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lundi 25 mars 2019 :: Permalien
Entretien avec Éric Fournier publié le 25 mars 2019 sur le site des Inrockuptibles.
Pour justifier la férocité de l’arsenal répressif mobilisé contre les Gilets jaunes, le gouvernement brandit le risque d’émeutes insurrectionnelles. Pourtant, il y a bien longtemps que les révolutionnaires ont fait leur adieu aux armes, comme l’explique l’historien Éric Fournier, auteur de La Critique des armes (éd. Libertalia).
En faisant appel aux troupes militaires de l’opération Sentinelle dans la stratégie de maintien de l’ordre (en renfort des forces de l’ordre pour sécuriser certains endroits de la capitale), le gouvernement a renoué avec une logique datant du XIXe siècle. À croire que le spectre des insurrections armées qui ont secoué la France au siècle des révolutions hante encore les partisans d’une République d’ordre. Les services de renseignement surveillent d’ailleurs attentivement ces radicaux « qui ont recours à la violence pour tenter de faire prévaloir leurs idées extrêmes ». Pourtant, selon l’historien Éric Fournier, auteur d’un livre sur le rapport des révolutionnaires français aux armes, dès l’après-guerre celles-ci deviennent des « objets neutres, sinon suspects » aux yeux des insurrectionnalistes. Il revient pour nous sur cet adieu aux armes progressif et non-linéaire sur la longue durée, avant d’aborder l’histoire immédiate.
Après l’insurrection de la Commune de Paris en 1871, achevée par la Semaine sanglante, la République devait « domestiquer la violence » révolutionnaire. Y est-elle parvenue ?
Éric Fournier. Cette République libérale, qui entend maintenir l’ordre sans faillir avec, en dernier recours, une armée de conscrits n’a pas subi de 1872 à 1939 d’insurrections comparables à 1830, 1848, ou 1871 ; les fusillades meurtrières opérées par la troupe sur les « champs de grèves » rappelant régulièrement la fermeté du régime face au mouvement social. Pourtant, si la révolution en armes cesse d’être une évidence, elle ne disparaît pas immédiatement après la Commune des horizons militants.
L’adieu à l’insurrection est tardif – pas avant les années 1890 – régulièrement interrogé et incertain. Il faut attendre les années 1910 pour voir l’insurrection délégitimée au profit de la grève générale ou du bulletin de vote. Mais, en histoire, rien n’est linéaire et durant l’entre-deux-guerres, « l’insurrection armée » léniniste devient l’horizon impératif des communistes jusqu’au Front populaire. Globalement, après 1871, l’adieu à l’insurrection n’est jamais un adieu aux armes. Celles-ci, des armes de poing principalement, restent présentes dans les discours et, furtivement, dans les actes de ceux qui contestent frontalement le monopole de la violence étatique et entendent se défendre eux-mêmes face à la police.
On a l’impression qu’au XIXe siècle, l’arme faisait le révolutionnaire : le fusil brandit par le citoyen-combattant était chargé de sens, c’était le seul moyen de parvenir à la révolution, d’affirmer sa souveraineté. À partir de quand le rapport aux armes s’est-il inversé ?
Exactement, jusqu’à la Commune incluse, la prise d’armes populaire collective, notamment au sein de la Garde nationale (une milice citoyenne élisant ses chefs), est vécue comme l’exercice de sa part de souveraineté, le plus directement possible, un fusil en main. Cette citoyenneté pleinement vécue fait écho à l’idéal de la République sociale, celle de 1792 ou de 1871. Ainsi, des hommes sans expériences politiques sont devenus d’intraitables révolutionnaires par le truchement de la prise d’armes, où se mêle lutte pour la souveraineté et exercice immédiat de cette souveraineté.
