Le blog des éditions Libertalia

Plus vivants que jamais, dans Lundi.am

mardi 27 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans lundimatin#138, le 19 mars 2018.

Plus vivants que jamais
fiche de lecture

J’ai lu déjà pas mal de bouquins sur Mai 68, particulièrement à l’occasion de la commémoration du quarantième anniversaire, en 2008. Un an auparavant, Sarkozy, en campagne électorale, avait prétendu vouloir en « liquider l’héritage »… Cela m’avait motivé, comme d’autres, je crois, pour me replonger dans cette histoire que je n’avais personnellement vécu que de loin – je n’avais que onze ans à l’époque, et la révolution s’était limitée pour mes copains et moi, dans notre quartier, à un mois de temps libre employé avant tout à perfectionner notre technique au ping-pong. Il y a dix ans, j’avais été marqué par la lecture de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures, dont j’ai parlé ici-même il y a peu. Ma découverte du cinquantenaire, c’est Pierre Peuchmaurd. « Plus vivants que jamais, nous prévient l’éditeur, a été initialement publié en novembre 1968 […]. Nous avons pris connaissance de ce texte fort en lisant Maintenant (La Fabrique, 2017). » Comme quoi les bonnes lectures en entraînent d’autres. Et celle-là en vaut la peine. Né en juillet 1948, Pierre Peuchmaurd avait vingt ans en Mai. Dans sa préface empreinte d’émotion, Joël Gayraud rappelle qu’il avait grandi « dans une maison pleine de livres ». Il découvrit très vite sa vocation : « J’ai écrit mon premier poème à treize ans, et non pas sur la route : dans mon lit, un matin. Ce fut un véritable ébranlement physique, comparable seulement à celui du premier coup de foudre amoureux. » Probablement en vécut-il d’autres entre-temps, mais à la lecture de Plus vivants que jamais, on peut sans risque affirmer que Mai ne fut pas le moindre… Au point qu’il est bien difficile de rendre compte de cette lecture. À propos d’une des nombreuses manifs de Mai, et des échanges entre camarades, Peuchmaurd écrit : « Ce qu’on disait, c’est trop bête de l’écrire. Ça ne vit que sur les lèvres. » Mais il réussit tout de même à faire passer le souffle de ces journées – de ces nuits : il s’échappe de ces pages un âcre parfum de lacrymos… ce texte est une sorte de « journal des barricades » qu’on aimerait citer de bout en bout, tellement il nous fait éprouver physiquement le plaisir intense procuré par l’émeute, par « l’ouverture des possibles », comme disait Sartre. Un exemple parmi beaucoup d’autres : « Mardi 21. Paris-sur-Grève. Une ville paralysée et plus vivante que jamais. Parce que ce qui est paralysé est ce qui, en temps ordinaire, paralyse. Le métro étouffe, il n’y a plus de métro ; l’université façonne, il n’y a plus d’université ; l’usine broie, il n’y a plus d’usines ; nombre de bureaux retournent à leur poussière. Paris respire et n’en croit pas ses bronches. Jusqu’au pas des gens qui est différent, on dirait plus léger. En même temps qu’à parler, ils réapprennent à marcher. On repart à zéro. Cette fois, en sortira-t-il des hommes ? À quelques sales gueules près, et pas seulement les casquées, ils ont l’air plus heureux aussi. Quelque chose d’enfantin, quelque chose de nouveau. Fin de l’hibernation. »

Mais… avec un s, cette fois. « Mai 68 n’a pas eu lieu », ont dit plus tard Deleuze et Guattari. Certes pas contre Mai 68. Mais parce que la société française, après avoir respiré un grand coup (« Du possible, sinon j’étouffe », c’était ça, Mai 68, selon eux), est retournée à son apnée. Et bien sûr, ce n’est pas la faute des manifestants de Mai. Cependant, le jeune homme qu’était Pierre Peuchmaurd (à la fin de son livre, « après Mai », il dit : « Nous avons vingt ans de plus, nous sommes plus jeunes que jamais. »), ce jeune homme donc se montre plus lucide que les politiciens rassis : « Samedi 25. On a peine à y croire. Même nous. Oui, même nous. L’aube, ce 25 mai, est fasciste.

