Le blog des éditions Libertalia

Dix questions sur le syndicalisme sur LundiMatin

mardi 28 mars 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur lundi.am le 27 mars 2023.

En voilà un livre d’actualité ! Il paraît alors qu’Emmanuel Macron s’évertue à redynamiser des organisations syndicales que l’on pensait quelque peu endormies… Point n’est besoin ici de rappeler combien leurs appels à contester certaine réforme ont mobilisé – et mobiliseront encore, si l’on en croit les propos des manifestant·es rapportés par les médias (sans parler des grévistes de secteurs divers et variés). On aura peut-être moins remarqué ceux de ces militants syndicaux qui témoignent d’une vague d’adhésion comme ils n’en avaient plus vu depuis longtemps. On peut se montrer quelque peu sceptique quant au potentiel révolutionnaire des syndicats (j’avoue que c’est mon cas). Mais on aurait tort de les mépriser (à l’instar du monarque républicain suscité). C’est pourquoi je recommande la lecture de cet abrégé du syndicalisme.

Son auteur, Guillaume Goutte, se présente comme « militant syndicaliste, adhérent de la Confédération générale du travail (CGT), actif et en responsabilité au sein du Syndicat général du Livre et de la communication écrite ». Un peu plus loin, il ajoute : « Le livre part du postulat que le syndicalisme est non seulement nécessaire, mais qu’il doit aussi être indépendant et se donner les moyens d’incarner une pratique autonome de la lutte de classe. »

Dix Questions, donc, et tout autant d’enjeux fondamentaux pour les organisations et pratiques syndicales.

1. Quand et comment le syndicalisme s’est-il formé en France ?
On pourrait se dire que cela n’a guère d’importance et que ce qui nous intéresse, ce sont les rapports de forces actuels. Certes. Il se trouve cependant que les débuts du syndicalisme ont influencé son développement jusqu’à aujourd’hui – ainsi, par exemple, le clivage entre syndicalisme révolutionnaire et syndicalisme réformiste (pour faire simple, rapporté à aujourd’hui : CGT vs. CFDT). La préhistoire des syndicats commence pendant la Révolution française : sous prétexte d’empêcher la reconstitution des « corporations » de l’Ancien Régime, les lois Le Chapelier, votées par l’Assemblée constituante en mai et juin 1791, interdisent les « coalitions de métier » et les grèves. Comme disait Marx, il s’agissait de délivrer les prolétaires de tout lien contraignant les empêchant de vendre « librement » leur force de travail sur le marché tout aussi « libre » du travail… Ces dispositions seront encore aggravées par les Codes civil et pénal napoléoniens. Les premières structures dont se dota le mouvement ouvrier naissant furent les « sociétés de secours mutuels ». Il s’agissait d’organiser l’entraide face au chômage, aux accidents de travail, la vieillesse, etc.) Très vite l’activité de ces sociétés déborda leur objet premier – de la solidarité à la résistance contre les patrons, il n’y avait qu’un pas qui fut rapidement franchi. Napoléon dit « le petit », qui s’appuya assez habilement sur les ouvriers dégoûtés de la République par… les « républicains » bourgeois qui les massacrèrent en juin 1848, amorça la reconnaissance des syndicats (tout en espérant mieux contrôler la plèbe). Mais c’est seulement après la Commune que le mouvement ouvrier, considérablement affaibli par la répression, s’organise au sein de la Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs (FNS), en 1886, et dans la Fédération nationale des Bourses du travail (FNBT), en 1892. Ces deux fédérations « héritent » des clivages apparus précédemment au sein de l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, entre marxistes et bakouninistes. Les premiers sont hégémoniques au sein de la FNS, laquelle, par ailleurs, organise les ouvriers sur la base des branches professionnelles, tandis que les seconds (les anarchosyndicalistes) se veulent indépendants des partis politiques et s’organisent sur une base géographique et interprofessionnelle. La CGT est fondée en 1895 lors du Congrès de Limoges. Elle rassemble formellement FNS et FNBT, mais la fusion ne sera véritablement effective qu’en 1902. Et Guillaume Goutte de préciser : « En 2023, elle est toujours l’organisation syndicale la plus importante de France, en nombre d’adhérents. » Je souligne et remarque au passage que le matraquage médiatique nous a fait oublier cette réalité. En effet, à la question : quel est le plus important syndicat ? je pense que la plupart des personnes répondront : c’est la CFDT, ceci parce que cette confédération est celle qui obtient le plus de suffrages aux élections professionnelles. Ce qui reflète assez bien, finalement la différence entre les deux organisations, celle-ci plutôt « révolutionnaire » et celle-là carrément « démocrate »…

