Le blog des éditions Libertalia

Mirage gay à Tel Aviv dans CQFD

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD n° 154, mai 2017.

Le pinkwashing à l’heure de Tel Aviv (ou Israël se rachète une image pink)

Publié aux éditions Libertalia, le livre de Jean Stern est une enquête inédite qui décortique la stratégie marketing de l’État israélien draguant la communauté gay occidentale. Rencontre avec l’auteur, cofondateur de Gai Pied, puis journaliste à Libération et actuel rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International.

CQFD : « Mirage gay à Tel Aviv » est une enquête sur ce que l’on appelle le pinkwashing. Est-ce que tu peux nous expliquer de quoi il s’agit ?

Jean Stern : Je vais prendre un exemple simple avec le « greenwashing », qui consiste pour les entreprises à repeindre en vert leurs actions, à mettre par exemple des plantes vertes dans les sièges sociaux. Le pinkwashing apparaît en 2008 avec l’idée d’attirer la communauté gay occidentale à Tel Aviv pour tenter d’« adoucir » l’image d’Israël et de développer un nouveau tourisme. À partir de 2009-2010, une vraie stratégie marketing est pensée, élaborée, construite par la mairie de Tel Aviv, les hôteliers et le ministère du tourisme pour tenter de changer l’image d’Israël. Il faut rappeler qu’Israël était en dehors des grands circuits touristiques mondiaux jusqu’à la fin des années 2000. Et le gouvernement israélien s’est dit : il va falloir mettre en avant nos atouts. Tel Aviv, balnéaire, dotée de nouveaux lieux de sociabilité et dont l’image était en train de changer offrait un vrai potentiel. Ils ont trouvé le slogan : « Tel Aviv, la ville qui ne dort jamais ». Un slogan festif adapté aux hétéros mais qui marche aussi bien pour les gays. Israël a alors ciblé les médias gays, invités des dizaines de journalistes LGBT à Tel Aviv, fait des opérations de promo dans les clubs gays etc. Mais le pinkwashing a aussi et surtout permis un discours idéologique, avec cette idée sous-jacente : il y a des droits pour les gays en Israël, et ils n’en ont pas dans le monde arabe.

Dans ton livre, on entre dans le détail puisqu’on découvre qu’une boîte de com’ basée aux Pays-Bas a été embauchée pour faire ce travail de marketing…

Oui, il s’agit d’Outnow, une entreprise habituée à travailler avec des marques comme Orange, IBM mais aussi avec des villes comme Berlin, Vienne ou Copenhague. À partir de 2008, le gouvernement israélien a mis en place la structure « Brand Israël » directement reliée au cabinet de la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Tzipi Livni. Cette ancienne agente du Mossad, le service secret israélien, n’ignorait rien de l’image désastreuse de son pays. L’équipe de Livni a utilisé toutes les ressources du marketing pour l’améliorer. Des dizaines de millions de dollars ont été dépensés sur plusieurs années. Entre autres choses, le congrès de l’association mondiale du tourisme LGBT a été accueilli là-bas. Dès 2009-2010, un flux touristique s’est instauré. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de touristes gays occidentaux se rendent chaque année à la semaine de la fierté gay, début juin. Un tourisme très rentable puisqu’il contribue à faire tourner les nombreux bars, clubs et hôtels de Tel Aviv. Même si Israël a investi beaucoup d’argent, le retour sur investissement est flatteur puisque cela a non seulement amené des gens à Tel Aviv mais a surtout contribué à changer l’image du pays chez les gays avec cette idée assez simplette mais qui hélas marche : « Un pays aussi sympa avec nous ne peut pas être aussi horrible qu’on le dit avec les Palestiniens. »

Par ailleurs, on comprend dans ton livre qu’à travers ce plan marketing, Israël utilise le désir des gays occidentaux pour l’homme oriental.

Israël a récupéré ce que l’on a appelé l’orientalisme sexuel dont on trouve les traces chez des écrivains du XIXe siècle comme Flaubert ou Gérard de Nerval. Dans son livre L’Orientalisme, Edward Saïd explique comment l’image du monde arabo-musulman était très liée au désir sexuel des hommes occidentaux pour « l’homme arabe ». Cet orientalisme sexuel a connu son âge d’or dans les années 1950-60 avec pas mal d’écrivains emblématiques qui s’installaient au Maroc, en Tunisie, mais aussi s’engageaient aux côtés des Palestiniens. Jusque dans les années 1970, nombre de gays occidentaux sont allés ainsi au Maroc, en Égypte ou en Tunisie, rencontrer des hommes arabes. Et de fait, ça marchait assez bien parce qu’on était dans une sorte de « pas vu pas pris » réciproque. Mais le durcissement des pays arabo-musulmans, comme le Maroc et l’Égypte, à l’égard des homosexuels, a rendu de plus en plus compliqué ce tourisme sexuel. Et puis le contexte post-11 septembre 2001 a fait qu’une partie des homosexuels sont devenus hostiles à l’islam, et aux Arabes en général. Cela a été la naissance de l’homonationalisme, et il faut aujourd’hui déplorer qu’une partie des homosexuels occidentaux soutiennent la droite et l’extrême droite dans la croisade mondiale contre l’Islam. Israël leur propose un genre de placebo d’Orient qui leur convient assez bien, et je raconte comment de ludique le séjour à Tel Aviv devient de plus en plus politique.

Dans ce contexte particulier, comment vivent les homosexuels en Palestine ?