« C’est encore une victoire, pourtant, mais qui nous a brisés. Une victoire politique, d’abord. Les ouvriers se sont battus. Une victoire sur le terrain aussi. Jusqu’au repli sur le Quartier, du moins. Il n’est pas vrai que nous ayons été manipulés, désorganisés par la police comme le prétend la presse. Cela sera vrai le 11 juin, mais hier non. C’est même exactement le contraire : les flics, débordés de toutes parts, perdant des tronçons entiers de la manif et ne sachant plus où donner du talkie-walkie. Une nouvelle forme de combat de rue a été inaugurée : le harcèlement des cordons de flics par de petits groupes – cent à deux cents types. La guérilla urbaine.

« Victoire morale aussi. Ça bien sûr, ça toujours.
« Alors pourquoi est-ce une défaite ? parce que nous n’avons pas pris Paris ? Tout bêtement, oui. Paris, ce soir, était à prendre. Et nous ne l’avons pas fait. Paris était à prendre, dans les ministères on faisait ses valises, le pouvoir n’avait plus que ses flics, il en aurait fallu davantage pour nous arrêter. Nos erreurs, cette nuit-là, furent politiques. Nous étions là, tous, pour faire une aube socialiste. C’est raté, joyeusement raté. Là est peut-être le vrai tournant de mai. Erreurs tactiques que celles qui nous ont paralysés avant de nous conduire au massacre. Mais issues d’erreurs politiques : celle, surtout, de retourner au Quartier, de nous y regrouper comme des cons, comme des phalènes. Il fallait nous morceler, investir la ville. C’était possible, bon Dieu, c’était possible. Mais voilà, il paraît que le Quartier est notre « base rouge ». Rouge sang, oui.

« L’autre erreur est de ne pas avoir su nous libérer à temps du mythe de la barricade. Une barricade ne tient pas devant les grenades, Gay-Lussac aurait dû nous l’apprendre. Il fallait, dès cette nuit, généraliser la guérilla, multiplier les offensives et, très tôt, nous n’avons plus mené qu’un combat défensif. »

C’est à pleurer… Mais bon, il vaut peut-être mieux se souvenir d’autres scènes, comme celle-ci :

« Lundi 27. La grève continue, entre dans sa deuxième phase : la résistance. Ce dont M. Séguy fait l’amère expérience quand les gars de chez Renault l’envoient paître, le pauvre, lui qui venait pourtant les amuser avec de si jolis hochets. Mais les pièges à cons ne prennent que les cons. Serait-ce que le secrétaire général de la CGT considère comme telle la classe ouvrière ? Toujours est-il qu’elle le lui rend bien et qu’il s’est vendu pour rien rue de Grenelle. Et puis voilà que c’est partout pareil, que personne n’en veut de ses amuse-gueules. Et lui, du coup, si fier pourtant l’instant d’avant, obligé de démentir qu’il n’a rien signé. Marrant comme tout. »

Ou celle-là :

« Mardi 28. […] Sur le soir, Cohn-Bendit se ramène [il avait été interdit de séjour en France le 21 mai, alors qu’il se trouvait à Francfort]. Couillonnées, toutes les polices de France. On n’a jamais tant ri. C’est ce qu’il y a de bien, avec Daniel, on se marre toujours.
« Nous apprenons la chose rue d’Ulm, à une réunion du 22 mars. Presque aussitôt est prise la décision d’annoncer, pour le lendemain au Grand Amphi, une conférence de presse de notre petit copain. Et puis, bernique, il n’y sera pas. On mettra trois types à la place. Rien contre Daniel dans tout ça. Simplement lui éviter les pièges du vedettariat. Nous n’avons ni chef ni tête d’affiches. La Sorbonne n’est pas un music-hall. Avis aux plumitifs à la une. »
Bref, les ouvriers de Renault ont repris le travail, comme tous les autres, tandis que Cohn-Bendit s’est découvert une vocation pour le music-hall.

« Bon. Et nous dans tout ça ? Nous les paumés d’avant mai. Eh bien, précisément nous nous sommes retrouvés. Retrouvés entre nous d’abord, et c’était important. Retrouvés en nous, ce qui l’est plus encore. Que plus rien ne soit comme avant, c’est con de dire des choses comme ça, mais c’est vrai. Et l’on n’imagine pas à quelle profondeur cela va. Et nous ne le voulons plus. Quelque chose est passé qui s’appelle, stupidement, l’espoir ou, peut-être, la certitude, et qui fait que nous sommes autres. »

Antiopées

Louise Bryant et Voline dans La Révolution prolétarienne

mardi 27 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

À propos des livres parus à l’occasion du centenaire d’Octobre 17, dans La Révolution prolétarienne, mars 2018.