2. La grève est-elle le seul moyen d’action du syndicalisme ?
La réponse est non : il y a aussi les manifestations (bon, je n’insiste pas, hein…), les tracts et la presse syndicale, le sabotage et le boycott (prônés en son temps par Émile Pouget, grand syndicaliste révolutionnaire s’il en fut) et le paritarisme et ses institutions (dont on pressent évidemment qu’il est plus du côté de la démocratie représentative et donc plus réformiste).

3. Qu’est-ce que la grève générale ?
On en a une petite idée, non ? Mais. Tout d’abord, il est bon de rappeler que cette fameuse grève générale, devenue quasi mythique avec le temps, fut l’objet d’un débat passionné au sein du mouvement ouvrier international. Autrement dit, c’était une perspective très concrète, tout à fait envisageable à court ou moyen terme. Las, ce n’est pas arrivé souvent. Et quand c’est arrivé par chez nous, en un joli mois de mai, ça n’a pas produit la révolution, comme espéré. Là, il faut bien reconnaître que les syndicats (particulièrement la CGT) en ont été largement responsables, avec leurs foutus accords de Grenelle qui certes, ont apporté quelques améliorations aux salariés (salaires, prérogatives syndicales dans l’entreprise), mais ont surtout puissamment contribué à mettre un terme à la « chienlit » (c’est ainsi que De Gaulle qualifiait les « événements », comme on disait alors). Bref, comme le dit Guillaume Goutte, la grève générale, c’est aussi la préfiguration d’une autre société : il faut bien prendre en main les fonctions de base (approvisionnement, etc.) et s’organiser à cette fin – et on se rend compte que si ce n’est pas facile, ni simple, c’est possible !

4. Qu’est-ce que le label syndical ?
Voilà une question à laquelle je n’aurais rien su répondre avant d’avoir lu ce livre. Pour aller vite, je dirais que c’est au travail, à ses conditions et à sa rémunération ce que le label bio est aux produits alimentaires : une garantie de qualité, à travers le respect des salariés producteurs… En France, c’est dans la fédération du Livre que ce label a été vraiment mis en œuvre, grâce au savoir-faire de cette « aristocratie ouvrière » que constituaient les ouvriers typographes. L’idée était d’imposer une « marque syndicale » garantissant que le livre ou autre imprimé entre les mains du lecteur avait été composé par des typos qualifiés et payés en fonction de cette qualification. La fédération du Livre alla encore plus loin puisque ce fut l’une des seules (avec les dockers, il me semble) à imposer un contrôle syndical de l’embauche…

5. Le syndicalisme est-il politique ?
On l’a vu au point 1, la question s’est posée dès les débuts du syndicalisme. L’un des textes canoniques du syndicalisme est la charte d’Amiens adoptée en 1906, qui affirme avec force l’indépendance du syndicat. « […] elle marque, écrit Guillaume Goutte, l’apogée du syndicalisme révolutionnaire et la défaite – temporaire – des marxistes dans le mouvement syndical français. De nos jours, la plupart des confédérations syndicales de salariés s’en réclament encore, même si certaines le font en parfaite mauvaise foi ou en oubliant toute une partie du texte, celle qui fixe des objectifs révolutionnaires au syndicalisme. » Je me souviens ainsi qu’en 1981, après l’élection de François Mitterrand sur la foi d’un programme « de gauche », les cabinets ministériels des premiers gouvernements Mauroy siphonnèrent une grande partie des cadres de la CFDT. Son orientation réformiste s’en trouva grandement confortée.

