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vendredi 1er octobre 2021 :: Permalien
Publié sur lesmissives.fr, le 2 juillet 2021.
Rares sont les témoignages écrits pendant les semaines insurrectionnelles de la Commune, ceux-ci paraissent surtout après l’année 1871 dans l’espoir de contrer une histoire écrite par les vainqueurs et de réfuter une lecture barbare des actions de celles et ceux qui ont fait le rêve d’une République sociale. Souvent publiés sous forme de tribunes, de mémoires, d’essais historiques, de chroniques, ces publications répondent d’abord à une logique de justification de la part des damnés de la Commune, qui ont eu la chance de survivre à la répression féroce du gouvernement de Thiers. Écrits depuis l’étranger, parfois trente ans plus tard, après des peines d’emprisonnement et de déportation, les textes se caractérisent par leur distance temporelle avec les événements qu’ils relatent. Il est inutile de dire que les voix qui s’expriment sont le plus souvent celles qui comptent, celles d’hommes dont la postérité a retenu le nom quand elle n’a conservé que celui de Louise Michel, l’icône libertaire qui cache la foule des femmes ordinaires qui ont pourtant fait la commune.
Dans ce contexte, exhumer la correspondance familiale d’Alix Payen, enrôlée comme infirmière à 29 ans dans le bataillon 153 du Xe arrondissement où sert son mari relève d’un geste inédit. La romancière Michèle Audin s’est dédiée à ce travail de recherche et de transcription, certaine que le témoignage à vif d’une voix de communarde qualifiée par ses camarades de « crâne petite citoyenne » éclairerait d’un nouveau jour notre connaissance de la Commune. Elle introduit habilement les lettres échangées par les membres de la famille Milliet par de courts paragraphes explicatifs sans lesquels nous passerions à côté de références historiques trop approximatives. Tenant à main droite Alix Payen et à main gauche Michèle Audin, nos guides déterminées, nous avançons pas à pas dans les rues du Paris assiégé, traversons les fortifications, nous installons inconfortablement dans les forts d’Issy et de Vanves sous la mitraille, nous abritons dans les écuries somptueuses, abris de fortune, d’un Neuilly sous les bombes avant de retourner vaincu·es et endeuillé·es dans la capitale défaite par les Versaillais. C’est la nuit surtout que le combat devient furieux devient la chronique d’un front vécu de l’intérieur et raconté par une âme héroïque au jour le jour, celle de la vie et de la mort d’une expérience sociale inédite qui a vu le peuple élire ses représentants révocables, voter la réduction de la journée de travail à 10 heures, l’élargissement de l’éducation, la réquisition de logement vacants pour le logement d’urgence, l’encadrement des loyers, la création d’ateliers autogérés. 72 jours pour jeter les bases d’une œuvre sociale sans précédent qui continuera d’inspirer les conquêtes sociales du XXe siècle et les aspirations du peuple au XXIe siècle.
La lettre, matériau intime destiné au cercle familial, n’avait pas forcément vocation à rester dans les archives familiales. Alix Payen avoue à son père son projet de rédiger le récit de ses « campagnes » et si elle s’excuse régulièrement du style « décousu » de ses écrits, nous sommes plutôt impressionné·es par la fermeté du plan de ses lettres. Doté d’un optimisme à toute épreuve, son regard transfigure le réel : les bombardements lui semblent un « essaim de gros bourdons qui passe sans cesse sur nos têtes », les maisons effondrées de Neuilly, percées de part en part paraissent des « miracles d’équilibre », avec leurs façades en « dentelle ». Ces impressions notées au vol auraient-elles été consignées si la communarde n’avait pas quotidiennement donné de nouvelles à sa mère restée à l’intérieur de Paris ou à son père, fouriériste, retenu dans sa Colonie à Condé-sur-Vesgres, près d’Houdan ? Comme le dit si bien Michèle Audin, la séparation des familles fait le bonheur des historiens. Cherchant souvent à rassurer ses proches, Alix Payen mêle ainsi à ses descriptions saisissantes des éléments poétiques comme en atteste la lettre de son baptême du feu au cimetière d’Issy, son brevet d’infirmière fraîchement tamponné en poche :
« Quel vacarme ! quel chaos, tu ne peux t’en faire une idée, sifflement et explosion des obus, coups de fusil, balles cassant le marbre des tombes ou s’aplatissant sur le mur, tout cela faisait un tapage infernal, qui pourtant n’empêchait pas d’entendre distinctement les commandements des officiers ; ceux-ci couraient, criant Cessez le feu ! nourrissez le feu ! obliquez à gauche. […] Subitement et de part et d’autre cet infernal vacarme cessa et le silence semblait plus profond après ces horribles détonations.