Sous la IIIe République, militer arme au poing, même sans faire feu, entretient en mode mineur la mémoire vive du citoyen insurgé de la Sociale. En ce sens, malgré l’absence d’insurrections et de barricades, la Commune n’est pas morte. Ceci est facilité par une législation très libérale en matière de détention et de port d’armes, peu ou prou comparable à la situation américaine actuelle, assumée par un régime qui entend être fidèle ici à un héritage révolutionnaire. Cette légitime présence de l’arme dans l’espace public, garantie par la loi de 1885, crée une situation surprenante : le droit à l’arme existe, mais pas celui de manifester. Certains entendent alors « conquérir ce droit élémentaire revolver au poing », comme l’affirme La Guerre sociale en 1908.
Le changement s’opère vers 1910. Les nouveaux codes d’une masculinité apaisée s’accordent mal avec la prise d’armes. Manifester revolver au poing ne protège presque jamais les cortèges de la répression meurtrière (au contraire). Enfin, le premier service d’ordre moderne, les « hommes de confiance » de la SFIO, se révèle bien plus efficace pour s’imposer face aux autorités. Ce point est fondamental : l’entrée dans « l’ère des organisations » de masse exige une discipline militante. Ce faisant, une certaine idée libertaire du citoyen combattant s’efface, et avec elle un pan de la mémoire vive de la Sociale, dont la prise d’armes faisait partie.
Après la Grande Guerre, le communisme porte au plus haut cette exigence de discipline militante, incompatible avec la prise d’arme spontanée. Surtout, la loi se durcit progressivement, jusqu’aux décrets Daladier de 1939 qui procèdent à une inversion de la norme, socle de notre législation actuelle : être en arme, ou en posséder, devient l’exception et non un droit. La charge souveraine de l’arme ne se relève pas de ce bannissement de l’espace public.
La théorisation de la grève générale comme voie pacifiste et légaliste de la révolution a-t-elle rendu les armes complètement archaïques ? Ont-elles commencé à être stigmatisées par les révolutionnaires comme des objets potentiellement aliénants ?
Pelloutier théorise vers 1890 la grève générale comme une révolution des « bras croisés », prônant la sécession et l’esquive face à la violence d’État. Mais, très rapidement, les « grèves-généralistes » nuancent ce strict pacifisme, estimant nécessaire l’autodéfense armée face aux briseurs de grève, et, surtout, lorsque le gouvernement fera appel à l’armée. Rallier les conscrits sera indispensable à la victoire. Il faudra les appeler à mettre la crosse en l’air, à l’égal des communards le 18 mars 1871. L’espérance de la crosse en l’air, entre fraternisation et arme retournée contre les officiers, est le premier rapport aux armes propre à toute la constellation révolutionnaire. Ainsi maniée, l’arme du soldat peut devenir un « fusil révolutionnaire » ou un « fusil libérateur ». De plus, vers 1910 surgit la figure fantasque du « citoyen Browning » [du nom d’un fabricant d’armes à feu, ndlr], construction imaginaire hybridant l’homme et son arme, qui souligne à quel point cet artefact reste un objet subversif et souverain capable de faire le révolutionnaire. Tout change après-guerre. L’arme devient un objet neutre, sinon suspect. Entretenir une fascination pour l’arme, ou faire corps avec elle, est considérée comme une dérive fasciste.
En 1931 paraît L’Insurrection armée, un « encombrant manuel au destin compliqué », écrivez-vous. Quelle position particulière occupe-t-il dans le rapport aux armes des révolutionnaires ?
Ce manuel rédigé en URSS à l’apogée de la ligne « classe contre classe » est l’un des rares écrits communistes à s’intéresser précisément à la matérialité des armes de l’insurrection : modèles, munitions, distributions et usages. La gêne ressentie par les communistes français souligne à quel point les armes sont encombrantes. Pour paraphraser Marx, elles sont comme un spectre qui hante le communisme hexagonal. Perpétuellement invoquées au nom de « l’insurrection armée », elles peinent à se matérialiser dans l’action, et lorsqu’elles surgissent, souvent dans l’autodéfense antifasciste, elles sont immédiatement délégitimées, tant les armes apparaissent comme des objets indisciplinants, tourmentant la stricte discipline exigée par le Parti. Ainsi en 1925, Le Militant rouge, martèle : « Le prolétariat français doit-il s’armer maintenant ? Tout vrai marxiste répondra indubitablement non ! »
On associe souvent l’idée de violence politique et d’usage des armes à la constellation anarchiste. Est-ce une idée reçue, ou les anarchistes sont-ils vraiment les derniers révolutionnaires à avoir un rapport décomplexé aux armes ?
