Le blog des éditions Libertalia

Femmes pirates dans Libération

mercredi 26 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Libération, le 22 juillet 2019.

Mary Read et Anne Bonny, corsaires au temps des corsets

Libres et courageuses, les deux flibustières déguisées en homme se sont faites connaître au moment de leur arrestation par les Anglais au large de la Caraïbe au début du xviiie siècle. Et tant pis si leur présence à bord des navires était théoriquement interdite par le code des pirates…
Râtelier édenté, jambe de bois et œil bandé : la figure du pirate sans foi ni loi, du gueux à la barbe hirsute, sabre dressé, a façonné́ l’imaginaire populaire. Tout comme le Jolly Roger, l’étendard noir à tête de mort, hissé pour signifier à l’ennemi que son temps est compté. Surprise : parmi cette frange insoumise des gens de mer se cachent parfois des femmes. Mais leurs tribulations sont vite reléguées aux oubliettes de l’histoire. Au mieux ont-elles droit à une mention dans les livres pour enfants ou servent-elles dans les films de faire-valoir glamour à leurs pairs masculins. Ces flibustières se travestissent pour assurer leur survie. Car, à l’époque, leur présence à bord est prohibée par le code des pirates. Elles sont suspectées de porter la guigne, d’inciter à la bagarre. Qui trahit la règle est promis à l’appétit des requins infestant les eaux du Ponant.
Deux femmes pourtant, deux stars méconnues aujourd’hui, vont faire parler d’elles au début du XVIIIe siècle : Mary Read et Anne Bonny, capturées le 21 octobre 1720 avec l’équipage du flamboyant John Rackham, alias « Calico Jack ». L’âge d’or de la piraterie touche alors à sa fin dans la Caraïbe, devenue l’un des eldorados du commerce colonial à la période moderne. Depuis plusieurs mois, Rackham pille avec méthode, au large de la Jamaïque, des esquifs de pêcheurs, des goélettes employées au négoce dans les Indes occidentales. Tout est bon à prendre : matelots pour grossir la horde, poisson séché, viande boucanée, matériel de navigation, tabac, épices et, bien sûr, coffres renfermant les livres sterling qui alimentent le butin commun. Sir Nicholas Lawes, le gouverneur de l’île, est plus qu’exaspéré́ de ces exactions. Il arme un navire et nomme à son commandement le capitaine Jonathan Barnet, qui fait cap sur la pointe Negril, où Rackham a largué l’ancre pour une journée de relâche. Quand Barnet apparaît à l’horizon, les bandits tentent de fuir. Mais quelques barriques de rhum sommairement raffiné ont sans doute émoussé́ leur hardiesse légendaire. Les soldats de Barnet lancent l’abordage, seuls trois pirates, puis deux, résistent, hurlant aux couards réfugiés sous le pont de ne pas déposer les armes. Ce sont Mary Read et Anne Bonny, qui combattent comme des diables glabres.

« Vies errantes »
Malgré son acharnement, le duo réfractaire est emmené avec ses compagnons dans les geôles de Santiago de la Vega, l’ancienne Spanish Town. Les autorités découvrent, médusées, que le redouté Rackham s’est autorisé à enrôler des dames. Leur cas sera traité à part. Le 16 novembre 1720, le pirate comparaît avec huit membres de son équipage devant la cour d’amirauté. Ils plaident non coupables, assurant que « leur entreprise ne visait que les Espagnols, et avancent d’autres arguments résumés dans le compte rendu du procès par les termes “autres vaines et lamentables excuses du même genre” », retrace Marie-Ève Sténuit, historienne de l’art et archéologue sous-marin, dans Femmes pirates, les écumeuses des mers [1].
Las ! Les vilains sont condamnés à la pendaison. Avant d’être conduit au gibet, Calico Jack demande à voir une dernière fois sa belle, Anne Bonny. « Mais il n’en reçut d’autre consolation que celle de s’entendre dire qu’elle était fâchée de le voir ainsi mais que s’il s’était battu comme un homme, il n’aurait pas été pendu comme un chien », raconte Daniel Defoe, sous le pseudonyme du capitaine Charles Johnson, dans Histoire générale des plus fameux pirates, publié à Londres entre 1724 et 1728. L’auteur de Robinson Crusoé fait référence sur la courte historiographie dédiée à nos deux piratesses.
En cette fin novembre 1720, Anne Bonny et Mary Read bénéficient de la clémence de la couronne anglaise, pour une même raison : elles sont enceintes. L’exploration des nouveaux mondes a bousculé nombre de concepts philosophiques et politiques. Mais un interdit prévaut dans l’univers puritain anglo-saxon du début du XVIIIe siècle : hors de question de condamner l’enfant à naître, sa mère fût-elle une pécheresse. Mary Read n’a pas le temps de donner la vie, elle trépasse dans sa cellule « d’une fièvre maligne », dit Defoe. Anne Bonny, elle, « demeura en prison jusqu’à son accouchement et bénéficia ensuite d’autres sursis à son exécution. Ce qu’il est advenu d’elle, nous ne pourrions le dire. Nous savons seulement qu’elle ne fut pas pendue », précisent les écrits du capitaine Johnson. C’est leur condition, et leur conditionnement de genre, qui permirent aux aventurières de déjouer le sort réservé aux forbans. « Les étranges péripéties de leurs vies errantes sont telles qu’on pourrait être tenté de juger que leur histoire n’est que fable ou roman », avertit Defoe, avant d’en promettre l’incontestable « véracité ».
Toutes deux enfants illégitimes, Bonny et Read sont issues de milieux sociaux différents. Mary Read naît en Angleterre. Sa mère, veuve de marin, élève un garçon en vivant chez sa belle-famille. Mais très vite, « elle fut grosse à nouveau – sans mari, cette fois », souligne Defoe. Elle part à la campagne pour accoucher d’une fille, loin des regards. Son fils meurt. Sans le sou, elle a l’idée de déguiser la petite Mary avec des hauts-de-chausses, l’ancêtre du pantalon, afin de la faire passer pour son frère défunt et d’obtenir une rente de sa belle-mère. La grand-mère, qui ne se doute de rien, lui alloue une couronne par semaine. Lorsque la bienfaitrice meurt, Mary, âgée de 13 ans, a été élevée en garçon. Elle est placée comme valet, avant de s’engager dans la marine britannique, puis dans l’infanterie en Flandres. Passée dans la cavalerie, elle tombe amoureuse d’un soldat. Elle lui dévoile son identité et finit par l’épouser. Ils ouvrent l’auberge des Trois Fers à cheval près de Bréda. Mais le mari est emporté par la maladie et l’affaire périclite.

