, et la pédagogie « émancipatrice » ou « sociale », issue des pédagogues révolutionnaires liés au mouvement ouvrier, qui seule trouve grâce à ses yeux. Des nuances seraient là nécessaires, mais ce livre vigoureux n’en reste pas moins scrupuleux dans sa dimension informative, et inspiré par un réel souci de justice sociale.
Luc Cédelle