6. Le syndicalisme est-il révolutionnaire ?
Passons rapidement sur les temps héroïques : quand les statuts de la CGT mentionnaient comme objectif « la dissolution du salariat et du patronat » et que les Bourses du travail avaient des airs de forteresses ouvrières. Ça avait de la gueule. Las, la confédération a fait son aggiornamento à la fin du siècle passé… Je me contente de reproduire ici la conclusion de la réponse de Guillaume Goutte : « Alors que le communisme incarné par le PCF est à bout de souffle, que le modèle de la courroie de transmission rejoint les poubelles de l’histoire et que le réformisme traverse une crise démocratique, [l]e syndicalisme révolutionnaire a un rôle à jouer, avec trois exigences à faire valoir : l’indépendance, la démocratie syndicale (souvent malmenée) et l’élaboration d’un projet de société révolutionnaire, mû par le souci du pragmatisme, c’est-à-dire de se donner les moyens concrets des discours prononcés et des revendications portées. »

7. Le syndicalisme est-il antifasciste ?
Historiquement, l’antifascisme a été en France le vecteur de la réunification syndicale, particulièrement en 1934, face à la montée des ligues fascistes. Guillaume Goutte relève quelques initiatives récentes allant dans le même sens, par exemple contre un meeting d’Éric Zemmour en décembre 2021. Mais comme il le dit, « le fascisme est faible quand le mouvement de classe est fort et le mouvement de classe n’a jamais été aussi puissant que quand il était unifié ». Et sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, on peut tout de même s’interroger sur ce que deviendrait l’unité actuelle une fois abrogée la réforme qui l’a suscitée.

8. Le syndicalisme est-il dépassé ?
Personnellement, j’aurais tendance à répondre oui. Pourtant jamais le besoin de syndicat ou, si vous préférez, de nouvelles sociétés d’entraide, n’a été aussi pressant, avec l’ubérisation généralisée du travail. Mais s’ils veulent y répondre, les syndicats auront besoin de faire preuve de souplesse et de capacité d’écoute. Chiche ?

9. Le syndicalisme est-il féministe ?
Comme dans le reste de la société, c’est pas gagné, répond Guillaume Goutte. Car même si une femme, Marie Buisson, pourrait remplacer Philippe Martinez lors du tout prochain congrès de la CGT, comme le dit Sophie Binet, secrétaire générale de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens de la confédération, « une femme à la tête d’un syndicat, ça peut être l’arbre qui cache la forêt ! La féminisation du haut doit s’appuyer sur une féminisation à tous les niveaux, sinon ça ne va pas tenir dans la durée ».

10. Une réunification du syndicalisme est-elle possible ?
On pourrait être tenté de répondre la même chose que Sophie Binet à propos des femmes : une réunification (des syndicats qui partagent les mêmes orientations de lutte des classes, soit, selon Guillaume Goutte, CGT, Solidaires et FSU) par le haut n’aurait guère de sens. La « convergence des luttes » ne peut exister qu’au sein des luttes, précisément, et il y a fort à parier que tout véritable renouvellement du syndicalisme passera pour partie au moins, voire avant tout, en dehors des grandes organisations.

Cela dit, on voit bien aujourd’hui que, face aux ravages du régime néolibéral du travail – et avant son abolition définitive – l’organisation syndicale s’avère plus nécessaire que jamais. Et c’est pourquoi l’on sait gré aux camarades et ami·es de Libertalia de nous proposer cette petite synthèse plus qu’utile par les temps qui courent.

Franz Himmelbauer

Philippe Poutou et Julien Salingue invités du Média

lundi 27 mars 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le 26 mars 2023, Théophile Kouamouo de la chaîne Le Média recevait Philippe Poutou et Julien Salingue pour Un « petit » candidat face aux « grands » médias.