Dans une société plutôt conservatrice et homophobe, les homosexuels sont harcelés, parfois arrêtés et torturés par la police palestinienne. Une situation qu’exploite Israël grâce à une unité de surveillance électronique (l’unité 8200). Il y a trois ans, 43 réservistes de cette unité ont publié un texte où ils dénoncent le travail qu’on leur demande. C’est-à-dire non pas la prévention du terrorisme mais la détection des homosexuels et des lesbiennes, des hommes adultères, des alcooliques, etc., afin de les soumettre à un chantage. Ceux qui acceptent de s’y soumettre deviennent des collabos et risquent la mort s’ils sont découverts. S’ils refusent, Israël peut les dénoncer à la police palestinienne, et c’est également un péril mortel pour eux. Derrière le sirupeux discours gay-friendly d’Israël que mon livre essaye de décrypter, il y a une réalité bien plus sombre. Mais en Israël, en dehors de Tel Aviv, la société reste majoritairement homophobe. Les jeunes LGBT sont harcelés, violentés. Au-delà de son objectif de faire oublier l’occupation de la Palestine, le pinkwashing est aussi un paravent qui cache la réalité peu reluisante de la société israélienne, homophobe, inégalitaire, de plus en plus raciste.

Il y a aussi un chapitre sur l’utilisation de mères porteuses en Thaïlande, en Inde et ailleurs par les couples gays israéliens qui laisse sans voix…

En commençant cette enquête il y a trois ans, j’étais surpris de croiser dans les rues de Tel Aviv des couples de garçons poussant des landaus avec des bébés. Je me suis aperçu qu’il y avait un baby-boom gay en Israël d’une ampleur considérable, unique au monde. On parle de plus de 10 000 naissances dans les couples de lesbiennes et de 5 000 dans les couples homosexuels à Tel Aviv depuis 2010. Pour les lesbiennes, c’est relativement simple puisque Israël est un des pays pionniers de la fécondation in vitro. Pour les gays c’est plus compliqué. Au début, ils ont eu recours à la coparentalité, avec des amies souvent lesbiennes. Et on se partage le temps de garde, une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre. Mais petit à petit, ils ont préféré la gestation pour autrui (GPA), baptisée en Israël maternité de substitution. La GPA est devenue un vrai marché avec ses cours : c’est plus cher de louer une mère porteuse juive aux États-Unis qu’une femme non juive au Népal ou en Thaïlande. Pour donner une échelle des prix, cela va de 45 000 à plus de 150 000 dollars. Dans ce nouveau marché de l’enfant, fait d’hyper-capitalisme mêlé de nationalisme – il faut des fils pour peupler Israël – il y a quelque chose qui provoque le malaise. Il y aussi une sérieuse bagarre avec les religieux, dont le poids politique est important en Israël, sur la question de la judaïté de ces enfants. Pour la loi juive, on est juif par la mère. À l’exception de certaines mères porteuses aux États-Unis, la plupart ne sont pas juives. Ces questions éthiques sont en fait très politiques.

Où est donc l’espoir ? Peut-être du côté du Black Laundry qui a marqué l’histoire de la défense des droits LGBT en Palestine / Israël dans les années 2000 ?

Il y a eu effectivement au début des années 2000 un mouvement LGBT très novateur, Black Laundry, qu’on peut traduire par lessiveuse noire et qui prônait l’exact inverse du pinkwashing. Il y avait là aussi bien des filles, des garçons ou des trans palestiniens et israéliens. Ce mouvement mixte dans tout les sens du terme a su mener une lutte à la fois contre le pinkwashing alors naissant mais aussi et surtout contre l’occupation, qui est la question centrale en Israël. Ce mouvement a fini par se déliter et beaucoup de ses militants ont d’ailleurs quitté le pays pour Berlin. Mais après plus de dix ans d’atonie, et pendant que les homos réacs jouissent de leur bonne fortune dans leurs luxueux penthouses de Tel Aviv, on assiste depuis quelque temps à une petite renaissance de l’expression de la radicalité LGBT, notamment avec des groupes palestiniens qui tentent de se réapproprier la culture queer arabo-musulmane et de se développer à l’intérieur même des Territoires occupés. C’est difficile, car il leur faut combattre sur tous les fronts, dénoncer ce pinkwashing qui les présente comme des victimes de l’homophobie de leur société, alors qu’Israël contribue largement à leur oppression. Il ne faut pas se leurrer, le combat est très dur, contre la famille, la police, l’armée et un discours qui nie leur identité pour les LGBT palestiniens, contre une société parfois hystériquement homophobe et une extrême droite de plus en plus violente en Israël pour les LGBT israéliens. C’est d’ailleurs en Palestine et en Israël que les mirages du pinkwashing sont souvent le plus violemment critiqués, et cela a quelque chose de réconfortant, surtout vu de France, où il est si difficile de critiquer Israël. Toutes les arnaques ont cependant une fin.

Propos recueillis par Martin Barzilai

Mirage gay à Tel Aviv sur jeuneafrique.com

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié le 31 mars 2017, sur jeuneafrique.com

Livres :
Quels liens entre (homo)sexualité, racisme, nationalisme et monde arabe ?

Plusieurs ouvrages sont récemment parus, qui tentent de comprendre les liens qui unissent les questions de sexualité et de racisme.  

Plusieurs ouvrages ont été publiés récemment concernant les liens subtils, parfois paradoxaux, entre d’un côté le nationalisme, le racisme, l’immigration ou encore le sionisme et, de l’autre, la sexualité, l’homosexualité et la sphère de l’intime. Centrés sur l’histoire ou sur l’actualité, ils mettent en lumière plusieurs débats et polémiques du moment. Tour d’horizon d’ouvrages qui se situent dans le sillage de penseurs plus célèbres, comme l’anthropologue pakistano-américain Talal Asad, ou les intellectuels palestiniens Joseph Massad et Edward Saïd.