Avant 1914, les anarchistes sont effectivement les seuls à prôner l’attentat et l’assassinat politique et sont les plus prompts à brandir des revolvers face à la police. Mais les partisans de la « propagande par le fait » ont toujours été minoritaires au sein d’une constellation libertaire qui se rallie plutôt à la grève générale. Par ailleurs, la fascination pour la dynamite et autres armes de destruction massive n’est pas l’apanage des attentateurs anarchistes. Depuis la Commune, on rêve à des armes terribles rendant la guerre impossible, tandis que des syndicalistes révolutionnaires et quelques socialistes insurrectionnalistes vantent un usage maitrisé de la dynamite, pour le sabotage, et se retrouvent aux cotés des anarchistes dans des manifestations armées. Durant l’entre-deux-guerres, ce sont les communistes qui appellent aux armes, avec les ambiguïtés que j’ai évoquées, alors que les anarchistes se sont ralliés à un pacifisme total et désarmé, au moins jusqu’à la guerre d’Espagne.
Dans le moment de conflictualité sociale intense que nous vivons, le spectre de l’insurrection semble planer de nouveau sur les Champs-Élysées, au point que le pouvoir fait appel aux militaires de Sentinelle. On lit dans certains articles que « les ultras ne désarment pas ». Ces considérations angoissées relèvent-elles du fantasme ou sont-elles justifiées ?
En 1948, lors du dernier déploiement de l’armée face aux grévistes en métropole, à hauteur d’armes, le mouvement social s’arrête précisément au seuil de l’insurrection armée. Des compagnies entières de CRS sont caillassées, tabassées et intégralement désarmées à Alès ou Montceau-les-Mines ; d’anciens résistants tirent au pistolet contre les forces de l’ordre à Saint-Etienne, mais, hors quelques armes de poing, on ne ressort pas les pistolets-mitrailleurs du maquis. Du côté de l’ordre en revanche, on déploie des dispositifs militaires contre-insurrectionels énormes, incluant des blindés. En 1948 comme aujourd’hui, ce ne sont pas les ultras qui ne désarment pas. C’est l’État.
En matière de « désarmement », un des incidents du 1er décembre – la prise d’un fusil d’assaut HK G36 à un équipage policier au terme d’un très violent corps-à-corps – fait écho à une histoire longue mais aujourd’hui oubliée du mouvement social : le désarmement violent des forces de l’ordre est un mot d’ordre central dans la constellation révolutionnaire, portée notamment par les communistes des années 1930. Être prêt à arracher leurs armes aux policiers ou aux soldats est alors un signe de détermination révolutionnaire.
Mais, insistons, ce qui est angoissant est essentiellement de déployer l’armée face au mouvement social. C’est d’autant plus dangereux que, pour la première fois depuis la Commune, c’est une armée de métier qui serait utilisée, moins susceptible de fraterniser que des conscrits effectuant bon gré mal gré leur service militaire. Des mutineries fraternisantes, comme celle emblématiques des hommes du 17e en 1907, sont de ce fait moins probables.
À l’heure des résurgences des groupuscules d’extrême droite et de l’accentuation des violences policières, le mot d’ordre d’« autodéfense populaire » semble connaître un regain d’intérêt. La question centrale de votre livre – « peut-on se penser comme révolutionnaire et désarmé ? » travaille-t-elle encore les milieux révolutionnaires aujourd’hui ?