Caractère volcanique
Mary Read renfile ses habits d’homme et monte sur un navire à destination des Indes occidentales. Il est rançonné par des pirates, auxquels elle se rallie. Membre de plusieurs équipages en mer des Caraïbes, elle s’embarque enfin avec Rackham, dont le bras droit est réputé pour son caractère volcanique. Il s’agit d’Anne Bonny qui, voulant séduire Read, ne tarde pas à découvrir que sa chemise raidie par le sel cache une autre vérité.
Anne Bonny a grandi en Irlande, près de Cork. Son père, William Cormac, notaire, a pris la fâcheuse habitude de délaisser le lit conjugal pour la couche de la servante. Anne naît de ces amours clandestines et le scandale enfle. Cormac « ne tarda pas à s’en repentir, car il perdit peu à peu sa clientèle, jusqu’à ne plus pouvoir demeurer dans cette ville », rapporte Daniel Defoe. Le notable franchit l’Atlantique avec maîtresse et rejeton et s’installe en Jamaïque, où il réussit comme planteur. Anne, une fois pubère, n’a aucune intention de se cantonner au rôle de bon parti. Elle fréquente les tavernes et épouse le premier marin venu, James Bonny, au grand dam de son paternel qui la déshérite. Les noceurs rallient New Providence, aux Bahamas. Mais Anne collectionne les amants et croise la route de Rackham, avec qui elle s’enfuit. La scandaleuse navigue habillée en homme. Avant d’être rattrapée en octobre 1720, elle n’aurait posé pied à terre qu’à une occasion : à Cuba, chez des amis de Calico Jack, pour donner naissance à leur premier enfant. Avant de l’abandonner, ne pouvant résister à l’appel du large et du lucre.

« Yucca juteux »
La luxure aurait également été un puissant moteur pour Bonny, séduite par l’insaisissable pirate Read. Dans Louves de mer, l’écrivaine cubaine Zoé Valdés [2] se plaît à narrer cette sororité devenue licencieuse au fil des rendez-vous nocturnes sur le pont. Elle raconte ainsi leur union à la sauvette : « Enlacées dans une étreinte nostalgique, le dos brillant et fin, tranchant sur la peau bronzée de leur bras, Anne Bonny et Mary Read vibrèrent sous le manteau du crépuscule de poix, convaincues qu’elles auraient tout intérêt à garder le secret, et se promirent de ne pas se trahir, ni même de s’appeler en leur for intérieur Anne ou Mary, non, pour rien au monde elles ne cesseraient d’être Bonny et Read. » Dommage que cette première scène de tribadisme ne se solde quelques pages plus tard, dans le roman de Valdés, par un plan à trois convenu, où le « yucca juteux » de Rackham permet au « désir éphémère » de muer en « désir éternel ». Comme si la liberté chèrement acquise par les piratesses ne pouvait exister qu’à l’aune des normes patriarcales. En les imaginant amantes, le livre de Valdés va pourtant plus loin que la plupart des récits sur Bonny et Read. Mais le texte n’échappe pas, dans une certaine mesure, aux discriminations de genre qu’eurent à endurer les femmes pirates, et qui expliquent en grande partie leur visibilité aléatoire dans l’histoire de la flibuste.
Laissons donc la morale de l’histoire à Philippe Mortimer, qui signe pour les éditions Libertalia la traduction du passage consacré à nos écumeuses dans l’ouvrage originel de Defoe [3] : « Ce qui les unit, dans leur brève odyssée commune, c’est ce courage, cette valeur au combat, ce sens de l’honneur, si nettement supérieurs à ceux de leurs compagnons, et dont on feignit de s’étonner à l’époque comme d’une monstruosité. Et en effet on voyait alors peu de femmes dans les métiers d’armes, mais on trouvait déjà beaucoup de lâcheté parmi les hommes de tout emploi. »

Maïté Darnault

[1Femmes pirates, les écumeuses des mers de Marie-Ève Sténuit, éditions du Trésor, 2015.

[2Louves de mer de Zoé Valdés, Gallimard, 2005.

[3Femmes pirates : Anne Bonny et Mary Read, de Daniel Defoe, illustré par Tanxxx, éditions Libertalia, 2015.

Plutôt couler en beauté sur La Nébuleuse

vendredi 21 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur La Nébuleuse, 17 février 2020.