Davaï ! dans Chroniques Noir & Rouge

vendredi 24 mars 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Chroniques Noir & Rouge, mars 2023.

Mener sa vie est une aventure !

Certains ouvrages nous attirent comme un aimant. Parfois parce qu’on ressent une proximité de pensée ou qu’on y voit une filiation étrange. Ce livre, Davaï !, agit sur moi un peu de cette façon. Dès l’incipit, j’ai senti le besoin de suivre les fils, ainsi qu’on tire les cartes pour retrouver le sens des origines. « On croit être une femme libre dont les engagements personnels et politiques ne dépendent que de soi. Pourtant, il m’a bien fallu un jour reconnaître que les miens ne sont pas issus d’une génération spontanée mais des enseignements et des influences qui m’ont forgée, et que si j’ai pu apporter ma petite part à la lutte contre ce vieux monde, c’est que j’ai eu bien de la chance et que tout le mérite en revient à ceux, et surtout à celles, qui m’ont ouvert la voie. » Qu’ajouter de plus, à la suite de ces paroles, sinon que les pistes suivies nous conduisent souvent dans ces pays de nulle part et que les mots prononcés proviennent de langues multiples qui bercent encore nos oreilles. Un récit familial dont le ton est très personnel, mais dans lequel puise pourtant la mémoire de nombre de personnes.

Richard Wilf

La Critique des armes sur lundi.am

mercredi 8 mars 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans lundimatin#373, le 6 mars 2023.

C’est une somme, un pavé d’érudition sur un objet qui n’a jamais laissé personne indifférent : les armes, vues en tant qu’objets révolutionnaires. Leur usage révolutionnaire « est chargé de sens politique très précis : le refus de la délégation de souveraineté, du monopole de la violence étatique, de l’autorité et du militarisme ; l’exercice de la délibération citoyenne, de l’action collective, de l’autonomie, de la justice populaire » (p. 17).