Un centenaire pour rien ?

Depuis la fin de l’année 2017, il est possible de tenter un bilan des livres parus à l’occasion du centenaire de la révolution russe de 1917 – bilan, disons-le toute de suite, qui ne prétendra ni à l’exhaustivité ni à l’objectivité. Surtout que, dans ce domaine, les prétendus spécialistes universitaires de la question ne se privent pas de faire de leurs présupposés politiques des vérités scientifiques sans craindre des amalgames que l’on aurait espéré révolus [1].

Si l’on s’en tient à la sélection du catalogue annuel d’une excellente librairie, on trouve 14 titres à la page « octobre 17, URSS » publiés par 12 éditeurs différents [2]. Seules deux maisons, Libertalia et les nuits rouges, proposent deux ouvrages à ce sujet : La Révolution russe de Voline et Six mois rouges en Russie de Louise Bryant, pour l’un, L’Agonie de la Révolution d’Emma Goldman et Petrograd rouge – la révolution dans les usines de Steven A. Smith pour l’autre. Il faut aussi remarquer que les rééditions dominent largement les ouvrages inédits, de même que les éditeurs indépendants (Agone, L’Échappée, La Lenteur, les nuits rouges, Libertalia, Nada, etc.) sur les grands groupes d’édition (La Découverte, Le Seuil, etc.).

La surprise de la production de ces éditeurs indépendants vient de la réédition du célébrissime Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed (1887-1920) par Nada, une maison explicitement libertaire. En effet, ce témoignage engagé, voire de parti pris, écrit à chaud a été tiré à des millions d’exemplaires et traduit dans le monde entier, façonnant sur le long terme, et à divers moments clés, ce que l’on peut appeler le « mythe d’Octobre » pour la plus grande gloire de Lénine et des coryphées du bolchevisme. D’autres éditeurs en proposent d’ailleurs une édition de poche dans diverses traductions. Mais celle proposée par Nada est de loin la meilleure et toute lecture de John Reed sur 1917 devra en passer par là tant elle enrichit le texte par l’ajout d’inédits, d’une intéressante préface, d’une iconographie remarquable et d’un précieux appareil critique. Seule ombre au tableau de ce remarquable travail éditorial : l’absence d’un index des lieux et des noms propres qui aurait été d’une grande utilité pour une somme de plus de 700 pages. Sur le fond, par contre, nulle surprise : on y retrouvera l’efficacité de la plume du journaliste américain et un engagement sans faille en faveur du bolchevisme perçu par l’auteur comme le seul à même de conduire une révolution victorieuse. C’est d’ailleurs cet exclusivisme qui frappe à la lecture : en dehors des bolcheviks, il n’y a point de salut, pourrait-on dire ! Sur la question de la liberté d’expression, l’auteur, tant idéologiquement comme représentant de la gauche américaine que professionnellement comme journaliste en est, bien entendu, un chaud partisan. Mais, dès le « coup d’État », dixit Rosa Luxemburg, d’octobre 17, les revendications des opposants aux bolcheviks sur ce thème sont déconsidérées comme « bourgeoises » et faisant le jeu de la « réaction » - quels que soient ceux qui s’en réclament. On note aussi l’absence quasi-totale des anarchistes dans son récit. Pourtant Reed connaissait des libertaires aux États-Unis et avait côtoyé Emma Goldman, mais en Russie il ne manifeste nul intérêt pour ce courant. Quant à savoir ce que Reed aurait pensé de l’évolution du régime, il est bien sûr impossible d’en préjuger. Un siècle après, le livre reste comme un modèle de journalisme engagé, plus apte à dénoncer les fausses nouvelles de la presse bourgeoise que de s’interroger sur le modèle de société mis en œuvre par les bolcheviks. Le témoignage de son ex-compagne Louise Bryant (1885-1936), paru en 1918 aux États-Unis et traduit en français l’an dernier, n’a bien sûr pas le même statut dans l’élaboration du mythe, mais possède, peu ou prou, les mêmes caractéristiques que le livre de Reed : empathie pour la révolution russe limitée aux seuls bolcheviks (et leurs alliés de la période considérée), sens du récit et qualités d’écriture. Il s’y ajoute une grande attention et de beaux portraits de grandes figures révolutionnaires féminines comme Alexandra Kollontaï, Maria Spiridonova ou Catherine Breshkovski ou d’anonymes comme les femmes du Bataillon de la mort précipités dans le maelstrom de la révolution.