Voyant passer de plus en plus régulièrement sur mes fils d’actualité la couverture du livre de Corinne Morel-Darleux, et lisant ici et là des chroniques enthousiastes comme celle de Verda Mano, ma curiosité a été piquée. Un petit sentiment de méfiance au premier abord : le titre m’inquiétait un peu, d’autant plus avec ce sous-titre « réflexions sur l’effondrement » (car l’effondrement, j’en sature). Est-ce que cela ne risquait pas de ressembler à un manuel de développement personnel pour éco-anxieux, se désolant de l’état du monde moderne ? C’est sur mes gardes que j’en ai débuté la lecture, prête cependant à me laisse toucher. Je l’ai lu un samedi, c’était doux comme un baume.

Je le confesse : je me méfie des essais à teneur philosophique, plus encore lorsqu’il est question de quête personnelle de sens. Le développement personnel est passé par là, et je suis relativement peu réceptive à des ouvrages entiers consacrés à la réconciliation avec soi-même voire à « se changer soi-même » et à notre pouvoir sur le quotidien (je ne doute pas que ça puisse faire du bien par ailleurs, c’est un sentiment tout personnel). Quand le genre se mêle de politique, je suis d’autant plus sceptique, et même carrément critique (ainsi de la revue Yggdrasil qui me laisse, sur le principe, plutôt perplexe). Et pourtant, je comprends dans une certaine mesure ce besoin de travail intérieur, de cheminement personnel, de « spiritualité » pour employer un gros mot. C’est donc avec des sentiments contrastés et une forte curiosité que je me suis décidée à ouvrir ce petit essai qualifié de « philosophique et littéraire ». Habituée à des lectures politiques plus classiques, il m’a fallu un petit temps d’adaptation. Et puis j’ai mieux saisi la démarche de l’autrice, et j’ai pu apprécier : l’ouvrage est, heureusement, assez loin de mes craintes.
Corinne Morel Darleux, militante écosocialiste, appelle à ne pas dénigrer totalement les cheminement individuels qui s’expriment lorsque nous consommons différemment, lorsque nous questionnons nos modes de vie, lorsque nous démissionnons d’un job… ne pas les dénigrer certes, mais faire preuve de lucidité et les remettre à leur juste place. S’il importe de se pencher sur les interstices du quotidien dans lesquels nous pouvons retrouver notre autonomie et échapper un peu à l’étau capitaliste, mais aussi sur la façon dont nous pouvons prendre soin de nous et des autres, aucune pratique alternative aussi enthousiasmante soit-elle ne remplacera une action politique collective radicale. 
Il n’y a, à mon sens, pas d’ambiguïté dans la vision de Corinne Morel-Darleux. À plusieurs reprises, lorsqu’elle formule une piste qu’elle sait pouvoir être commodément interprétée sur le mode individuel, elle prend soin de la préciser immédiatement. Elle est ferme lorsqu’elle évoque l’indécence d’une écologie dépolitisée très en vogue, qui prône la sobriété à grands coups de discours moralisateurs, quand tant de personnes subissent la pauvreté (une vision qui produit des écolos du quotidien prompts à scruter le panier de courses du voisin, moins à soutenir les luttes collectives et à se questionner politiquement. Elle n’oublie pas, non plus, de rappeler que les conditions matérielles d’existence sont un frein pour la plupart des gens et pas seulement les plus pauvres. Bref, c’est une vie digne pour toutes et tous qu’il s’agit de défendre, et on ne peut le faire chacun·e dans son coin.
C’est sans doute l’apport principal de cet essai que d’approfondir l’idée d’une réconciliation entre éthique personnelle et action politique, en mettant en garde contre les tentations sécessionnistes (le fameux « je largue tout et je m’installe dans le Larzac ») et les replis individualistes, convoquant au passage textes anarchistes et écologistes mais aussi anecdotes personnelles. Définitivement, l’autrice ne croit pas à la simple contagion par l’exemple. Habitats collectifs et coopératives ne prennent leur sens que dans leur lien à une mobilisation collective offensive ; éthique de la consommation et changements de mode de vie nous confèrent avant tout un sentiment de cohérence avec nous-mêmes, nous donnent éventuellement l’énergie nécessaire pour aller plus loin — mais gare aux illusions. Son approche n’est pas sans évoquer la notion de politique préfigurative (le texte aurait pu s’intituler « petite philosophie de la préfiguration » ou quelque chose dans ce goût-là, à peu de choses près !) 
Sur le plan politique, elle plaide pour une vision à la fois systémique et archipélique : les luttes politiques ne peuvent reposer que sur une vision d’ensemble avec des objectifs communs, mais il serait vain pour elle de vouloir centraliser, de chercher à dépasser entièrement la diversité existante (on est bien loin du Parti ouvrier).
Sur le plan des valeurs, elle défend l’attachement au cesser de nuire, au refus de parvenir et à la dignité du présent. Elle donne en effet toute son importance à une réhabilitation des émotions, de l’expérience sensible, des valeurs et même de la morale dans nos combats politiques (la quête de sens spirituel, légitime, poussant selon elle trop de personnes à se raccrocher à un développement personnel ou un empowerment marketing voire à des pratiques ésotériques). L’aspiration à la beauté, les « revendications esthétiques », explique-t-elle, « ne sont pas des aspects périphériques » de la politique : du pain oui, mais des roses aussi… 
Elle distille pour illustrer sa pensée de nombreuses références littéraires et politiques, hommes et inspirations, semées sans lourdeur, laissant les lecteur·rices libres de creuser ou non. Le livre en est imprégné, parfois indirectement ou de façon plus discrète (on pense souvent à l’écologie sociale de Murray Bookchin). On y retrouve finalement beaucoup d’idées politiques formulées de façon personnelle, peut-être plus accessibles de ce fait. Certes, de temps à autre surviennent des référence psychanalytiques ou des « hélas » devant le fléau de la modernité (« nous ne prenons plus le temps »), des sentiments que je comprends mais dont je me méfie aussi… Lorsque nous pointons ces choses qui ne « seraient plus », ces réflexes et ce bon sens perdu, je ne sais jamais bien à quelle époque on se réfère, à quand dater ce « mieux ». Cependant, ce sont des passages éphémères, avec lesquels d’ailleurs je ne suis pas toujours en désaccord. Surtout, ce n’est pas le cœur du livre.
Bien sûr, on peut trouver, aussi, que les réflexions qui nous exposent l’autrice, les pistes qu’elle dessine, s’adressent davantage à un profil proche du sien (du mien aussi). À des personnes issues de catégories sociales privilégiées, qui ont fait des études, qui avaient le choix d’opter pour la carrière rémunératrice et reconnue, et qui ont pu refuser, préférant obliquer dans une autre direction. Des personnes qui ont le loisir de se demander : devrais-je agir ? Cela en vaut-il la peine ? Et qui peuvent le faire comme un exercice intellectuel, car leur survie n’est pas en jeu, et qu’il est toujours possible, à tout moment, de couper court et de se réfugier dans un confort rassurant. Corinne Morel Darleux en est consciente cependant, et la portée de son discours me semble aller au-delà.
À l’intersection du témoignage, de l’essai politique, de la réflexion éthique, c’est un texte qui peut faire beaucoup de bien, qui est susceptible de parler à nombre de militant·es, syndicalistes et féministes, militant·es de l’éducation populaire, travailleurs sociaux et bénévoles… Si d’effondrement il est un peu question, c’est un regard prudent et critique qui est posé dessus, et le texte est loin de s’y résumer. L’autrice nous dit en outre préférer assumer les questionnements, les doutes qui subsistent plutôt que de prétendre proposer des solutions clés en main — au risque, justement, de ressembler à ces manuels de développements personnels auxquels elle a « la hantise » que son livre puisse ressembler. Questionnements il y a, et pourtant, c’est un livre étonnamment lumineux, porteur de clarté.