La France et ses citoyens d’origine arabe

Une traduction d’un ouvrage de l’historien américain Todd Shepard a ré-ouvert le débat. Dans Mâle décolonisation, l’« homme arabe » et la France (1962‑1979), paru aux éditions Payot en février dernier, Shepard présente la manière dont « l’homme arabe » et en particulier sa sexualité est devenu une obsession française. L’historien retrace la naissance d’un discours centré sur la sexualité prétendue des hommes arabes et leurs mœurs, au sortir de la guerre d’indépendance de l’Algérie. On découvre comment l’extrême-droite française invoque le mythe d’un Arabe dont l’hyper-sexualisation serait une redoutable arme au service d’une « invasion » de la France. De l’autre côté, une frange de la gauche française répond par le fantasme de l’Algérien combattant, héros à la virilité débordante, seul capable de mettre à mal une société française conservatrice et puritaine. De quoi mettre en lumière les débats médiatiques d’aujourd’hui, sur l’immigration, le port du voile ou encore le racisme anti-maghrébin.
Autre parution, autre langue : Sexagon : Muslims, France, and the Sexualization of National Culture, qu’on pourrait traduire par « Sexagone : les musulmans, la France et la sexualisation de la culture nationale », publié fin 2016 par Fordham University Press. Sexagon se veut « une exploration de la politisation de la sexualité dans les débats publics autour de l’immigration et de la diversité en France ». Mehammed Amadeus Mack, enseignant aux États-Unis, y sonde la création de figures – notamment médiatiques ou artistiques – comme celle du jeune Français musulman, forcément viril et le plus souvent homophobe.
Il retrace notamment la manière dont petit à petit, on a commencé à exiger en France des immigrés et des citoyens d’origine immigrée un certain comportement sexuel, alors que se forgeait dans l’opinion publique l’image d’un Français musulman trop peu moderne, hostile au libéralisme et au progrès. Enfin, l’auteur essaie d’analyser les retombées de ce discours dominant et empreint de racisme sur les principaux concernés et remarque par exemple que des personnes qui, d’un côté, appartiennent à une minorité sexuelle et, de l’autre, appartiennent à un groupe ostracisé ou marginalisé – vivant en banlieue, de confession musulmane… – peuvent en venir à refuser très souvent le fameux « coming out », par exemple, préférant vivre dans la discrétion leur sexualité.
Si ces deux ouvrages ont comme terrain d’étude la France, ils n’en éclairent pas moins des discours répandus dans l’ensemble du monde occidental et qui ont d’importantes répercussions au Maghreb.

Israël, la communication en mode « gay-friendly »

Dernière parution en date : Mirage gay à Tel Aviv, du journaliste français et cofondateur de l’association GaiPied, Jean Stern, publié à la mi-mars par Libertalia. Nous quittons là le terrain français pour une étude qui se concentre sur l’État israélien. Mais des préoccupations communes se dessinent : celle d’un Occident qui, rebondissant sur une culture orientaliste acquise de longue date, joue avec les thématiques de la tolérance sexuelle pour mieux caricaturer les hommes arabes et se présenter comme des zones de résistance à un monde arabo-musulman prétendument intolérant, mais surtout fantasmé et ainsi, légitimer des entreprises racistes ou néocoloniales. Difficile aussi, à la lecture de ce livre, de ne pas penser aux efforts de nombreux partis d’extrême droite en Europe, en Grande-Bretagne et en Hollande notamment, pour apparaître comme des défenseurs d’un libéralisme sociétal qui ne saurait être qu’occidental. Stern décrypte la stratégie de communication politique de l’État hébreu, appelée « pinkwashing », qui met en avant une image « gay-friendly » du pays.
« Quelques jours avant le déploiement de force et les énièmes bombardements sur Gaza, à l’été 2014, une base militaire du Néguev, (…) a reçu avec pompe un groupe de 25 touristes gays nord-américains… », relève l’auteur au début de son ouvrage. Et d’examiner tout au long de son travail comment un pays toujours miné par une homophobie importante, peut, pour des raisons de realpolitik, amener hôteliers, communicants, politiques et militaires à communier dans une vaste opération de promotion d’Israël comme une nation avant tout « fun » et ouverte, en butte à des Palestiniens qui seraient tous homophobes et étroits d’esprit. Le but, selon l’auteur : effacer petit à petit le sort réservé aux Palestiniens de l’horizon de l’opinion publique et relativiser l’importance de la lutte pour les droits des Arabes.

Jules Crétois

Réfugié dans l’émission Sortir du capitalisme

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Note de lecture dans l’émission Sortir du capitalisme, Radio libertaire.

C’est un ouvrage poignant qu’on lit d’une traite, ou presque. La condition de réfugié-e, de migrant-e, peu importe puisqu’il s’agit des mêmes victimes du capitalisme mondial, des dictatures et des guerres civiles des périphéries du système-monde capitaliste, ou encore du patriarcat, y est décrit de manière brute. Brute, et c’est en effet un parcours d’une brutalité inhumaine, parsemée de rackets, de violences et de viols, et avec souvent au bout une mort violente, que nous décrit l’auteur, réfugié congolais. Et encore ce récit (pourtant difficile) est-il en dessous de l’horreur vécue par un grand nombre de migrant-e-s : notre auteur vient d’une famille de classe moyenne, cultivée, et c’est un homme. Il nous raconte donc, mais sans l’avoir vécu, des viols, des morts, des migrant-e-s obligés de s’arrêter en chemin faute d’avoir de l’argent pour acheter leur passage – et donc de se prostituer, sexuellement ou autrement, à un prix misérable. Les éditions Libertalia ont été promptes (avec l’encouragement de Paul Braun) à publier ce témoignage indispensable, d’abord paru en allemand en 2014, et ce de plus à un prix abordable (10 euros) : on pourra s’en féliciter. La couverture est également réussie, et on appréciera qu’il y ait une écriture inclusive : quoi de plus logique, lorsqu’on sait qu’environ 50 % des migrants sont des migrantes ? Inutile, en revanche, de chercher dans Réfugié une théorie critique des causes profondes de l’émigration et de ses horreurs : l’auteur se contente d’une dénonciation susceptible de faire écho à un grand nombre de personnes, avec un langage démocratiste (ce n’est nullement un reproche évidemment). On essayera seulement de pointer quelques pistes d’analyse critique à partir de son ouvrage.