Autre découverte aussi tardive que passionnante, celle du témoignage d’Emma Goldmann (1869-1940) paru à New York en 1924, My Further Disillusionment in Russia, traduit sous le titre de L’Agonie de la Révolution. On y suit le parcours de l’anarchiste américaine d’origine russe de son expulsion des États-Unis en janvier 1920 à destination de la jeune Union soviétique jusqu’à son départ pour la Finlande en décembre 1921, toujours avec son ex-compagnon Alexandre Berkman. D’abord inconditionnelle d’un régime qu’elle a ardemment défendu aux États-Unis, elle est reçue comme une hôte de marque qui a ses entrées auprès des dirigeants bolcheviks. On lui confie même, avec Berkman, la mission de constituer un fond pour le futur musée de la Révolution. Mais, rapidement, des doutes, puis des interrogations fondamentales la taraudent qui prennent définitivement corps avec la répression de l’insurrection de Cronstadt et l’amènent à un rejet sans appel du régime. Désormais, comme elle l’écrit, elle se refuse à contribuer « à la perpétuation du mythe selon lequel bolchéviques et révolution seraient synonymes », considérant que « rien n’est plus éloigné de la vérité ». Et c’est parce qu’elle est « une révolutionnaire » qu’elle « refuse de [s]se ranger aux côtés de la classe dirigeante, qui, en Russie, s’appelle Parti communiste ». Cela avait le mérite d’être clair !

Dans la veine de la critique anarchiste précoce du régime bolchevik, Libertalia a aussi repris le livre de Voline (1882-1945), déjà mentionné plus haut. Il s’agit de la contribution de l’auteur de La Révolution inconnue à l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure publiée en 1934 dans un livre collectif, La Véritable Révolution sociale, jamais réédité depuis. On peut la considérer comme la première ébauche de son œuvre majeure qui a le double mérite de poser la révolution russe comme un processus historique de long terme tout en en proposant une vision libertaire, par en bas, aux antipodes d’une conception avant-gardiste, centraliste, partidaire. Elle ne remplace pas la lecture de La Révolution inconnue, mais pourrait servir de première approche à des lecteurs intimidés par son imposant volume tout en contribuant à populariser ses thèses auprès d’un public plus nombreux. Il faut noter que, dans sa courte bibliographie, Voline mentionnait le livre de Victor Serge, L’an I de la révolution russe, écrit entre 1925 et 1928 et paru à Paris en 1930. Ce dernier a fait aussi l’objet d’une réédition (Agone, 2017), complétée par La ville en danger et du dernier article de Serge dans La Révolution prolétarienne en 1947, « Trente ans après ». Voici ce qu’en disait Voline peu de temps après sa première édition : « Séjournant depuis longtemps en Russie, connaissant la langue, ayant été en relation non seulement avec presque tous les bolcheviks éminents, mais aussi avec des anarchistes, lui-même ancien anarchiste (aujourd’hui trotskiste en disgrâce et déporté), l’auteur puise, néanmoins, sa documentation uniquement aux sources bolchevistes. […] Naturellement, ceci diminue de beaucoup sa valeur. » On gardera à l’esprit ces remarques en lisant ou relisant ce gros livre qui n’est malheureusement pas le meilleur d’un auteur dont la grandeur et l’importance sont pourtant incontestables.

Autre réédition dans un tout autre genre : celle du livre de Malcolm Menzies, Makhno une épopée. Publié en 1972 chez Belfond, alors que l’on ne disposait que de fort peu de publications sur le mouvement makhnoviste, le livre prend un tout autre sens dans le contexte actuel où il est repris dans une collection littéraire. En effet, d’un point de vue historique et documentaire, le lecteur peut se reporter aux travaux d’Alexandre Skirda à qui l’on doit une biographie de Nestor Makhno (1889-1934) traduite en plusieurs langues comme l’édition et la traduction de ses écrits [3]. Ceux-ci s’ajoutent aux autres études et traductions du même auteur, indispensables à toute histoire de la révolution russe et rééditées récemment [4]. Le livre de Malcolm Menzies est plutôt l’évocation du personnage de Makhno par un jeune écrivain anglais à une époque où tout, ou presque, restait à découvrir mais où subsistaient encore quelques témoins (Ida Mett, Nicolas Lazarevitch, les fils de Voline, Louis Lecoin, etc.). En écrivant ce livre, il fit, comme il le dit lui-même son « initiation à l’anarchisme », révélant dans ces pages « l’ardeur de [s]a jeunesse » et sa « passion pour un homme plutôt qu’un épisode de l’Histoire » ainsi qu’un « manque d’orthodoxie » qui en fait, avec son style, un véritable écrivain [5].