Rien n’est jamais vain lorsqu’il s’agit d’œuvrer, collectivement, pour changer radicalement cette société : voilà le message de Corinne Morel-Darleux. Agir quelle que soit l’issue, pour dessiner les contours du monde auquel on aspire et nourrir cette dignité du présent. Cela en vaut, toujours, la peine. Et aujourd’hui, rappelle-t-elle, nous avons besoin de renforts.

Plutôt couler en beauté sur le blog Verda Mano

vendredi 21 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog Verda Mano, novembre 2019.

« On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. (…) Le phénomène d’émerveillement, ce moment où l’on se sent partie d’un ensemble plus grand, participe ainsi du vertige à entrevoir fugacement la nature intime d’un moi relié et non plus en extériorité. »

J’ai lu ce livre juste avant Ne plus se mentir. J’aurais peut-être dû faire l’inverse. Il m’aurait mis du baume au cœur après le coup de massue.
Corinne Morel-Darleux avait envie d’un récit positif, pour faire contre-pieds à tous ces scénarios de fin du monde. Pari gagné avec cet essai poétique et engagé, qui nous invite à faire un pas de côté pour résister à ce monde qui déraille. Il y a de la simplicité dans son récit, de l’espérance, de la résilience, beaucoup de justesse, une certaine forme de légèreté et, oui, de la grâce. En même temps, l’auteure revendique une prise de position radicale, profondément anticapitaliste, collective, solidaire, égalitaire.
Je ne saurais vraiment dire pourquoi, mais ce récit m’a fait du bien. Il a résonné en moi, comme une évidence. Corinne Morel-Darleux a mis des mots sur des ressentis, sur des pensées qui se bousculaient dans ma tête.
Et si l’effondrement était une porte à ouvrir vers un monde plus désirable ?
Aujourd’hui, la société nous pousse à vouloir toujours plus. On se prend à désirer tout ce que nous vante la pub ou ce que possède notre voisin, sans trop chercher à savoir si c’est ce qu’on veut vraiment. Plus on est riches, plus on dépense notre argent en futilités, en plaisirs accessoires, en loisirs, objets et expériences destinées à nous divertir. Après tout, on consacre tellement d’énergie à le gagner, cet argent, qu’il faut bien qu’il nous serve à en profiter au maximum.

« La question de la finalité ne se pose pas : je le veux, je le vaux, moi aussi j’y ai droit. »