Pourtant, dès le début, un constat de Engels du 3 novembre 1892 nous plonge en pleine modernité : « Vous aurez vu les rapports des journaux sur l’effet terrible, au Dahomey, des nouveaux projectiles. Un jeune médecin viennois qui vient d’arriver a vu les blessures faites par les projectiles autrichiens à la grève de Nürmitz, il nous dit la même chose. […] L’ère des barricades et batailles de rue est passée à jamais : si la troupe se bat, la résistance devient folie. Donc obligation de trouver une nouvelle tactique révolutionnaire. J’ai ruminé cela depuis quelque temps, je ne suis pas encore fixé » (p. 63).
Si les armes ont longtemps accompagné les révolutionnaires, c’est que le rapport même à la révolution le permettait. En attestent des débats au sein du mouvement ouvrier, comme en 1882 au congrès du Parti ouvrier où Jules Guesde entend se démarquer de la proposition de Fernand Pelloutier et Aristide Briand, « De la révolution par la grève générale ». Cette nouvelle voie révolutionnaire, mettant à distance toute forme de violence, connaît un succès immédiat. Alors Guesde rétorque : « C’est violemment, par la force que nous ferons la révolution » (p. 69).
« Pressé par certains de ses amis d’affirmer le renoncement à toute violence, [Jaurès] affirme en 1914 qu’un “peuple opprimé a le droit d’employer tous les moyens, sans exclure aucun moyen violent”. Ce qui pose problème avec le “militarisme révolutionnaire” est moins l’espoir de la prise d’armes que le fait de renier le citoyen-combattant, exerçant directement sa souveraineté y compris au feu, au profit d’un inattendu soldat révolutionnaire obéissant » (p. 91-92).
Les armes s’appréhendent aussi du point de vue sensuel. « Ce n’est qu’en voyant tomber leurs camarades que la foule se mit en déroute », peut-on lire dans les rapports après le massacre de Fourmies, le 1er mai 1891. Confrontés à la nouvelle poudre sans fumée du fusil Lebel, les manifestant·es ont cru qu’ils tiraient à blanc. Ce que révèlent ces rapports est fondamental : l’interaction avec les armes à feu relève aussi d’une culture sensible, sonore en premier lieu, qui participe à la maîtrise de l’arme – ou pas. Cette culture sensible importe pour identifier les différentes armes ou les modalités d’ouverture de feu, comme les « feux de salve ». Or, si les vétérans de 1870, militaires comme civils, et les anciens conscrits connaissent le bruit des détonations des fusils Chassepot et Gras, ils ignorent le nouveau son du Lebel, mis en service depuis quelques années seulement. La modernité du Lebel et l’anachronisme de l’expérience sensible face aux armes selon le point de vue ne sont donc pas des éléments secondaires, bien au contraire » (p. 97-98).
Cette histoire rappelle aussi qu’antimilitarisme et non-violence n’ont pas toujours été liés comme ils semblent aujourd’hui l’être, après que les hippies soient passés par là. Il a existé un antimilitarisme pacifiste très engagé, comme le rappelle cette proclamation de l’AIA (Association internationale antimilitariste), fondée en 1904 : « À la guerre, répondons par l’insurrection et la grève générale. Il est préférable de tuer un général français qu’un soldat étranger » (p. 108). On peut imaginer que la grande boucherie de 14-18 n’eut pas été si de tels préceptes avaient été suivis des deux côtés du Rhin.
Cette optique s’entend d’ailleurs dans le « couplet des généraux » de l’Internationale (5e couplet) : « S’ils s’obstinent, ces cannibales / À faire de nous des héros / Ils sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux », dont Fournier dit que c’est, dans les années 1900, le couplet le plus entonné lors des luttes sociales (p. 109). Autre chose que les affreux « féroces soldats » de la Marseillaise.
Éric Fournier retrace en détail la mutinerie du 17e régiment d’infanterie de ligne, en 1907, le grand fait d’armes de la crosse en l’air. Le Languedoc viticole connaît une intense mobilisation sociale, un état d’insurrection. Les hommes du 17e, comme leurs camarades du 101e, chantent l’Internationale et se mutinent pour refuser de « se retrouver face aux manifestants dont ils sont très proches » (p. 135). Durant cette mutinerie de vingt-quatre heures, ils se répartissent 12 000 munitions, repartent à marche forcée pour protéger leur ville, Béziers (alors une ville rouge), dispersent une colonne légaliste commandée par un général en tirant en l’air.
Parmi les nombreuses problématiques qu’aborde l’auteur, il en est certaines particulièrement touchantes. Par exemple il se demande pourquoi les mutinés tirent sur l’horloge d’une caserne. Serait-ce une résurgence d’une geste des Trois Glorieuses, au cours de laquelle des horloges dans tout Paris avaient été prises pour cible pour – selon Walter Benjamin – marquer « la conscience de faire éclater le continu de l’histoire […] propre aux classes révolutionnaires dans l’action » (p. 143) ? Fournier conclut que, plus modestement, il s’agissait probablement pour ces conscrits de briser le strict rythme de la caserne en un « iconoclasme révolutionnaire, […] appropriation et purification de l’espace par la destruction des signes d’autorité » (p. 144).
Analysant jusqu’aux productions des chansonniers, Fournier relève que, bien vite, les récits proposés « écrasent la temporalité de la rébellion et donc sa forte densité politique, pour la réduire à une fulgurance fraternelle, comme si les “braves pioupious” s’étaient retrouvés face à une foule composée de leurs proches, en situation de faire feu immédiatement sur leurs “père et mère” », ce qui ne fut pas le cas (p. 155).
Ces soldats citoyens n’étaient pas, avant leur mutinerie, des militants révolutionnaires. Mais une « prise d’armes participe à agir en révolutionnaire », sans violence dans ce cas. Une des dernières retentissantes « crosses en l’air » (p. 158).