Last but not least, il faut ajouter à cette sélection, la réédition d’un ouvrage important sur Lénine et la politique de son parti vis-à-vis des paysans, Lénine face aux moujiks de Chantal de Crisenoy. Issue d’un travail universitaire, cette étude en a conservé le sérieux sans s’encombrer des scories et travers académiques habituels. Elle examine les analyses de Lénine sur le développement du capitalisme en Russie et la place de la paysannerie, avant de livrer une étude précise de la politique paysanne des bolcheviks au pouvoir qui aboutit à faire de la lutte contre les paysans « la question capitale de la révolution ». Sa conclusion, imparable, définit le léninisme comme « un jacobinisme radical » et fait un sort à la « fausse excuse » de la « conjoncture » pour expliquer « les pratiques dictatoriales du parti ». In fine, s’interrogeant sur les tentatives de « sauver Lénine », elle s’interroge : « n’est-ce pas alors avant toute chose préserver le rôle dominant des intellectuels, leur droit, leur devoir même, à diriger ouvriers et paysans ? » En l’occurrence, poser la question, c’est y répondre !

Quelques-uns de ces livres permettraient d’en finir avec le mythe d’Octobre et l’identification de la révolution avec le léninisme-bolchevisme à condition qu’ils puissent toucher un public significatif dans les milieux dits de la gauche radicale. C’est à ce prix que ce centenaire aurait pu avoir son utilité. Malheureusement, globalement, le sujet n’intéresse que fort modestement les nouvelles générations militantes alors même que la question russe et celle du stalinisme avaient paru à juste titre incontournables aux précédentes. Faute de prendre le problème à bras-le-corps, on assiste plutôt à une lente décomposition des esprits, entre thèses déconstructionnistes délirantes et réhabilitation par la bande des théories étatistes et centralistes du changement social. Bref, un centenaire pour rien ?

Louis Sarlin

[1Lire, par exemple, l’entretien avec Eric Aunoble, « Que lire ? » dans CQFD, n° 158, octobre 1917. Ce dernier considère qu’« un certain discours anti-bolchevik a triomphé, y compris à gauche et à l’extrême gauche, ce qui est le signe d’un recul de la conscience non seulement politique, mais aussi historique » (sic), car, « des éléments de la critique de gauche […] (vont) irriguer une critique fondamentalement réactionnaire » (resic).

[2Quilombo 15 ans 2002-2017, p. 15.

[3Alexandre Skirda, Nestor Makhno – Le cosaque libertaire (1888-1934), Éditions de Paris/Max Chaleil, 1999 ; Nestor Makhno, Mémoires et écrits 1917-1932, Ivrea, 2009.

[4Alexandre Skirda, Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Spartacus, 2016 ; Kronstadt 1921 - Soviets libres contre dictature de parti, Spartacus, 2017.

[5De Malcolm Menzies, on lira aussi sa tragique évocation de la bande à Bonnot, En exil chez les hommes (Rue des Cascades, 2007) et celle d’une colonie anarchiste individualiste oubliée au Costa Rica, Mastatal (Plein Chant, 2009). Sur Makhno une épopée, on se reportera pour en savoir plus le bel article que lui a consacré le site de critique bibliographique À contretemps, « Makhno, un homme parmi les hommes » :
http://acontretemps.org/spip.php?article645

Plus vivants que jamais sur le blog de Jean-Claude Leroy

mardi 13 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Mediapart de Jean-Claude Leroy, mars 2018.