On a perdu le goût des temps morts, du silence, du repos. On aurait pu, pourtant, cultiver le plaisir des choses simples, niveler les possessions par le bas et non pas par le haut, éviter que ce mode de vie débridé et polluant devienne le summum à atteindre, le rêve absolu. On aurait pu mettre en place des mécanismes pour éviter les ultra riches, et les ultra pauvres, en répartissant les richesses. Mais on ne l’a pas fait.
Face aux dérèglements, apprendre à vivre avec moins est cependant devenu nécessaire, aussi bien pour réduire autant que possible le réchauffement de la planète et les risques associés, que pour se préparer au jour où nous n’aurons plus choix, faute d’énergie et de ressources pour assouvir notre avidité.
C’est le choix qu’à fait Bernard Moitessier, le navigateur qui, sur le point de gagner le premier Golden Globe, décide d’abandonner la course, cap vers le Pacifique, trop amoureux de la vie en mer mais aussi, comme il le dit, « pour sauver [son] âme » et fuir les absurdités de notre monde. Fuir ses diktats, ses normes, ses valeurs individualistes, et la vision qu’on cherchait à lui imposer de la réussite.
Le parcours et la décision de cet homme, son « refus de parvenir », comme elle le nomme, pour reprendre une expression issue du mouvement libertaire, force l’admiration de Corinne Morel-Darleux. Son histoire sert de fil rouge tout au long de l’ouvrage.
Ce « refus de parvenir » ne traduit pas un manque d’ambition mais l’adoption d’une autre vision de la réussite, bien plus compatible avec le bien-être commun, et, très certainement, avec un certain bonheur. Il s’agit de reprendre la main sur ses désirs, ses besoins, de dessiner sa propre vision de la plénitude. De cesser de nuire.

« Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation de la privation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. »

Qu’importe si nos pas de côté ne changeront pas la face du monde. Ce n’est pas une raison pour les écarter et rester dans l’immobilisme. Les petites victoires qui en découlent sont autant de petites pierres qui pavent le chemin et nous ouvrent la voie pour avancer.

« Se reconnaître cette capacité à la transgression, c’est passer de la soumission à l’action, c’est déjà subvertir le système et mettre un petit coup d’Opinel dans la toile des conventions. »

Se détourner des sentiers battus, oser faire un pas de côté, se détacher de ces normes qui nous poussent à vouloir toujours plus, et viser la frugalité, n’est pas l’apanage des nantis. Ce n’est pas non plus celui des moins bien lotis, qui auraient soi-disant moins à y perdre. C’est un choix, que chacun a le pouvoir d’exercer.
Quelles que soient nos conditions, il y a « toujours une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement. Y mettre de l’intention change tout : il ne s’agit pas de systématiquement dévier ou tout envoyer valser par principe, dans un esprit de rébellion devenu mécanique, mais simplement de se poser la question. (…) Le processus permet de reprendre la maîtrise de la situation, de ne plus la subir en laissant la passivité guider. Cette délibération intérieure est source de dignité. »
La force de l’engagement individuel, c’est avant tout d’atténuer la dissonance cognitive de chacun, de permettre aux citoyens d’aligner leurs convictions, leurs valeurs avec leurs habitudes. Ces changements favorisent ce que Corinne Morel-Darleux appelle « la dignité du présent » et constituent en eux-mêmes une prise de position forte et nécessaire. Une façon de ne pas s’avouer vaincus, de refuser de baisser les bras. De résister. Et c’est déjà formidable.

« Mais n’y mettons pas trop de portée révolutionnaire. Il s’agit là de comportements qui ont une visée non explicite mais implicite : on ne les adopte pas pour convaincre d’autres et ainsi changer le monde, juste pour être cohérent avec ses propres convictions. Il n’y a pas de quoi en faire la publicité, encore moins un programme politique. »

Mais ne nous leurrons pas, cet engagement ne peut à lui seul constituer le cœur de l’action, quand bien même il se propagerait massivement, s’il ne s’accompagne pas d’un engagement politique fort.

« Le changement par contagion d’exemplarité est une belle histoire, hélas elle ne fonctionne pas. »

Pour que le système change vraiment, nous avons donc besoin de bien plus que des actes isolés.

« Le saut en matière de climat et de biodiversité paraît désormais bien trop grand pour pouvoir être réalisé, à la bonne échelle et à temps, par une somme d’actes individuels, sans s’attaquer aux grandes masses que sont les oligarchies financières, industrielles et politiques qui concentrent à la fois captation des richesses et dégâts sur les écosystèmes. »

Il nous faut faire front commun contre ceux qui détiennent le pouvoir de changer les choses, qui le savent, et qui ne font rien. D’autant que cette mise en avant des éco-gestes et de la responsabilité individuelle est une aubaine pour eux, puisqu’elle contribue à détourner les regards de leurs propres responsabilités, leur laissant le champ libre pour continuer leurs méfaits.
Pour donner toute sa puissance à notre engagement, nous avons besoin de coordonner nos actes pour les transformer en « ilots de résistance » partageant une direction, une stratégie commune, et qui, ensemble, forment des « archipels ».
Nous avons besoin de penser les luttes de façon systémique. S’engager pour l’écologie ne peut se cantonner à une protection de l’environnement. Or, aujourd’hui, les luttes restent dispersées, elles manquent d’une structure, d’une direction commune.

« Dissocier l’écologie d’un positionnement politique clair sur le capitalisme, le libre-échange, la mondialisation et la finance, c’est la priver d’une ancre primordiale et prendre le risque de dérives inquiétantes. L’analyse systémique de l’écosocialisme, qui postule que l’écologie est incompatible avec le capitalisme, consiste précisément à ne pas dissocier les effets sociaux, environnementaux, économiques et démocratiques du système d’organisation productiviste. Sa radicalité, au sens d’une analyse exigeante qui s’obstine jusqu’à pénétrer la racine des causes, est ce qui lui permet de ne pas s’égarer du côté de l’imposture du capitalisme vert, de l’écologie libérale, des accommodements qui consistent à n’agir qu’en surface, sur les conséquences, sans s’attaquer aux causes du problème ni bouleverser le système. »

C’est à cette condition, aussi, que nous pourrons faire en sorte que chacun soit en mesure de s’engager à son échelle. Ce que Corinne Morel-Darleux revendique, c’est le droit à la dignité pour tous. Et ce droit-là, c’est collectivement que nous devons le garantir.