Le style, je n’ai pas parlé du style. Cet historien en a, et cela en fait un texte beau à lire. Illustration : « Maîtrisant un ample répertoire des usages des armes, empruntant tant aux règles militaires que mobilisant ou reconfigurant des gestes subversifs, les mutins s’ouvrent la route à coups de fusil » (p. 147).
Les syndicalistes révolutionnaires du début du XXe siècle, « s’estiment en état de légitime défense face aux différentes forces de l’ordre – seuls les conscrits étant épargnés par ce constat » (p. 168). Je dois dire qu’avoir lu une histoire aussi détaillée du rapport entre les forces de l’ordre et le peuple plus ou moins armé, m’a convaincu que si une armée existe – et je souhaite qu’elles disparaissent toutes – mais si elle existe, alors il vaut peut-être mieux qu’il y ait une conscription. Pour le contrôle de l’armée que cela implique. Pour l’école d’antimilitarisme que constitue la conscription. Mais c’est un moindre mal : le mieux est qu’il n’y ait pas d’armée.
On voit que le corps social met aussi en œuvre une certaine proportionnalité des armes : face aux matraques des « cognes », des Browning. Mais face aux Lebel, des crosses en l’air (p. 171).
Porter une arme, pendant longtemps, a été « une légitime nécessité d’autodéfense ». Cette autodéfense se fait autant par choix républicain, dans la lignée de la Révolution, qu’en « contestation de l’autorité régalienne, comme l’exercice furtif d’une souveraineté alternative » (p. 171-179). Si la légitime défense en se saisissant d’armes apparaît comme un impératif, on insiste aussi « sur la nécessaire maîtrise » du porteur d’arme (p. 199).
On a souvent l’impression, au fil de ces presque 500 pages, que les armes ont comme une vie autonome, déterminante dans les rapports sociaux. « Les armes soudent les groupes autant qu’elles s’imposent à eux, par l’obligation de trouver des munitions ; par la délibération collective qu’exige cette soudaine prise d’armes » ; « L’arme […] dans sa matérialité, objecte à la volonté du groupe, qui, n’ayant pas les bonnes cartouches, doit improviser » (p. 175). D’ailleurs, Éric Fournier poursuit cette idée en l’analysant du point de vue marxiste et de l’aliénation aux machines d’où il apparaît néanmoins que le phénomène vis-à-vis des armes est très différent de celui vis-à-vis de l’outil de travail (p. 213-214).
Le « citoyen Browning » – un pistolet emblématique de l’armement individuel – est de son temps. Il est animé par le désir de « l’autodéfense révolutionnaire ; l’action directe ; l’exercice de la souveraineté et la contestation du monopole de la violence ; la mémoire des citoyens-combattants » (p. 214).
Il y a des anecdotes savoureuses, comme celle du bandit Jean-Jacques Liabeuf, apprenti cordonnier, déterminé à se venger de la police qui a causé une condamnation probablement injuste et qui « fabrique, grâce à ses compétences de cordonnier, des brassards de cuirs cloutés empêchant toute saisie policière » (p. 188) ou encore ce mot attribué à Napoléon : « Une révolution c’est une idée qui a trouvé des baïonnettes » (p. 210).
Et lorsque l’historien, de temps en temps, prend le temps de se regarder travailler, on se marre. Pour illustrer le recul des armes dans le paysage social à l’aube des années 1920 : un receveur de tramway, Lucien Labaudière, qui, en grève, lance une cartouche de fusil de guerre sur les policiers. Il est aussi porteur d’un boulon et de balles tirées. « Que déduire de munitions aussi hétéroclites et de cet usage unique d’une munition de guerre lancée à la main, donc aussi inoffensive que des balles déjà tirées, sinon que nous avons affaire ici, en majesté, à un de ces détails intempestifs défiant les amples analyses ? Cet incident suggère tout au plus qu’il n’est sans doute pas très difficile de se procurer des munitions diverses » (p. 236).
Éric Fournier étudie aussi dans quelles conditions les armes peuvent être retournées au profit des insurrections et de la lutte sociale (p. 241). D’abord, un constat simple, fait par le journal du Parti, Le Militant rouge, en 1925 : « l’insurrection armée sans armes est impossible » (p. 250). Et pourtant « un fait est indéniable pour tout révolutionnaire conscient. La lutte entre le capital et le travail se résout fatalement dans l’insurrection armée » (p. 252). Victor Serge ajoute : « La révolution n’a pas le choix des armes, elle ramasse celles que l’histoire a forgées, celles qui viennent de choir des mains d’une classe dirigeante vaincue » (p. 254). Force est de constater que la révolution a rarement le choix des armes ; la mitrailleuse en est une bonne illustration. L’objet, malgré son efficacité militaire, ne suscite d’ailleurs aucune fascination, puisqu’elle est « dénuée de toute autonomie ou tout potentiel émancipateur propre » (p. 254).
Poursuivant cette question de l’éventuel retournement des armes, on retrouve au fil des pages Lénine, sa mesure et son estime pour la liberté : « Une classe opprimée qui ne s’efforce pas d’acquérir la science des armes ne mérite que d’être opprimée » (p. 257). Mais en réalité, on voit bien que « ce n’est pas la prise d’armes qui crée la conscience de classe, mais bien la conscience de classe qui arme le prolétariat » (p. 280).
Puis vint le pacifisme, celui des anarchistes en particulier, qui prône non pas le retournement des armes, mais « l’adieu aux armes » (p. 288). Et de me demander, en passant, si je n’ai pas été un peu léniniste à mon insu, puisque j’ai fini par faire mon service militaire : « On te donnera un fusil, prends-le et exerce-toi au maniement des armes. C’est une expérience que doivent posséder tous les prolétaires » (p. 295).
En 1923, le Parti communiste se préparait. S’ils étaient allés jusqu’au bout, le cours de l’histoire en aurait été changé. Si on ne peut que se réjouir que le stalinisme ne se soit pas imposé partout, on ne peut que regretter que les fascismes n’aient pas été réduits au silence lorsqu’il en était encore temps. En synthèse, contre les fascistes, ne jamais hésiter à être violent : « Devant les menaces fascistes, le comité directeur du Parti communiste a décidé […] de former des centuries dont le rôle en Allemagne a été fort apprécié des révolutionnaires […]. Il faudra que vous soyez armés de pistolets automatiques ou de matraques quand il s’agira d’aller tuer un fasciste ou un Camelot du roi, saboter leurs réunions par la force » (p. 312-313). Mais, en 1934, la ligne du Parti et Vaillant-couturier déclare que contre les « fascistes […] armés » il faut « l’action de masse, pour le désarmement et la dissolution des ligues fascistes » (p. 360), c’est-à-dire la victoire électorale. Rétrospectivement, on ne peut que regretter que la question du fascisme n’ait pas été réglée par les armes, avant qu’ils n’accèdent au pouvoir. À la décharge des camarades de l’époque, ils ne pouvaient pas savoir les monstruosités que fomentera l’extrême droite.
La « bolchevisation » modifie aussi le rapport aux armes, qui ne sont plus l’instrument du citoyen-combattant, mais celui de militants disciplinés, quasiment paramilitaires (p. 314). Une logique qui permettra – la raison d’État soviétique intervenant – de laisser gagner des fascistes : en Espagne les communistes combattront la révolution et trahiront de fait leur engagement contre Franco.