Préface de l’édition française

L’auteur entame d’emblée avec un fait d’actualité, celui d’une embarcation échouée avec 700 migrant-e-s à son bord en mai 2016 : « Corps sans vie de migrant-e-s sur le rivage de la Méditerranée […]. Ces êtres humains n’ont pas de pays ni de nom. On les nomme tous et toutes “clandestins”. Leur vie n’a aucune valeur et leur mort ne provoque plus aucune émotion. On exhibe les dépouilles sans aucune marque de respect – est-ce pour dissuader les autres ? » (p. 9). Bien évidemment, mais cela témoigne également du statut du migrant-prolétaire racisé au sein du capitalisme mondial de crise : un statut de « déchet social », de non-rentable, de sous-prolétaire. L’auteur poursuit : « L’Europe se barricade. Les frontières sont hermétiquement fermées. Des murs se construisent […]. Pour renforcer encore ce dispositif, l’Europe a lancé en novembre 2014 […] le « processus de Khartoum », soit des accords avec la Somalie, le Soudan, l’Afghanistan, l’Erythrée et l’Ethiopie « afin de renforcer leurs capacités en matière de gestion de la migration ». Autrement dit, « l’Union européenne entend favoriser le contrôle des victimes par ceux qui les persécutent » [Olivier Favier, « Murs et barbelés. Les envoyer en détention ou les livrer à une dictature : voilà comment l’Europe “délocalise” ses réfugiés », Bastamag]. « Les voies légales d’immigration se rétrécissent comme peau de chagrin. Même le regroupement familial est devenu quasiment impossible. C’est ainsi que des femmes et des enfants en viennent à risquer leur vie sur des embarcations de fortune : si l’on se demande comment c’est possible, c’est que l’on oublie les obstacles dressés sur leur route par les Etats européens. Frontex, les polices des frontières et les bureaucraties nationales font preuve d’une redoutable efficacité dans la dissuasion des candidats à l’immigration » (pp. 9-10). Il raconte l’histoire de Hola, morte noyée avec ses enfants au milieu du détroit de Gibraltar à cause d’un bateau surpeuplé préalablement saboté par des passeurs. C’est l’histoire d’une vie parmi tant d’autres : 200 000 personnes sont mortes en vingt ans en tentant de rejoindre l’Europe, et près de 4 000 rien qu’en Méditerranée en 2016 : « L’Europe ne peut pas accueillir toute la misère du monde [dont elle est pourtant en grande partie responsable, depuis l’esclavage jusqu’au néocolonialisme], entend-on. Au nom de ce principe, les Européens laissent mourir des hommes, des femmes et des enfants devant leur porte. […] La Méditerranée est devenue la fosse commune de milliers de migrants » (pp. 15-16). C’est leur histoire, celle de victimes du capitalisme, de l’État, du racisme et du patriarcat, qui va être racontée.

Avant-propos. Une histoire parmi d’autres

L’auteur commence par un rappel de l’abominable situation en République démocratique du Congo (RDC, ex-Zaïre, ex-Congo belge), périphérie dominée du capitalisme mondial en proie à une guerre civile sanglante depuis une vingtaine d’années et une dictature depuis un demi-siècle. Là-dessus, on renvoie aux documentaires et au livre de David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, Arles, Actes Sud, 2012. L’avant-propos démontre une certaine naïveté politique de l’auteur (peut-être liée à sa position originaire de classe moyenne ayant fait des études de sciences économiques), en appelant aux « droits de l’homme » et en aspirant à un capitalisme social-démocrate redistributeur des richesses minières du Congo (il est vrai qu’en Afrique, c’est déjà difficile d’obtenir un capitalisme non dictatorial…).

Au pays. Du Kongo à la République démocratique du Congo

L’auteur fait un rappel de l’histoire du Kongo (qu’il faut distinguer du Congo Brazzaville, ex-Congo français : cf. Le Rapport Brazza. Mission d’enquête au Congo : rapport et documents (1905-1907), Le Passager clandestin, 2014) depuis l’infâme colonisation belge, son travail forcé et ses millions de morts [documentaire Léopold et Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold : la terreur coloniale dans l’Etat du Congo, 1884-1908, Paris, Tallandier, 2007], l’assassinat de l’indépendantiste Lumumba (qu’il regrette alors qu’il était un bourgeois social-démocrate qui se serait sans doute révélé autoritaire : mais c’est vrai qu’après trente ans de Mobutu…), l’interminable dictature (1965-1997) de Mobutu, son pillage des revenus miniers et sa fin de règne génocidaire, et enfin une période de guerre civile (à partir du génocide rwandais et son exportation en RDC, chaque pays voisin ayant sa propre faction armée et jouant ses propres cartes dans l’optique d’une appropriation des richesses minières de l’est du Congo) ayant fait au moins 5 millions de morts, de « processus de démocratisation » jamais abouti et de dictature renouvelée (des Kabila). Le Kongo a été exploité pour son ivoire, son caoutchouc, son uranium, et enfin son coltan, et ce de manière particulièrement prédatrice (avec une surexploitation incroyable). Emmanuel Mbolela naît dans ce pays (qu’il vante beaucoup par sa beauté et sa diversité) en 1973, dans une famille de classe moyenne de l’opposition, et fait des études de sciences économiques : ceci explique son adhésion au mouvement social-démocrate d’opposition non violent (il est vrai qu’en face, il n’y a que des factions armées et une dictature…), et sa croyance dans un idéal qui nous paraît suranné vu d’ici (mais qui, en RDC, constituerait néanmoins une franche amélioration). Il est peu critique vis-à-vis du patriarcat traditionnel (son père était chef de famille avec plusieurs épouses, il y a une ségrégation genrée au niveau des repas, etc.), mais il devient plus lucide sur cette question au fur et à mesure de son périple. Il raconte ensuite son engagement politique au sein de l’UDPS, un parti social-démocrate non violent, et milite en faveur d’une redistribution des richesses (ce qui est une bonne chose, mais insuffisante) et d’un « Etat de droit » (on connaît… mais c’est vrai que c’est encore pire en RDC). En 2002, il participe à une grande manifestation non violente, qui s’achève par des arrestations, des incarcérations, des tortures (« nous subissions quotidiennement des tortures physiques et psychologiques ») et des morts. Il s’évade grâce à sa famille au bout de deux mois de prison et décide sous contrainte de s’exiler. L’exil est toujours une contrainte : personne ne souhaite quitter ses proches et son environnement de vie, sauf si cette personne est opprimé-e par une dictature, qu’elle veut fuir un patriarcat étouffant ou une misère insoutenable. Les migrant-e-s ne sont pas une arme du capital (comme l’affirme l’extrême-droite), mais des « victimes » du capital, de l’État, du (néo)colonalisme et du patriarcat cherchant comme tout sujet humain à survivre ou à améliorer (un peu) une vie proprement insupportable en raison de ces systèmes d’oppression.