Si on parle d’armes à feu, et non d’armes par destination, je n’ai repéré aucun signe tangible de volonté d’armement du mouvement social, y compris dans ses franges insurrectionnalistes. La législation très restrictive, l’illégitimité absolue de l’arme dans l’espace public (ce qui ne peut plus faire d’elle un objet souverain), et la mémoire critique de l’échec des luttes armées des « années de plomb » font que la fascination pour les armes, sans même parler d’armements effectifs, semble marginale. J’espère vivement ne pas me tromper.
Mais l’accélération des événements est inquiétante. Sous la IIIe République, comme aujourd’hui, services d’ordre et groupes d’autodéfense populaire réagissent aux pratiques et aux dispositifs policiers. Or, si on se concentre sur le maintien de l’ordre républicain actuel, entre le droit de manifester qui est durement éprouvé mais que le mouvement social entend à bon droit exercer, et les angoissantes rodomontades d’un Castaner qui, à mots couverts, déclare assumer par avance de possibles tirs policiers contre des manifestants, on ne peut être qu’indigné et vigilant.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
lundi 25 mars 2019 :: Permalien
Publié dans Annales historiques de la Révolution française, n° 395, janvier-mars 2019.
En 1967 paraissait à Berlin-Est un ouvrage du professeur Walter Markov sous le titre Die Freiheiten des Priesters Roux, soit Les Libertés du prêtre Roux. Un demi-siècle plus tard, une réédition de cet ouvrage, pionnier en son temps, est proposée par un groupe d’historiens de la Société des études robespierristes. La traduction a été assurée par Stéphanie Roza, spécialiste de la littérature utopique au siècle des Lumières. L’appareil critique est réalisé par Claude Guillon, bien connu pour ses travaux sur les Enragé·e·s, et Jean-Numa Ducange, fin connaisseur de l’historiographie marxiste de la Révolution française. Une postface de Mathias Middell donne tout son sens à cette publication, car, en 1967, « les circonstances n’étaient pas non plus favorables à une bonne réception internationale » (p. 464). Il s’agit bien d’un événement éditorial, qui permet de s’interroger sur l’importance de l’ouvrage de Markov en son temps – la fin des années 1960 –, et sur les décalages qui se sont manifestés en cinquante ans, dans la perception des problèmes de la Révolution en général et de Jacques Roux en particulier. Un cd-rom précieux, joint à l’ouvrage, fournit des compléments indispensables à la connaissance des recherches de Walter Markov et à leur actualisation historiographique, suite à un « long travail de reconstitution » (p. 17). Une telle « entreprise » peut-elle faire de ce livre un « classique de l’histoire révolutionnaire » ?
L’ouvrage proprement dit comprend huit chapitres, de « La patrie du régicide » à « La mort pour compagne ». La principale originalité de l’ensemble est la mise en perspective des analyses de Walter Markov avec les textes de Jacques Roux figurant dans l’ouvrage complémentaire Scripta et Acta, qui recense l’intégralité de ses textes et discours. Il est possible ainsi de suivre en parallèle, une biographie solide croisant les documents disponibles, le tout agrémenté de notes présentant les personnages cités et des repères actualisés. Nous pouvons dès lors nous interroger sur les conditions de la réception de l’ouvrage aujourd’hui.