Le printemps 68 du poète Pierre Peuchmaurd

« Quelque chose passe. C’est la première caresse de mai. Il y a des ouvriers, des jeunes. C’est la première victoire mais Saint Denis n’est pas pour ce soir. Ce qu’on disait, c’est trop bête de l’écrire. Ça ne vit que sur les lèvres. » [mardi 7 mai 1968]

Il est pour beaucoup d’entre nous un des poètes marquant de sa génération. Résolument surréaliste quand l’heure n’y était plus forcément, il demeura fidèle à cette famille et œuvra discrètement, toujours dans et pour le maillage des amitiés fertiles, maillage résistant à cette grise époque, maillage dont la trace exquise fournit l’exemple d’une manière de vivre, d’aimer, de créer.
Au printemps 68 Pierre Peuchmaurd attrape ses 20 ans. Il est à Paris, a déjà quitté les études. Très vite il rejoint la rue, se fait protagoniste lambda. Non pas à Waterloo mais à Saint-Michel, il n’a que ses yeux pour voir et les rumeurs pour entendre. Bruits et mots de la rue, à odeur de pavé et de lacrymo.

« Ceux qui étaient aux barricades les racontent à ceux qui n’y étaient pas. Les embarqués expliquent aux intacts. »

Il écrit ce Plus vivants que jamais de l’intérieur de l’émeute, fait part de la peur et surtout du plaisir, et s’il rapporte les idées du temps, ce n’est jamais avec grandiloquence, plutôt avec précision. Ce printemps-là, Pierre Peuchmaurd, rêveur comme bien d’autres, n’avait pas osé l’espérer.

« Il y avait si longtemps qu’on l’attendait. Qu’on ne l’attendait plus. Avant c’était avant. Ce que cela fait drôle, aujourd’hui dans la bouche. »

Alors ce sont les barricades. Il croise des amis, reconnaît Cohn-Bendit, qui se marre tout le temps (on a compris depuis pourquoi). Rappelle que, dans les esprits avides de révolution, courent le plus souvent en bruit de fond la trahison de l’URSS, la poudre de Guevara, le vent diviseur de la Chine. Il résume : « Nous étions en suspens. »

Peuchmaurd observe « ceux chez qui une idéologie cotte de maille renforce un indécrottable optimisme », remarque les anars, « ce sont eux les plus sympas, aujourd’hui ». Ajoutant : « Et puis un drapeau noir par-ci, par-là, ça soutient.  »

Le 10 mai, il décrit une troisième barricade : « Sous les grenades, entre les incendies, dans la terreur du chlore, ce n’est plus une bataille, c’est une battue. Le troupeau qu’on pousse devant soi et qui renâcle. Qui renâcle tant qu’il peut et peut de moins en moins. »

Parmi les inscriptions murales qui fleurissent sur les murs et que relève le diariste sensible, quelques vers opportuns d’un poète d’exception (et donc toujours ignoré des cuistres), qu’avec brio, il contribuera plus tard à faire reconnaître : Maurice Blanchard. « LA PLUS BELLE SCULPTURE/C’EST LE PAVÉ DE GRÈS/LE LOURD PAVÉ CUBIQUE/C’EST LE PAVÉ QU’ON JETTE SUR LA GUEULE DES FLICS. » Le jeune rebelle avait pourtant fait part de son scepticisme devant la capacité du pavé, avant d’ajouter, quasi converti : « Je ne sais pas encore que le pavé est sauvage, je ne sais pas encore sa force. »

Le 13 mai, il déplore : « Dire qu’on défile avec Marchais ! » Le 17, comme, d’autres, il sent que les choses échappent vraiment aux premiers allumeurs de feu, et il s’en réjouit, car, en dépit des organisations syndicales (« qui en sont encore à se demander ce qui leur arrive ») ou politiques, la classe ouvrière prend le relais.

Le 24 mai, avec un certain regret : « Nous sommes même un certain nombre à loucher vers l’armurerie sur le trottoir d’en face. On ne lui fera pas le sort qu’elle méritait. On est trop cons. »

Et puis le 25, une notation qui n’a pas vieilli du tout, on croirait entendre nos ministres d’aujourd’hui pester contre « les casseurs, les cagoulés venus d’on ne sait où » : « Il n’y a pas que l’aube qui soit fasciste. Il faut avoir entendu Monsieur Fouchet – ah Monsieur Fouchet ! – hurler au complot, à la pègre, et le reste.
La pègre. Des dizaines de milliers de jeunes ouvriers, la pègre. Des dizaines de milliers d’étudiants, la pègre. Toi et moi, nous, vous, la pègre. La pègre, Monsieur Fouchet, mais regardez donc autour de vous ! »