En route. Le temps de l’exil

L’auteur commence par une présentation de ses compagnons d’exil : « Il y avait celles et ceux qui fuyaient les guerres de l’est du Congo […]. Leurs visages étaient marqués par les souffrances endurées. Certain-e-s avaient vu leurs parents brûlés vifs. D’autres avaient été violé-e-s ou contraints sous la menace des armes de violer leurs propres parents, leurs frères et sœurs. Je me souviens de l’un d’eux qui me disait que son esprit était resté au pays. Il revoyait sans cesse les atrocités auxquelles il avait assisté, entre autres ses sœurs violées et enlevées par les militaires […]. Tous n’étaient pas des fugitifs […] certains […] poussées par la misère […] avaient choisi de partir à l’aventure » (pp. 55-56). Il ne faudrait toutefois pas opposer des « réfugiés politiques » et des « migrants économiques » : tous deux sont des victimes du même système capitaliste mondial, ces premiers étant simplement des victimes de ses conséquences politico-militaire et ces derniers de ses conséquences socio-économiques. Mourir dans un bidonville ou dans une guerre civile, survivre avec peine dans un cas comme dans l’autre, y a-t-il une énorme différence ? Certaines enfin fuient une terrible oppression patriarcale « comme cette Béninoise […] : sa fille aînée était morte trois ans auparavant des suites de son excision [pratiquée encore en Europe au 19e siècle], mais sa belle-sœur avait tout de même insisté pour que la cadette soit excisée à son tour. Ce qui avait provoqué une telle mésentente […] qu’elle s’était résolue à divorcer et à prendre la fuite avec sa fillette » (p. 57). La classe d’origine est un facteur déterminant : « Du Congo Brazzaville au Mali […] la circulation […] dépend du contenu de votre bourse. Tant que cette dernière se porte bien vous pouvez vous rendre sans problème d’un pays à l’autre – il faut juste savoir “coopérer” avec les gardes-frontières, c’est-à-dire savoir leur glisser discrètement l’argent dans la main. […] [Ceux] qui n’en n’ont plus et qui n’ont pas de proches en Europe ou au pays pour leur envoyer un mandat, restent sur place et doivent chercher du travail » (pp. 56-57). L’auteur reste au Mali, à Bamako, en espérant un dénouement favorable d’un énième « Dialogue intercongolais » : ses compatriotes d’un milieu modeste lui disent qu’il ne faut pas y croire, lui continue d’y croire en raison de ses origines sociales, et finalement c’est eux qui ont raison : « Moi j’avais confiance […]. J’avais calculé qu’une fois rentré au pays je profiterais des deux ans de transition vers la démocratie, prévus dans les projets d’accord pour terminer mes études universitaires puis entamer une carrière politique. Je pensais que m’engager dans la politique était un bon moyen de contribuer au changement qui permettrait le développement du pays. Mais l’analyse de mes camarades, qui se fiaient moins que moi aux diverses déclarations et discours officiels, se révéla plus lucide que la mienne » (p. 67). Ici, l’auteur laisse poindre ses illusions bourgeoises de devenir un politicien intègre, alors même que c’est l’État capitaliste lui-même qui est un problème. Illusions toujours : « Je décidai de continuer mon chemin, d’aller où je pourrais poursuivre la lutte [démocratiste], où mon cri pour l’instauration d’un État de droit [sic] et de la démocratie [sic] dans mon pays serait entendu par les hauts décideurs de ce monde [resic] […] Mon espoir était de me retrouver dans un pays où règne l’ordre, la paix et surtout la liberté […]. Je devais donc me préparer à demander l’asile dans un pays d’Europe [sic] » (p. 69). C’est là qu’on voit l’ampleur des illusions vendues au monde entier, dont d’ailleurs l’auteur s’est partiellement rendu compte lorsqu’il est arrivé en Europe et en fréquentant des militant-e-s européen-ne-s. L’auteur décide donc de poursuivre sa route en direction de l’Algérie. Mais en Algérie, sa couleur de peau sert de marqueur, de signe, à un statut social de migrant-prolétaire racisé : il est donc tendanciellement identifiable comme tel. Ce n’est pas à un type physique que s’en prennent des individus et/ou une institution (policière) racistes : c’est à un type d’individu non national (donc illégal), sous-prolétaire, racisé du fait de son infériorité dans l’ordre du capitalisme mondial ; et ici le physique (couleur de peau, traits « caractéristiques », etc.) n’est qu’un marqueur censé permettre au premier coup d’œil de repérer ce certain type d’individu, mais c’est un marqueur décisif : « Dorénavant nous serions trahis par la couleur de notre peau » (p. 70). L’auteur s’embarque donc dans un périple dangereux, et d’autant plus si on est une femme : celles-ci sont violées tout au long du périple, par des policiers maliens (« La police débarqua pendant la nuit. […] Trois femmes furent appelées […]. Elles partirent avec les policiers pour ne revenir qu’à l’aube, la mine défaite »), puis par des policiers algériens, et parfois par des bandits du désert… Mais l’auteur reste naïf : « Si nos pays avaient été bien gouvernés par des dirigeants soucieux du bien-être de leur population, ces femmes […] n’auraient pas subi cette violence » (p. 73). Et pourtant, elles sont agressées quotidiennement par leur conjoint ou d’autres hommes, même en Europe…