Walter Markov prend soin, dans chaque chapitre, de mettre les éléments de la vie de Jacques Roux en relation avec les événements nationaux contemporains. D’un côté, il colle aux documents précis dont il fait l’exégèse et l’étude critique. De l’autre, il élargit à des considérations générales, littéraires et historiques, qui peuvent surprendre dans une biographie classique. Dans le chapitre 1, « La patrie du régicide », prenons l’assassinat du chanoine Mioulle, le 18 juillet 1778, dans lequel Roux est inculpé et arrêté, en compagnie d’autres jeunes « frondeurs ». Markov livre tous les éléments de l’affaire, sans indulgence, ni pour Roux, ni pour les interprétations rétrospectives du fait divers par les historiens. Il tente alors de situer l’itinéraire de l’« agitateur » dans un « rapide panorama de l’Ancien Régime » en France et dans l’Angoumois. Cette méthode se retrouve dans tous les chapitres de son livre. Dans le chapitre 2, « Les chemins de la Révolution mènent à Paris », le vicaire de Saint-Thomas-du Conac commente la Grande peur dans le diocèse de Saintes dans un sermon, Le Triomphe des braves Parisiens sur les ennemis du bien public. L’analyse est remarquable. Mais il montre aussi le rejet du curé Roux par le haut clergé de Saintes, qui l’empêche de devenir le leader d’une « république au village », comme d’autres curés rouges, avant son départ pour la capitale. Le chapitre 3, « Cordeliers et Gravilliers » est essentiel par l’acuité de la situation sociale et politique, la présentation d’une section et d’un club, même lorsque l’on perd la trace de Jacques Roux. Markov expose les relations complexes entre Marat et « le petit Marat », et entre Robespierre et Roux, en mai 1792, quand « ce Cordelier consciencieux » entame « la route escarpée qui le mènerait vers les cimes du mouvement populaire » (page 166). Le chapitre 4, « La Commune, la Convention et la tête du roi » est remarquable par les analyses du rôle de Jacques Roux dans les massacres de septembre, alors qu’il est électeur des Gravilliers. Il se sépare de Marat en se rangeant dans une « avant-garde plébéienne » qui « ne recoupe pas l’ensemble de la sans-culotterie » (p. 198). Il devient « chef de parti » au moment d’accompagner Louis « le-dernier » (sic) à la guillotine, comme conseiller municipal, bien élu. Roux refuse le testament de celui qu’il voit exécuter « depuis la fenêtre » et dont il avait écrit en épitaphe : « Il est temps que la liberté des peuples soit consolidée par l’effusion légale du sang impur des rois » (p. 206). Le chapitre 5, « Les magnifiques », analyse le rôle de Jacques Roux, dans la « formation d’un spectre que l’on appela les Enragés » lors la journée du 25 février 1793, taxation populaire qui toucha 1 000 boutiques, qui n’est certes pas la journée de Marat (p. 240). S’il se fait appeler le « Marat de la Commune », Roux se voit qualifier de « faux ami du peuple » par Brissot. Lorsqu’il parle de « dépouiller les riches », il partage la tête d’un mouvement où « il joue sa vie » comme les autres « meneurs » Enragés, Varlet, Leclerc, Pauline Léon, Claire Lacombe, une « série de destins » qui « avaient fini de se réunir » (p. 271), au moment où lui rédige son Discours sur les causes des malheurs de la République française. Walter Markov fait de ce discours une analyse subtile, prudente, exemplaire. Le chapitre 6, « La loi des riches », d’une densité impressionnante, est dominé par l’analyse des conditions et du contenu du Manifeste des Enragés. Certes le titre « constitution de l’an II » prête à équivoque, l’an II ne débutant officiellement que trois mois après le vote de juin 1793. Markov établit que lors de ce Manifeste, les Enragés dirigent le mouvement des sans-culottes « pour la première et dernière fois » (p. 304), suivis par les Citoyennes républicaines révolutionnaires. Fort de l’appui des Cordeliers et des Gravilliers, Jacques Roux présente son Manifeste-pétition le 25 juin 1793, alors que l’enthousiasme pour les principes de la Constitution est à son apogée. Mais il n’a pas anticipé sur la stratégie