« Pour que la pauvreté subie se transforme en frugalité choisie, il y a besoin de choix individuels, mais aussi d’organisation collective. »

Par exemple, suggère l’auteure, une « garantie minimum de conditions matérielles d’existence décentes » afin que nul n’ait à craindre pour sa subsistance immédiate, mais aussi une réduction du temps de travail afin que chacun puisse garder du temps et de l’énergie pour s’engager dans la vie collective, un accès à l’éducation, à la culture pour tous, une justice sociale, une utilisation socialement utile ET transparente de nos impôts…
Repenser le partage, l’égalité, poser un cadre collectif propice, sont des conditions nécessaires pour que chacun puisse faire le choix de son mode de vie, en conscience.

« Nous avons aujourd’hui besoin d’une nouvelle matrice politique sur laquelle puisse se développer une éthique de l’émancipation tout à la fois d’intérêt individuel, sociétal et terrestre. »

Un projet que les pouvoirs en place n’ont pas grand intérêt à pousser.
Pour peser sur la balance et changer le système, il faut parvenir à rassembler les luttes sous une bannière commune. L’auteure propose pour cela d’adopter une « éthique de l’effondrement » qui s’articulerait autour de trois composantes : le refus de parvenir, le cesser de nuire et la dignité du présent.
Pour y parvenir, l’auteure appelle au récit collectif. Un récit qui diffuserait une culture de résistance, et pourrait accompagner une transformation culturelle. Car la culture et l’art ont un pouvoir et un rayonnement que la science n’a pas : celui de réveiller nos émotions, de parler à notre cœur, de faire vibrer la corde sensible, de toucher autre chose que notre raison pour, peut-être, abaisser les barrières érigées par notre cerveau.
Nous avons beaucoup de mythes et de croyances à déconstruire. Cela implique de remettre en question ce qui nous a été inculqué jusque-là, du moins une bonne partie : le mythe du progrès, la croissance comme objectif suprême, la foi en la technique. Et plus que tout, le mythe selon lequel les hommes et la nature seraient dissociables et opposables, comme si nous n’en faisions pas partie intégrante.
La situation que nous vivons, les perspectives terrifiantes qui s’offrent à nous, n’appellent pas uniquement à repenser un système économique et social mais à changer nos fondations, pour remettre l’éthique et les valeurs humanistes au cœur de nos actions.
Pour impulser cette éthique, nous avons besoin de regarder à l’intérieur de nous-mêmes.
Le risque d’effondrement est là, bien présent. Notre civilisation est de plus en plus vulnérable, de par les risques systémiques qu’elle encourt bien sûr, mais aussi du fait que nous avons perdu un certain nombre de savoir-faire, une connaissance de notre milieu naturel, qui assuraient notre autonomie et qu’il nous faudrait réapprendre.
Face à ce risque, « le pari consiste non pas à croire mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner. »
Corinne Morel-Darleux se veut optimiste et se plait à espérer que quelque chose de bon puisse émerger de ces bouleversements.

« Certains collapsologues évoquent ainsi un grand déverrouillage qui permettrait à de jeunes pousses, jusqu’ici asphyxiées, de prospérer. D’autres y voient l’opportunité de remplacer ce monde qui ne nous plaît pas. L’incertitude est telle, la prospective si aléatoire, qu’il est également possible que certaines formes de résilience (ou de résurgence), de rebonds dans des directions nouvelles de la société comme de la biodiversité, nous échappent aujourd’hui. »

Quoiqu’il en soit, c’est maintenant, tant que nous en avons encore les moyens et que la situation nous le permet, que nous devons anticiper l’après, organiser des réseaux d’entraide, penser de nouveaux modèles, préparer le terrain, se former, cultiver notre résilience.

« L’hypothèse de l’effondrement vient non pas frapper la lutte d’inanité, ni la repousser à un avenir lointain, mais au contraire nous intimer, de manière plus pressante que jamais, de développer dès aujourd’hui les conditions d’élasticité de notre société. Il nous faut pour cela concilier souplesse, pour l’adaptabilité, et robustesse, pour résister aux chocs. Aménité et radicalité. (…) Nous aurons lancé les bases d’un nouveau rapport au monde, d’une organisation collective et d’une cosmologie embellies, susceptibles de métamorphoser la société. »

Une culture du viol à la française dans CQFD

jeudi 20 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019).

La victime était presque parfaite

Culture du viol : le défi du déni

Une culture du viol à la française (Libertalia) est un livre dur, implacable. La militante féministe Valérie Rey-Robert y démonte les ressorts des violences sexuelles, ramenant au plan culturel, sociétal, ce que l’on s’entête trop souvent à penser en termes individuels et pathologiques.

Le 6 juin dernier, c’était grosse poilade sur RMC. Deux « spécialistes » foot à mini-cerveau trempant dans le corporatisme burné, Daniel Riolo et Jérôme Rothen, se gaussaient en effet du physique de Najila Trindade, femme accusant de viol le footballeur du PSG Neymar. Entre autres analyses de haut vol, ils s’étonnaient : « Mais la nana, tu l’as vue la nana ? […] C’est de la deuxième division. Quand tu t’appelles Neymar, tu as un minimum de qualité. » Et d’ironiser grassement sur cette supposée laideur de la victime [1].