Le jeune émeutier parle de victoire, mais d’une victoire « qui nous a brisés ». Les flics ont été débordés. Il y avait un début de guérilla urbaine. Cependant Paris n’a pas été pris. « Paris, ce soir, était à prendre. Et nous ne l’avons pas fait. Paris était à prendre, dans les ministères on faisait ses valises, le pouvoir n’avait plus que ses flics, il en aurait fallu davantage pour nous arrêter. Nos erreurs, cette nuit-là, furent politiques. Nous étions là, tous, pour faire une aube socialiste. C’est raté, joyeusement raté. Là est peut-être le vrai tournant de mai. »

Plutôt que retourner au Quartier latin, il fallait, selon lui, « généraliser la guérilla, multiplier les offensives [alors que] très tôt, nous n’avons plus mené qu’un combat défensif ».

Précieux témoignage que ce journal sans fard, sans envolées surplombantes comme on en lira tant par la suite, mais d’une « précision de sentiment » imparable. Si le jeune témoin-acteur ne s’interdit pas de dire parfois son incompréhension comme son enthousiasme, c’est qu’il ne triche pas avec lui-même. L’histoire, s’en chargeront les futurs rentiers des causes perdues qu’on fait semblant d’avoir tout à fait gagnées. Peuchmaurd ne mange pas de ce pain-là. Il fera sa route au gré d’un orbe minoritaire et comme se souvenant avec le sérieux d’un homme d’esprit de ce qu’il avait écrit en 68, une sorte de sienne devise qu’il se chargera d’appliquer : « Une raison différente naît de la folie retrouvée. Cette fois, c’est vrai, la poésie est dans la rue. »

Les fins lecteurs du Comité invisible citent ce livre dans leur dernier essai, ceux de Lundi matin le reprennent à temps opportun, le goût comme l’expérience de l’insurrection et son expression à certains moments se propagent, postérité véritable. Et qui opère.

L’auteur de Plus vivants que jamais s’est effacé en 2009. Dans une préface éclairante à cette réédition, Joël Gayraud nous rappelle le parcours du poète et souligne la pertinence de cette réédition : « Aujourd’hui, une fois refermé ce petit livre, le lecteur sort convaincu que mai 68 a bien été, sinon une révolution, puisque l’ordre apparent a été rétabli, mais un authentique moment révolutionnaire, où pour chacun de ceux qui l’ont vécu s’imposait l’évidence que désormais l’on pouvait “plus vivre comme avant”. »

Et quelques vers de Pierre Peuchmaurd :

La vérité n’est jamais nue
elle porte une robe de ronces
Le vent dans son dos ne fait battre aucune aile
sa langue est un crochet
aux yeux de clairs charniers
 [1]

Jean-Claude Leroy

[1in Parfaits dommages et autres achèvements, Montréal, éditions L’Oie de Cravan, 2007.

Voyage en outre-gauche dans Le Monde des livres

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Monde des livres, 8 mars 2018.

Voilà un livre qui participe salutairement de l’inflexion historique consistant à « décentrer » Mai 68. Comme le montre Lola Miesseroff, la révolte ne fut pas seulement parisienne mais provinciale, à la fois étudiante et ouvrière, animée par une multitude d’acteurs fuyant la notoriété, soucieux de réaliser ici et maintenant un monde libéré de la marchandise et de la hiérarchie. La limite et la beauté de ce livre tiennent à son absence de visée scientifique : en se fondant sur son expérience de militante forgée autour de Marseille, et sur une trentaine de témoignages anonymes, l’auteure déploie des « mémoires croisées » qui rappellent comment, à partir du milieu des années 1960, la révolte s’est cristallisée à partir de foyers de contestation radicaux et atypiques.
Elle baptise « outre-gauche » cet archipel hétérogène, à la fois anticapitaliste et antistalinien, qui rêvait de démocratie des conseils, dans le sillage du groupe Socialisme ou barbarie et sous l’influence de l’Internationale situationniste. Chahutant les organisations maoïstes et même trotskistes, cette nébuleuse libertaire a joué un rôle-clé dans le déclenchement de la révolte. À Strasbourg, puis Nantes et Bordeaux, elle a débordé les bureaucraties syndicales étudiantes et ouvrières, sous le signe de la démocratie directe, de l’anarchie et du surréalisme. On apprend beaucoup de choses, par exemple comment, sur la plage d’Arcachon, avaient été expérimentés des pyramides humaines – les « tas » – entre gens qui ne se connaissaient pas : dans ce cas-là du moins, « l’idée n’était pas de baiser, mais de sentir les corps ». Dénonçant la civilisation du travail et de la consommation, exaltant la libération de la parole, ce mouvement était aussi porteur de contradictions et d’illusions que les décennies 1970-1980 allaient révéler.