Quels échos, aujourd’hui ? Le plus marquant : question violence, nous avons encore de la marge. C’est ce qu’illustre le récit de la fusillade entre des fascistes et des communistes, en 1925, rue Championnet, en plein Paris. Quatre fascistes y laisseront la peau (p. 326). Là où nous parlons de rixes et de reprendre la rue, ils allaient armés et tiraient sur l’extrême droite, même si le PCF soutient a minima leurs camarades impliqués dans la fusillade. Avis personnel : le rejet épidermique de toute violence, caractéristique de l’action moderne d’une gauche qui semble à première vue plus évoluée et sage que celle de ces temps de mandales et de poudre, pourrait bien être un piège. Un piège qui nous enfermera peut-être dans la non-violence le jour où il faudra vraiment sortir les tripes sur le pavé. Que fera-t-on face au péril fasciste ? Refuserons-nous de porter le fer par rejet viscéral de toute violence ?
De telles questions surgissent parce que nous avons intégré le système électoral comme seul horizon aux résistances et changements de fond, mouvement qui s’est accompagné du désarmement des révolutionnaires (p. 347).
À partir des années 1930, « pour les groupes révolutionnaires, l’objet arme a perdu toute charge valorisante. Elle est le propre du gangster, de l’assassin ou du fasciste. Stigmatiser ainsi l’ennemi, par le biais de la matérialité de ses armes, est une des singularités du discours antifasciste » (p. 373). Du côté des fascistes, « plusieurs détails soulignent que la charge politique et symbolique de l’arme est très différente, révélant […] une fascination paramilitaire et un culte du chef » (p. 380) alors qu’elle est « au mieux un objet neutre, entièrement subordonné à la conscience de classe de son utilisateur » chez les révolutionnaires (p. 381).