Des escadrons de commentaires de ce genre avaient déjà fusé dans des cas précédents. Nafissatou Diallo dans l’affaire DSK était trop moche pour son rôle, disaient certains, insinuant que le roi du FMI pouvait bien « trousser une domestique » (Jean-François Kahn), ce n’était pas si grave. Aux États-Unis en 2012, quand deux jeunes footballeurs d’un campus américain, bien sous tous rapports, ont été jugés pour le viol d’une jeune fille, leurs congénères étant nombreux à leur trouver des excuses – ils étaient bourrés, elle l’avait cherché, etc.

Des discours typiques, presque universels. Si Valérie Rey-Robert rappelle que la culture du viol « s’exprime de façon différenciée selon les époques, les pays, les sociétés, les cultures », elle ajoute en effet qu’ « elle provoque systématiquement des phénomènes similaires observables : fatalisation du viol, excuse des coupables, culpabilisation des victimes ». De quoi nier la réalité des violences sexuelles et de leur diffusion à tous les niveaux de sociétés malades.

Dissocier, disent-ils

Ce déni forcené d’une réalité désastreuse est au cœur du livre de Valéry Rey-Robert. Rappelant qu’en France au cours d’une année « le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui sont victimes de viols et de tentatives de viol est de 84 000 » [2], elle démonte patiemment les idées reçues sur le viol. Et réaffirme qu’il existe bien un soubassement sociétal à cette épidémie, qui touche tous les milieux, toutes les classes sociales. Non, ce ne sont pas des cas isolés. Non, cela ne se déroule pas loin de nos cercles. C’est là, sous nos yeux, où qu’on se trouve.

Il est évidemment plus rassurant d’imaginer le violeur comme un monstre, une créature hors de la société – ou comme un Trump, satyre immonde gorgé de pouvoir. Mais la tenancière du très bon blog Crêpe Georgette tacle cette idée reçue. Démontant « l’image d’un violeur qui serait forcément un psychopathe, laid et contrefait, forcément malade mental ou monstre de contes de fées », elle rappelle que la majorité des agressions se passent dans un cadre fermé, impliquant des proches (familles, couples, amis, etc.).

Ce réflexe de dissociation, de désignation de l’Autre, quel qu’il soit, « le pauvre, l’Arabe, le Noir, le fou, le malade », forme l’un des pans de résistance les plus tenaces à l’acceptation de la réalité. Autre biais de déni : chercher à tout prix des responsabilités chez les victimes (elle était en mini jupe, elle avait trop bu, elle n’avait rien à faire là… [3]). Tout ceci s’accompagnant de stéréotypes sur les violences elles-mêmes, qui en fait n’en seraient pas, ou alors ne porteraient pas tant que ça à conséquence (le viol conjugal serait compréhensible si la partenaire se refuse aux rapports, etc.). Un dispositif de déni aux soubassements profonds.

Galante France

L’expression « culture du viol » a beau être née aux États-Unis dans les années 1970 (déjà avec l’objectif de « montrer que le viol n’est pas un phénomène rare et accidentel »), elle concerne particulièrement l’Hexagone contemporain, parangon, comme chacun sait, d’amour courtois et de galanterie… Revenant sur cette construction historique flatteuse mais erronée, l’auteure montre bien comment le ver était déjà dans le fruit chez ces libertins tant encensés par les élites. L’amour courtois : un dispositif de soumission de la femme. Casanova et le Vicomte de Valmont des Liaisons dangereuses ? Concrètement : des violeurs.

Quand, exemple entre mille, l’insupportable Philippe Sollers écrit une hagiographie du premier, Casanova l’admirable, il se revendique d’une tradition de grivoiserie basée en fait sur une insupportable violence. Ce qui fit ainsi réagir Françoise Giroud dans Le Nouvel Obs, en 1998 : « Heureuses, ces religieuses enculées, ces adolescentes engrossées, ces vieilles femmes grugées, ces matrones délaissées, ces catins rétribuées, ces amoureuses d’un soir refilées à qui voudra bien les prendre, ces ouvrières tringlées à la chaîne ? [4] »

Ce ferment historique et culturel a laissé beaucoup de traces dans la psyché collective. Il porte en soi cette idée que la femme est frivole, qu’elle aime à être forcée, qu’il faut lui tordre la main pour la faire se pâmer. Combien de vidéos porno basées sur ce fantasme [5] ? Combien de publicités, de séries, de films, de tubes pop ou rap mettant en scène l’image de la femme comme volatile et inconstante, finalement conquise par la mâle et virile détermination d’un hidalgo entreprenant jusqu’au harcèlement ? Trop.

Si l’épisode Me Too et son pendant français Balance Ton Porc a suscité de nombreux espoirs en la matière, l’édifice du déni n’est en rien ébranlé. Outre les réactions indignées des réacs de service se réclamant d’une « liberté d’importuner » (tribune publiée dans Le Monde le 9 janvier 2018 [6]), la méconnaissance des mécanismes et des réalités du viol reste dominante. Une très récente étude Ipsos intitulée « Les Français et les représentations sur le viol et les violences sexuelles » dévoile ainsi que 42 % d’entre elles et eux estiment que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a une attitude jugée provocante. Et que la majorité pense que l’espace public est le lieu où l’on risque le plus d’être violé.

Il y a du boulot. Beaucoup.