Serge Audier

B. Traven dans Le Monde diplomatique

vendredi 9 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Dans Le Monde diplomatique, mars 2018.

« B. Traven, écrivain mystère et œuvre légendaire »

Grand romancier d’aventure et artisan de fables sociales, B. Traven, l’auteur du Trésor de la sierra Madre – un roman mondialement célèbre depuis la sortie en 1948 du film de John Huston avec Humphrey Bogart –, considérait qu’« un créateur ne saurait avoir d’autre biographie que son œuvre ». Et il passa sa vie à si bien brouiller les pistes qu’on ignore encore aujourd’hui ses date (1882 ?), lieu de naissance et patronyme véritables. On ne connaissait guère qu’une légende d’écrivain-aventurier traversant de nombreux pays et finissant par s’installer au Mexique… Il fallut donc beaucoup de passion et de recherches à Rolf Recknagel (1918-2006) pour mener à bien sa précieuse entreprise biographique. Aujourd’hui publié en format poche par Libertalia, le résultat parut en 1965, et il le compléta quatre fois.

S’il ne résout pas l’énigme des origines, Recknagel parvint à établir sans conteste, et du vivant même de Traven, que ce dernier était bien allemand et qu’il ne faisait qu’un avec Ret Marut, connu en Allemagne de 1907 à 1922 – deux points que ledit Traven s’obstina à nier jusqu’à la fin de ses jours. Dans plusieurs villes, Recknagel a retrouvé les traces de Marut, comédien puis pamphlétaire dans le brûlot Der Ziegelbrenner (Le fondeur de briques). Enfin, durant la révolution des conseils de Munich, en 1919, il est aux côtés de son ami le socialiste libertaire Gustav Landauer. Recknagel établit aussi sa filiation avec l’anarchisme individualiste, et en particulier avec la pensée de Max Stirner, l’auteur de L’Unique et sa propriété.

Il mena ses recherches en historien scrupuleux et en spécialiste de la littérature contemporaine, citant largement les textes de l’auteur, mais aussi les documents et les témoignages retrouvés. Parmi ses nombreux mérites, le moindre n’est pas de donner sans conteste l’envie de lire, ou de relire, les romans de Traven. En complément de cette biographie, signalons la parution d’un tout petit, mais réjouissant, recueil de nouvelles, Le Gros Capitaliste. On y apprendra comment un Indien déconcerte un industriel yankee adepte des « bienfaits de la croissance », ou encore comment une communauté indienne conçoit la démocratie directe, refusant tout privilège au chef.

« Ma vie m’appartient, seuls mes livres appartiennent au public », disait B. Traven. Cependant, beaucoup de ses œuvres restent à traduire. Pour la période de 1912 à 1921, seules quelques nouvelles l’ont été, en dehors de la petite anthologie du Ziegelbrenner parue à L’Insomniaque. Pour la période allant de 1926 à sa mort, plusieurs romans sont inédits en français – Der Wobbly (1926), Der Marsch ins Reich der Caoba. Ein Kriegsmarsch (1933), Die Troza (1936)… Alors qu’on lui demandait quel livre il emporterait sur une île déserte, Albert Einstein aurait répondu : « N’importe lequel pourvu qu’il soit de B. Traven ! » Le conseil vaut d’être suivi. Mais, s’il fallait tout de même choisir parmi la bonne quinzaine de titres disponibles (La Révolte des pendus, Indios, etc.), ce serait Le Vaisseau des morts (1926) et Le Trésor de la sierra Madre (1927). Sans doute parce qu’il y a mis beaucoup de lui-même et de son expérience : pour le premier, celle de l’échec des révolutions européennes des années 1918-1920, et de la condition d’un sans-papiers livré à la plus cynique exploitation capitaliste ; pour le second, celle de l’échec de la course au profit, qui tourne à l’obsession, voire à la folie.
Les cendres de celui qui fut un ardent défenseur des populations indiennes ont été dispersées au-dessus des forêts du Chiapas, là où, le 1er janvier 1994, débuta l’insurrection zapatiste. Une autre histoire…

Charles Jacquier