Les passeurs sont généralement des ordures, des entrepreneurs de trafic humain, violant leurs voyageuses avec leurs complices (« une des femmes me confia que le chauffeur et les agresseurs se connaissaient bien, qu’ils s’étaient partagé l’argent et les femmes »). La migration a un genre [Falquet, Le Genre de la mondialisation]. Après de nouveaux rackets et avoir failli mourir de faim, de soif et de fatigue, l’auteur arrive dans un ghetto migrant du sud de l’Algérie, où il est de nouveau racketté et est témoin du réseau de prostitution de Nigérianes (accompagnées de leur proxénète, cette ordure de contremaître et de capitaliste) : « Les jeunes filles nigérianes […] étaient affreusement maltraitées par les membres de leur propre communauté, qui les abusaient sexuellement et qui les vendaient aux membres des autres communautés [et aux policiers algériens]. [Mais] les Nigérianes n’étaient pas les seules à subir la violence des hommes. Les femmes de tous les ghettos y étaient exposées. Et elles étaient aussi terrorisées par les militaires et les policiers, qui venaient les chercher le soir et les ramenaient tôt le matin » (pp. 78-79). En route vers Tamanrasset, ville du Sud algérien, l’auteur est de nouveau racketté de 520 dollars, après une fouille y compris anale par des brigands (sans doute complices du chauffeur). Après avoir de nouveau failli mourir d’épuisement et de froid, l’auteur arrive là-bas, et est contraint de travailler. La surexploitation des migrant-e-s est abominable (eh oui, il n’y a pas qu’en France, la surexploitation raciste existe partout) : « On travaillait dans des conditions d’esclavage. […] Tu travaillais durement pour être payé en monnaie de misère. Parfois on te faisait vider les W.-C. sans aucune précaution d’hygiène. Tu n’avais aucun droit de revendiquer quoi que ce soit. […] Parfois aussi, tu travaillais mais à la fin, on te congédiait sans te payer et en menaçant d’appeler la police si tu protestais. Tamanrasset était aussi un lieu de prostitution pour les femmes. Certaines étaient obligées de recourir à ce moyen pour continuer leur voyage. D’autres y étaient contraintes par leur maquereau » (p. 85). En route vers Alger, l’auteur est de nouveau racketté par des policiers. Arrivé là-bas, il croit être arrivé au bout de ses peines, mais va vite déchanter.

« Dans la rue la plupart des regards sont des regards de dédain. Nous sommes tout juste bon-ne-s pour les travaux les plus pénibles et les plus salissants. À Alger, surtout dans les quartiers populaires, être noir-e c’est être exposé à toutes sortes d’humiliations. On nous traite d’“Azzi”, ce qui veut dire esclave. Certains jeunes n’hésitent pas à nous jeter des pierres en criant “Azzi !”. […] Les discours haineux sont également propagés par la presse algérienne » (p. 92). Ce témoignage montre bien qu’il existe structurellement du racisme partout au sein du capitalisme mondial, même des Algériens envers des Africains subsahariens, loin d’être l’apanage exclusif des ex-colonisateurs (lesquels sont évidemment des sujets racistes), contrairement à ce que voudrait nous faire croire une Houria Bouteldja [Race, nation, classe]. Même si on pourrait croire que ce racisme n’est qu’une affaire d’ex-colonisés, il n’en est rien : « Ce traitement inhumain dont nous, les Subsaharien-ne-s, sommes victimes dans les pays du Maghreb, a été fortement encouragé par l’“externalisation de la gestion des flux migratoires”, comme disent les eurocrates. L’Union européenne accorde des moyens considérables à ces pays pour protéger ses frontières tout en sachant bien que les droits humains les plus élémentaires y sont foulés aux pieds. La politique européenne contre l’immigration clandestine est directement responsable de la mort des migrant-e-s dans le désert, des noyades en Méditerranée et de l’intensification du racisme et de la xénophobie » (p. 92).

L’État algérien, toutefois, n’est guère en reste : « À Alger, les migrant-e-s sont sans cesse menacé-e-s d’être arrêté-e-s et expulsé-e-s. On les voit rarement circuler librement dans les rues de la ville. Seules les femmes et leurs bébés trouvent grâce mais, là encore, elles doivent en payer le prix. Les mêmes policiers qui ont terrorisé le ghetto dans la journée reviennent la nuit exiger des services sexuels des femmes, et celle qui ose refuser est menacée de refoulement » (pp. 92-93). Ces femmes migrantes sont ainsi au croisement de trois oppressions : de genre, raciste, et étatique. Mais même en prison, les migrant-e-s sont victimes de leurs propres codétenus : « Ces prisonniers, pour la plupart algériens, torturent, violent, font subir toutes sortes d’atrocités » (p. 93). Preuve, s’il en est, qu’on ne peut s’en tenir à un grand discours autour de l’unité naturelle du prolétariat et de sa solidarité indéfectible : celui-ci est structurellement segmenté, et sera tel jusqu’au dépassement de cette segmentation au sein d’un processus révolutionnaire de communisation.