« Plus le temps »

« Nous n’avons plus le temps », écrit Valérie Rey-Robert. « Plus le temps de soigner les ego de ceux qui se sentent davantage blessés par ce que nous disons que par la réalité des violences sexuelles. Plus le temps que la honte change de camp. Plus le temps que les victimes continuent à se reconstruire seules dans leur coin… » De ce constat découle une approche résolument offensive, multipliant les pistes de lutte. Parmi celles-ci : déconstruire les stéréotypes de genre ; repenser l’espace public ; travailler sur l’éducation genrée ; dénoncer les productions culturelles néfastes en la matière ; « éduquer les hommes à ne pas violer » ; impliquer davantage les pouvoirs publics ; etc. Ce n’est pas un petit pan qu’il faudrait briser, mais l’ensemble de la structure, à toutes ses extrémités.

En conclusion de son essai, Valérie Rey-Robert, qui travaille sur les violences sexuelles depuis une vingtaine d’années, rend hommage aux personnes qui lui ont livré leur témoignage. Et notamment à François et Marie, violés respectivement à l’âge de 9 ans et de 14 ans. Deux êtres humains bousillés, écorchés, qui sont parvenus à se reconstruire sur la longueur, malgré cette tenace inclination « à se voir non comme une victime mais comme un éternel coupable ». Sous sa plume, on sent un respect infini pour leur combat, leur courage. Et pour avoir finalement renversé la barre, acceptant « avoir été victimes ». C’est en ce sens qu’elle exhorte les femmes et hommes victimes de violences sexuelles à témoigner, malgré l’immense difficulté de la chose : « Les victimes qui peuvent parler doivent continuer à occuper l’espace politique, médiatique, social, public. C’est difficile, je le sais, parce qu’elles y sont insultées, moquées. Leurs propos sont caricaturés, ridiculisés. Mais nous le devons à tous les François et Marie dont la force, la constance, la volonté m’ont coupé le souffle et continuent à susciter mon admiration. »

Émilien Bernard

[1Devant le mini-scandale, la chaîne les a suspendus pour… Une semaine.

[2Enquête Insee-ONDRP, menée de 2012 à 2017, que l’auteure qualifie d’ « estimation minimale ».

[3« On trouve toujours quelque chose à reprocher aux victimes, présumées ou non. Soit elles sont trop laides pour être des victimes, soit elles l’ont bien cherché », écrit Noémie Renard dans En finir avec la culture du viol, récemment publié aux éditions Petits Matins.

[4« Admirable, Casanova ? », 5 novembre 1998.

[5Lire « Pornographie : la contribution féministe », CQFD n°178, juillet-août 2019.

[6Le titre de cette tribune, notamment signée par Catherine Deneuve et Catherine Millet : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».

Dix questions sur l’anarchisme dans Alternative libertaire

lundi 17 février 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Alternative libertaire (janvier 2020).

Les éditions Libertalia et Guillaume Davranche proposent de répondre à dix questions sur l’anarchisme de la manière suivante : « Un petit livre de vulgarisation sur l’anarchisme : facile d’accès, pas cher, qui va à l’essentiel. »

En un sens, l’essentiel est dit dès l’avant-propos, dans lequel Guillaume Davranche présente ce projet d’un livre de popularisation qui soit utile pour les militant·es, et l’urgence de parler d’anarchisme afin d’éclairer notre actualité politique.
Cette tâche exige de contourner plusieurs écueils fondamentaux, dont Davranche propose un inventaire juste et concis, qui va de l’historicisme à l’encyclopédisme en passant par les hommages canoniques. Faisant le lien entre une approche historique et le présent, l’objectif principal est de refléter le mouvement existant.
Le pari est relevé avec ce petit ouvrage très pédagogique, mais jamais simpliste et en même temps engagé, ancré dans les luttes d’aujourd’hui.
Le livre est organisé autour de dix questions, qui sont le fruit d’un travail de synthèse et de sélection remarquable. Les présentations sont souvent ancrées dans une perspective française – peut-être du fait de la place historique de la France dans l’anarchisme – tout en intégrant les perspectives internationales. On appréciera particulièrement la volonté d’élargir le canon pour refléter la modernité de l’anarchisme, notamment dans l’agencement des sections, où l’écologie et le féminisme figurent en bonne place, juste après les chapitres sur les origines du mouvement et ses projets économiques et démocratiques.
Davranche propose des synthèses claires et utiles sur des points de doctrine classiques mais complexes, notamment la question du nationalisme et du soutien anarchiste aux mouvements de libération nationale. Le thème central de l’internationalisme est revisité au prisme contemporain de la mondialisation ; de même pour la question des stratégies, qui fait également l’objet d’une section.
Dans chaque section, l’attention portée aux différents courants mais surtout aux processus de redéfinition stratégique et terminologique animant le mouvement est toujours juste et précise et évite tout angélisme : un des mérites du livre est d’être sans complaisance face aux erreurs passées du mouvement, par exemple la misogynie d’un Proudhon et le « conformisme patriarcal » de la Belle Époque, mais aussi la « prise au tas » des premiers modèles communistes libertaires.
Un chapitre biographique, international et diachronique clôt le tout, offrant une autre façon de lire l’histoire du mouvement, toujours très pertinente, en rappelant la fameuse part des militant·es.
Au total, un petit livre plein d’idées, qui rend un savoir à la fois encyclopédique et vivant accessible et pertinent ; c’est tout ce qu’on attendait de Guillaume Davranche, qui apporte à ce projet son érudition, sa plume claire et bien sentie et son expérience militante, et de la toujours excellente maison Libertalia.
L’exercice est circonscrit de par son projet même ; c’est un ouvrage de diffusion (ce que reflète d’ailleurs son prix) qui doit être lu comme tel, et qui offre un modèle du genre.

Constance Bantman