des Montagnards, Robespierre en tête, qui derrière son « motif populaire », dénoncent un texte « incendiaire ». Attaqué aux Jacobins, exclu des Cordeliers, puis de la Commune, le 1er juillet, il est condamné avec Varlet et Leclerc, par Marat qui « se débarrassait des Enragés avec dégoût » (sic, p. 328), même si selon Markov, « Jacques Roux avait vu quelque chose que Marat ne pouvait plus voir » (p. 336) ! Le chapitre 7, « L’ombre de Marat », expose les luttes entre les Enragés, qui reprennent le titre et le flambeau de L’Ami du peuple, et les dirigeants montagnards, Hébert et Robespierre-Jupiter (p. 353) en première ligne. Roux passe une semaine à la Conciergerie, alors qu’il est président des Gravilliers, avant que les idées des Enragés ne triomphent de façon éphémère. Le Capitole du 5 septembre 1793, à la suite d’une manifestation sans-culotte où aucun Enragé n’a mené le mouvement, débouche sur son arrestation finale, le 7 septembre, et « La mort pour compagne », l’ultime chapitre 8. Lâché par tous, y compris par ses compagnons de route, Roux est détenu à Bicêtre, fait son autocritique dans son journal Le Publiciste (n° 271), puis tente de se suicider lors de son procès par 5 coups de « stylet taille-plume à manche d’ivoire ». Il décède le 10 février 1794. Pour Markov, au-delà de ce destin tragique, « la démocratie s’était peu à peu changée en dictature » (p. 426). L’utopie défendue par Jacques Roux était trop forte dans sa défense du droit concret « à la vie et à la sécurité, au pain et au travail, à l’éducation et à la culture » (p. 444). Certes, Jacques Roux a commis nombre d’erreurs, fait un pacte avec la mort en défendant les exclus et les bras-nus, a mené un moment une vague « à la surface de l’océan du peuple ». Mais il a été vaincu par le nouveau Léviathan. Son combat pour l’égalité, que l’on ne doit pas « embellir », ni « s’en inspirer », ne pourra être effacé, au sein d’une Révolution qui « a irrévocablement changé le monde et les hommes » (En particulier, p. 461).
Cet aperçu du contenu de l’ouvrage dévoile en partie l’importance de son édition en français, un demi-siècle après sa publication en allemand. Les apports en sont considérables. Il a fallu vaincre l’obstacle de la traduction, passer de l’allemand littéraire « à la Stefan Zweig », à un français accessible, grâce à la traduction souvent inspirée de Stéphanie Roza ; actualiser les problématiques soulevées par l’auteur par des notes infrapaginales explicatives et par une bibliographie sélective bienvenue ; donner au public érudit les clefs du travail de bénédictin entrepris par Walter Markov, en restituant les écrits et les compléments historiographique, tant par les Acta et scripta que par les 60 chapitres des Digressions sur Jacques Roux, publiées en allemand à Berlin en 1970. L’édition est valorisée par des articles complémentaires de Roland Gotlib et Claude Guillon, le dernier biographe en date des Enragés. Peut-on dès lors dire avec les auteurs que « Jacques Roux nous revient à point nommé » ? S’il faut souhaiter à cet ouvrage le succès qu’il mérite dans « le livre d’or de l’histoire universelle » (p. 457), on peut s’interroger sur les conditions de sa réception par un large public, à la fin des années 2010. L’immense érudition déployée dans l’ouvrage peut dérouter, lorsque l’auteur s’éloigne des sentiers battus d’une biographie « classique ». Des dissertations, bourrées de références, ouvrent et closent chacun des chapitres, comme une longue analyse du contexte de l’hiver 1792-1793 (pp. 171-176). Markov parsème ses analyses de jugements de valeur, le plus souvent étayés, parfois contestables par leur subjectivité, comme celui sur le numéro 233 du Publiciste de l’Ami du Peuple, qui traîne Jacques Roux dans la boue, qualifié ainsi : « Un des textes les plus mauvais de Marat » (p. 331). Quelques pages plus loin, figure cette formulation après l’assassinat de Marat : « Le “grand homme” de la gauche était mort. » Walter Markov prend toutefois des distances constantes avec son personnage, n’hésitant jamais à étaler