Ce passionnant livre d’historien, outre qu’il nous donne à découvrir avec style l’histoire singulière des armes en tant qu’objets révolutionnaires nous force à réfléchir à ce qu’elles représentent, ce qu’elles permettent, ce qu’elles empêchent, à leur contingence et leur nécessité.

Plaidoyer pour la langue arabe dans Le Monde

jeudi 2 février 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde du 1er février 2023.

Éloge de la langue arabe

Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, l’écrivain Kateb Yacine, dans une intervention à la télévision qui a marqué les esprits, considérait que la langue française était pour les habitants des anciens pays coloniaux un « butin de guerre ». Dans son très documenté Plaidoyer pour la langue arabe, Nada Yafi se demande comment faire pour que la langue arabe – la deuxième la plus parlée en France – soit enfin considérée comme « un gage de paix ».
Ce court ouvrage détonne d’abord par la personnalité de son autrice : Nada Yafi, traductrice et diplomate, a été ambassadrice de France au Koweït et interprète en arabe pour François Mitterrand et Jacques Chirac. C’est forte de ces expériences – elle a également dirigé le centre de langues de l’Institut du monde arabe, à Paris – qu’elle interroge la place curieuse qu’occupe la langue arabe en France.
« Tantôt célébrée, notamment dans le monde académique, tantôt dénigrée, dans le monde médiatique, elle fait l’objet d’une fascination-rejet qui mérite que l’on s’y intéresse de près », note-t-elle. Le point de départ d’une réflexion érudite et pédagogique qui vise à démonter un par un tous les stéréotypes et les caricatures souvent accolés à la langue arabe. Elle revient notamment sur la riche histoire de l’arabe en France, enseignée depuis François Ier. Son apprentissage a été renforcé par la Révolution française, et a fait de la France un pays qui a très tôt occupé une place particulière dans le monde arabe.
Nada Yafi revient aussi sur les amalgames qui associent sans nuances cette langue et l’islam. « Si le Coran a été révélé en arabe, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d’une région et d’une religion », prévient-elle. Et de rappeler que les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde et que tous les Arabes ne sont pas musulmans.
Elle souligne notamment la place des chrétiens dans la transmission et la diffusion de la langue arabe. Pour autant, elle explique aussi ses liens profonds avec l’islam. « En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l’expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans », note l’autrice.
L’ouvrage est remarquable par sa capacité à résumer la diversité de cette langue, de l’arabe littéraire aux dialectes des différentes régions ou pays, en passant par le rôle joué par les télévisions qui, telles Al-Jazira ou Al-Arabiya, jouent un rôle de transmission de la langue entre les cultures arabes.
Ce plaidoyer est aussi un appel à la connaissance et à la compréhension. Alors que, dans le débat public et médiatique, la langue arabe est souvent caricaturée ou moquée, parfois considérée comme suspecte, Nada Yafi lui redonne ses lettres de noblesse, rappelant que c’est une langue de poésie et de littérature, de diplomatie et de médiation, une langue qui fait – aussi – partie du patrimoine culturel de la France.

Nabil Wakim