L’auteur, lui, reste en revanche épargné par une partie des oppressions, patriarcale mais aussi de classe : « Une jeune fille malienne […] me demanda […] où j’habitais, je lui répondis : à Dely Ibrahim. Elle s’exclama : “Mais tu as l’air instruit, qu’est-ce que tu fais à Dely Ibrahim, c’est un quartier de clandestins, tu ne peux pas rester là-bas !” […]. Elle semblait un peu abattue : ce que je lui disais ne collait pas avec l’image qu’elle se faisait du migrant. Les étudiants ont très souvent un a priori négatif sur les migrant-e-s, qui sont forcément de pauvres hères sans instruction. La plupart de celles et ceux qui étudient à l’étranger sont issu-e-s de familles aisées ou même de familles proches du pouvoir » (pp. 93-94). Finalement, l’auteur trouve refuge auprès d’étudiants congolais d’Alger, avant de s’en aller au Maroc.

La traversée de l’Algérie au Maroc fut également difficile, puisqu’à un moment l’auteur se retrouve caché dans une zone semi-désertique en attendant un passeur : « Nous avions froid, soif et étions réduits à rester allongés par terre et à regarder tourner les hélicoptères » (p. 97). Après s’être rapproché de la frontière : « La douzaine de kilomètres qui séparent les deux villes [Oudja au Maroc, Maghnia en Algérie] est une zone pleine de dangers : les épines, les pierres, les trous et surtout les chiens de garde des fermiers, les agresseurs, les policiers. À trois reprises nous fûmes attaqués par des chiens qui arrivent à plusieurs, parfois même en meute […]. Cette fois-là, je sentis encore une fois la mort toute proche » (pp. 99-100).

L’auteur est une nouvelle fois racketté par son passeur d’Oudja jusqu’à Rabat, lui demandant 300 euros sous peine d’être tabassé. En attendant, il est parqué avec d’autres migrant-e-s dans une chambre d’où ils ne peuvent sortir, sans nourriture, sans couverture, sans matelas, intégralement dépendants de leurs « hôtes » pour l’achat de produits extérieurs (et escroqués au passage). Malgré un harcèlement policier (4 contrôles en un trajet de train) et des dangers supplémentaires liés au fait qu’il a aidé une migrante, l’auteur arrive finalement à Rabat en octobre 2004. Là-bas, il est entassé dans un appartement de trois pièces occupé par plus de 15 personnes, et est contraint de ne sortir qu’a minima pour éviter d’être arrêté.

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La suite de cette note de lecture sous forme de note de lecture audio :
http://sortirducapitalisme.fr/notes-de-lecture/212-emmanuel-mbolela-refugie

La Fabrique du Musulman dans Négatif

mardi 9 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

À propos du livre de Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman.
Recension publiée dans le bulletin Négatif, avril 2017, numéro 2.

Sans identité apparente

« Un religieux dit un jour à une fille perdue : Folle, qui te prends toujours aux rets du premier venu ! Elle répondit : c’est vrai, je suis bien ce que tu dis, Mais toi, révérend ami, es-tu tel que tu parais ? » Omar Khayyâm, Cent-un quatrains de libre pensée, Paris, Gallimard, « Connaissance de l’Orient », 2002, p. 65.

Il y a des imbéciles heureux qui sont fiers d’être nés quelque part ou fiers de rendre visible leur choix pour en faire une identité. Ce n’est pas le cas de ce jeune trentenaire qui explique bien qu’il n’a pas choisi son nom et sa famille. Ses parents d’origine algérienne ont quitté leur pays après la révolution quand le FLN prenait le pouvoir d’État, sabrant les tentatives d’autogestion à peine naissantes. Il faut dire qu’ils restaient fidèles à Messali Hadj, cette autre voix (voie ?) muselée de la libération nationale.

L’auteur prend aussi soin d’expliciter la perspective selon laquelle il mène sa démonstration. Il se réfère au mouvement ouvrier qu’il considère comme un passé encore vivant. Il mentionne aussi à l’adresse du lecteur que, bien que docteur en « science politique », il est actuellement un précaire de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette manière classique de se positionner dans les rapports sociaux est le minimum à faire lorsqu’on prétend dépasser une société fondée sur le mode de production capitaliste et la violence de son État. Les intérêts en jeu dans cette société sont contradictoires et chaque groupe social est pris dans ces rapports sociaux. De ce fait, celui qui prétend parler de cette situation et la révéler doit les clarifier afin d’amener l’adversaire à se situer à son tour. Et c’est tout autre chose que cette manière post-moderne de dire par exemple : « Je suis un jeune mâle hétérosexuel racisé vivant dans une mégalopole occidentale en butte aux contrôles policiers au faciès. »

La thèse développée dans cet opuscule est la suivante : dans le contexte actuel où les religieux ont le vent en poupe, où l’extrême droite tient trop souvent le haut du pavé en diffusant ses thèmes favoris dans l’appareil médiatique dominant, la pente naturelle du débat public est aux fausses polémiques mettant en valeur des identités culturelles et leurs affrontements. Dans ce cadre, la figure du Musulman a une fonction politique qui consiste à évacuer toute analyse de classe. C’est pourquoi notre jeune analyste procède à un démontage en règle de cette figure. Le nom est écrit avec une majuscule pour signifier qu’il ne s’agit pas seulement de foi religieuse : dans ce cas, l’auteur préfère parler des « musulmans » sans la majuscule. Voilà une première confusion déjouée. Et en effet cette représentation sociale du Musulman donne lieu à une confusion pour le plus grand bénéfice de différentes chapelles politiques qui visent à constituer une offre pour leurs futurs militants, adhérents ou électeurs.