certaines de ses faiblesses et contradictions. L’historien fait parfois place au romancier, lorsqu’il décrit la dernière entrevue entre Marat et Roux, quatre jours avant l’assassinat : « Le regard oblique que Jacques Roux lui jeta en ce 9 juillet avant de descendre les escaliers a frappé les témoins, “impossible à dépeindre”, un “regard prolongé de vengeance”. Mais peut-être une trop vive blessure lui donnait-elle ce regard fou ? » (p. 333). Certaines conjectures « romantiques » quant aux relations entre ses personnages renvoient à la fascination de l’auteur pour Zweig. À notre avis, ce mélange constant des genres suscite constamment l’intelligence du lecteur, qui doit rester sur le qui-vive pour en tirer le meilleur parti. Un autre problème découle des analyses par Markov des écrits de Jacques Roux, lorsque la citation ou la paraphrase l’emportent sur la distance au texte, qu’il s’éloigne ainsi des « normes universitaires », suscitant des réserves des préfaciers : « Markov résume souvent le texte de Jacques Roux, ce qui est légitime ; il le paraphrase aussi, ce qui est problématique » (p. 90). On pourra aussi mesurer, à un demi-siècle de distance, la distance significative entre le contexte des années 1960, idéologique, diplomatique, historiographique et le contexte des années 2010, tant « l’eau a coulé sous les ponts ». Mais Mathias Middell évoque avec justesse les potentialités du « roman à clé » de Walter Markov, cet intellectuel qui « cherche à saisir les mécanismes d’une situation plus que complexe », tout en étant « un homme engagé en faveur de l’émancipation humaine » (p. 482). Si je pouvais suggérer deux directions d’approfondissement contemporain des travaux de Walter Markov, elles concerneraient les liens entre Jacques Roux et les « citoyennes républicaines » d’une part, et, de l’autre, la question essentielle de la qualification de « curé rouge », qui figure dans le titre et dont les avancées historiographiques pourraient être mieux mises en évidence.
Mais il s’agit de remarques mineures au regard des apports considérables de cet ouvrage longtemps espéré, qui vient combler un retard inquiétant, « une frilosité historiographique et politique » qui n’ont plus de raison d’être aujourd’hui. Et nous ferons nôtre la conclusion de Matthias Middell : « Le travail de Markov sur le curé rouge a dévoilé des enjeux bien plus cruciaux que ceux de la sympathie ou du rejet que peuvent susciter la biographie d’un individu. Gageons que les multiples aspects du travail de cet auteur susciteront de multiples interprétations. »
Serge Bianchi
vendredi 15 mars 2019 :: Permalien
Publié dans Jeune Afrique n° 3034, du 3 au 9 mars 2019.
Parue en 1992 aux États-Unis, l’autobiographie de Rosa Parks est enfin traduite en français. L’occasion de découvrir la militante qu’elle fut.
On connaît de Rosa Parks (1913-2005) son refus de rejoindre les places arrière réservées aux Africains-Américains dans un bus de Montgomery, en Alabama, le 1er décembre 1955. Arrêtée puis condamnée à une amende, cette femme de 42 ans sera le détonateur d’un boycott de plus d’un an de la compagnie qui conduira à l’inconstitutionnalité des lois ségrégationnistes dans les bus et à l’émergence de figures pour l’égalité des droits civiques, dont le docteur Martin Luther King. Il a fallu attendre 2018 pour que son autobiographie, parue en 1992 aux États-Unis, soit traduite en français par Julien Bordier. « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent », cette phrase tirée d’un poème de Victor Hugo est le credo de Libertalia, maison d’édition indépendante et militante qui publie ce témoignage nécessaire. Elle caractérise aussi le destin d’une femme à la fois extraordinaire et ordinaire. Extraordinaire pour les raisons que l’on sait. Ordinaire car elle a vécu, comme beaucoup d’autres, les affres de la ségrégation dès le plus jeune âge. Le livre nous plonge dans l’intimité, indissociable du racisme, de Rosa Parks. Elle rappelle ainsi les humiliations subies tout au long de sa vie et aussi comment elle s’est construite, malgré tout, dans cet environnement délétère où son grand-père veillait le fusil à la main pour protéger sa famille du Ku Klux Klan, où des enfants blancs se permettaient d’agresser gratuitement des enfants noirs parce qu’ils étaient noirs, où réagir contre l’injustice exposait à la mort, où les tribunaux prenaient systématiquement le parti des Blancs contre les Noirs, où même les fontaines publiques avaient une couleur…