Mais l’énoncé de cette thèse serait incomplet sans l’analyse du rôle que tient dans ce jeu malsain une partie de « la gauche de la gauche » – « gauche radicale » ou « gauche critique » (souvent altermondialiste) – mais il faudrait même dire : une partie de l’extrême gauche et du milieu libertaire. Cette situation politique française voit « l’activité propagandiste des diverses chapelles d’extrême droite combinée à la reconquête de l’espace public par les religieux de toutes obédiences. Face à cette offensive nationaliste et cléricale, certains segments de la “gauche de la gauche” ont contribué, à leur échelle, à mettre l’accent sur les préoccupations identitaires au détriment de la question sociale » (p. 8). Pour toute cette frange (fange ?) politique il s’agit de promouvoir « la race » en concurrence avec « la classe » comme s’il était possible de mettre en équivalence une notion aussi fumeuse avec un concept qui serait plutôt celui de « lutte des classes », « la classe » sentant trop son stalinien mal dégrossi. Cette tendance politique alimente la fabrique du Musulman. Peut-on, à juste titre, s’opposer à l’extrême droite tout en acceptant de côtoyer un certain antisionisme qui fleurte avec l’antisémitisme ou encore avec cet ethno-différentialisme des « entrepreneurs communautaires » (p. 106) et conservateurs ? « En quête d’un prolétariat de substitution ou d’une nouvelle cause étrangère de proximité, ces activistes ont ainsi trouvé les “Musulmans” quand ils ne les ont pas inventés à leur image. Qu’elle récuse ou non le label “islamo-gauchiste”, cette gauche cléricale à tendance racialiste a substitué la lutte des races à la lutte des classes, en vouant aux gémonies le vieux combat contre l’oppression religieuse, sans oublier celui de la séparation des Églises et de l’État » (pp. 20-21).

Elle veut promouvoir « la race » en tant que « politisation de l’antiracisme » alors qu’il s’agirait plutôt de lutter contre la dépolitisation du racisme tellement il est réduit à une affaire psychologique (la phobie) ou culturalisé par des analyses sociologiques à l’emporte-pièce. Et cette tendance ne permet pas cette lutte. Il y a ainsi beaucoup d’idées reçues, de raccourcis et de dogmes qui sont remis en cause dans ce petit missile théorico-politique. Que veut dire, par exemple, « issu de la colonisation » ? En quoi consiste l’usage d’un terme aussi ambigu qu’« islamophobie », que d’aucuns disent scientifique ? Et celui de « race », fût-elle sociale ? N’est-il pas aberrant de dire que pour lutter contre le racisme, il faut considérer avant tout « les races » et bien sûr en promouvoir certaines contre d’autres. Comme il est difficile de ne pas « essentialiser » ! D’où le sous-titre de l’ouvrage : « Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale ».

Là est le cœur de la démonstration. Face à ceux qui prétendent que le mouvement ouvrier n’est plus que du passé, que le prolétariat n’est qu’un mythe, l’auteur développe son argumentation avec brio pour établir que sans une analyse de classe circonstanciée et l’appui d’organisations qui s’y réfèrent, l’on ne peut que se focaliser superficiellement sur des identités culturelles et des particularismes radicaux en concurrence. La figure du Musulman sert justement à évacuer la pleine conscience que nous vivons avant tout dans des rapports sociaux capitalistes et que c’est là la détermination principale qu’il nous faut surmonter ensemble. « Cet essai vise à appuyer l’émancipation de tous les exploités. Il fait écho aux discussions en cours dans le milieu libertaire, notamment au sujet de l’intersectionnalité, tout en demeurant réservé quant aux déclinaisons féministes des projets islamique ou “décolonial” » (pp. 11-12). On remarquera au passage que la fabrique en question n’a rien à voir avec les éditions du même nom qui sont au cœur du camp « déconno-lial ».

Il faut d’ailleurs croire que les éditions Libertalia ont fait du chemin depuis qu’elles publiaient des auteurs indigénistes. Tous les ingrédients nécessaires à une réelle critique font ici leur retour : une argumentation logique, une ironie grinçante et un humour chaleureux. Posture que plus d’un « activiste postmoderne » (p. 18) voudrait nous faire oublier. « Laïcité apaisée », « privilèges blancs », « racisé.e.s » (« en non mixité »), « cis-genre », « identités multiples » et « fiertés », « universel mâle blanc hétéronormé », « racisme structurel », « féminisme postcolonial » et « rapports de force décoloniaux », « premie.è.r.e.s zintéressé.e.s ». Voici une série de termes – si présents dans l’hégémonie intersectionnelle à coloration racialiste – qu’il ne sera plus possible d’utiliser aussi spontanément après avoir lu ce livre.
Sans doute ce dernier ne pouvait-il pas traiter des limites de l’approche en termes de classe pour l’émancipation actuelle. Pourtant c’est un débat qui pourrait prolonger le propos de Nedjib Sidi Moussa. En effet, en quoi la dialectique des classes sociales à notre époque peut-elle encore constituer un possible dépassement du capital ? L’antienne sur la répartition des richesses ou le changement de mode de production introduit-elle une rupture en ce sens ? Il aurait pu y avoir à ce titre un chapitre intitulé « l’Universel » pour parler de ce que devient le communisme dans ce monde. Autant dire : une horreur pour l’intersectionnalisme frelaté importé des États-Unis.

Le Roi Arthur dans La Fabrique de l’Histoire

jeudi 4 mai 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

L’émission La Fabrique de l’Histoire du 16 janvier 2017, sur France Culture, recevait William Blanc pour Le Roi Arthur. Un mythe contemporain :
www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/le-moyen-age-en-mouvement-14-retrouver-les-barbares