Leçon de vie
Au-delà de la compilation poignante des expériences vécues, Mon histoire est avant tout un livre politique. On est loin de l’image de la femme fatiguée qui ne voulait pas rejoindre la place qui lui était assignée. Rosa Parks et son mari étaient militants de longue date à la NAACP (National Association for the advancement of Colored People). Son geste de rébellion, aussi spontané soit-il, est dans le prolongement de son engagement. Couturière pour gagner sa vie, elle était secrétaire à la NAACP pour faire vivre ses idéaux. C’est en conscience qu’elle s’est mise en première ligne, puis qu’elle a accompagné le mouvement des droits civiques et créé, en 1987, l’institut qui porte son nom et celui de son mari. En France, Rosa Parks est aujourd’hui le nom d’un quartier, d’une gare, d’un centre commercial, de plusieurs établissements scolaires… Mon histoire, récit autobiographique, incarne qui était vraiment la femme derrière le vernis des étiquettes. En plus d’une leçon d’histoire, c’est une leçon de vie qui raconte comment en chacun de nous peut résider cet espace de résistance qui peut changer le monde.
Mabrouck Rachedi
vendredi 8 mars 2019 :: Permalien
Valérie Rey-Robert participait à l’émission Terriennes du 8 mars 2019 sur TV5MONDE :
www.youtube.com/watch ?v= R89RR5NsTqQ
vendredi 8 mars 2019 :: Permalien
Paru sur le site Cheek Magazine, mars 2018.
La fin de l’hiver s’annonce riche en sorties. Si les jours de froid reviennent, vous pourrez les passer sous la couette avec des essais réconciliant toutes les générations de féministes. Des pionnières à la seconde vague (Betty Friedan et Gloria Steinem) aux féministes intersectionnelles (Valérie Rey-Robert, Réjane Sénac et Françoise Vergès) en passant par une voix qui s’élève contre les thérapies de conversion, il y a de quoi étendre son horizon.
Une culture du viol à la française , de Valérie Rey-Robert
Ça raconte quoi ? Dans son premier essai, la brillante blogueuse féministe Crêpe Georgette décrypte l’histoire de la culture du viol dans la société contemporaine. De l’origine du terme « rape culture » dans les années 70 aux États-Unis aux affaires DSK et Weinstein, elle explique la manière dont la parole des victimes de violences sexuelles a été tue.
Pourquoi on le recommande ? Le blog de Valérie Rey-Robert a, au fil des années, permis à de nombreuses féministes en herbe de faire leur éducation. Dans son essai, elle continue sur cette voie en réalisant un travail extrêmement complet sur la culture du viol. En s’appuyant sur des chiffres, des affaires judiciaires et des exemples issus de la pop culture (comme les tristement célèbres scènes de Game of Thrones), elle montre la manière dont la société a inventé la figure du violeur tapi dans l’ombre d’une ruelle, faussant totalement la réalité des agressions sexuelles. L’essai analyse aussi des événements récents comme le traitement raciste des agressions sexuelles de Cologne en 2016, l’image du séducteur véhiculée par les médias après l’affaire DSK ou encore le mouvement #MeToo et la peur très française d’une « chasse aux sorcières ». Le féminisme de Valérie Rey-Robert est résolument intersectionnel et elle n’oublie jamais d’analyser les biais racistes ou classistes de cette culture. Dans la dernière partie de son essai, elle propose une analyse très actuelle et passionnante de « la culture du viol “à la française” qui tendrait à prendre des actes qui sont des violences sexuelles pour des faits culturels typiquement français ». Elle arrive même à glisser, au milieu d’histoires toutes plus désespérantes les unes que les autres, quelques notes d’humour. Et une fin pleine d’espoir.