Tout à coup, au milieu de ce calme, un rossignol s’est mis à chanter […] Comment ce petit oiseau était-il resté dans son cyprès quand les balles sifflaient autour de lui ? peut-être y avait-il déjà son nid. Pour moi les larmes me vinrent aux yeux ; il me semblait comprendre le rossignol : il chantait la paix, l’amour, la famille. »
Néanmoins, le ton inspiré d’Alix Payen ne doit pas nous faire oublier les difficiles conditions du front pour les gardes fédérés, les cantinières et les infirmières : elle écrit ses lettres au crayon à papier, au milieu des tranchées transformées en rivières de boue, souvent sous une pluie battante en ce maussade mois d’avril 1871, dont elle prend bravement son parti : après neuf nuits dehors sans campement et sous une pluie continuelle, elle est bien heureuse de trouver quelque répit au fort de Vanves même si l’eau s’immisce dans les chambres faisant ça-et-là de petites mares sur les plancher, car « depuis plus de dix jours que [elle était] toujours trempée, [elle commençait] à croire que [elle ne sècherait] plus jamais de la vie ». Elle ne nous épargne pas non plus la vision macabre des hommes frigorifiés, réduits à ouvrir les caveaux du cimetière pour y dormir à la place des morts quelques heures à l’abri du froid. Elle multiplie les sauvetages de blessés sous les bombes, elle-même exposée au feu ennemi, sans armes pour se défendre, elle tire les corps jusqu’à l’ambulance, donne les premiers soins, galvanise les hommes désespérés et fascine par sa gaieté et son courage ; elle sourit quand on s’extasie sur la force de cette petite femme et quand on dit d’elle qu’elle « manie les morts comme [d’autres] un verre de vin ».
Inévitablement, la nature chronologique d’une correspondance nous achemine vers une issue dont nous ne connaissons que trop certainement la résolution. L’enchaînement des dates épouse l’aggravation des conditions du siège de Paris, les rationnements du peuple, sa révolte et le sentiment de trahison qui ont accompagné la signature de l’Armistice, la difficulté des permissions, la mauvaise gestion des bataillons, les mutineries face au découragement des relèves qui n’arrivent pas. Les munitions s’épuisent, les places fortes tombent progressivement et les hommes meurent comme Henri, le mari d’Alix Payen, blessé lors de la Semaine sanglante.
Si elle a envisagé de publier un jour ses lettres – ce qu’elle n’a malheureusement pas fait –, cela tient sans doute à la légitimité qu’elle éprouve très tôt grâce à son enrôlement. On est frappé par la minutie avec laquelle elle enregistre les faits et la justesse des commentaires pourtant proposés à chaud. Elle semble se vivre comme une voix qui compte, assurée par son engagement physique dans la Commune : « aussi puis-je dire maintenant que je sais ce que c’est qu’un combat ». L’expérience du feu et son récit cessent avec l’expérience sociale de la Commune de n’être qu’une affaire d’hommes. Bien que les femmes aient relégué au second plan leur velléité de participer aux élections au même titre que les hommes en 1871, elles ont appelé à une participation active dans l’œuvre de libération par les armes.
Alix Payen incarne une femme de la Commune parmi d’autres qui restent à découvrir, une femme aux aspirations égalitaires de justice sociale, une femme d’origine bourgeoise façonnée par les idées de l’utopie socialiste de Charles Fourier. Elle marche dans l’Histoire aux côtés de André Léo, de Victorine Brocher et d’autres « pétroleuses » dont les visages ne doivent pas retomber dans l’oubli dans lequel ils ont été maintenus de longues années et qui ressurgissent grâce à la persévérance de passionnées comme Édith Thomas, Chloé Leprince et Michèle Audin. Nous devons les enlever à cette nuit semblable à celle qui terrorise Alix Payen dans la plaine, à la merci des tirs ennemis à son retour de Clichy :
La nuit tombait rapidement, bientôt elle est très noire ; quelques bombes de temps en temps passent sur ma tête, c’est sinistre au milieu de cette nuit et dans une plaine nue et aride, sans un pan de mur ou un arbre pour s’abriter, pour comble je ne me reconnais plus du tout. Je suis seule, complètement seule dans cette plaine noire.
Heureusement, de l’autre côté de la plaine, elle retrouve son bataillon, son collectif qui lui donne la force de reprendre le combat.
Marie Rondou
jeudi 30 septembre 2021 :: Permalien
Paru dans Réfractions n° 46, printemps 2021.
Voilà une lecture qui réconforte, dans cette période empreinte de morosité, et traversée par le sentiment d’impuissance. C’est avec des accents fouriéristes que Joël Gayraud nous propose un voyage singulier qui mêle le constat hyper-lucide sur l’état d’enfermement de nos sociétés et, non pas l’espoir illusoire d’un avenir meilleur, mais l’invitation à l’écoute des frémissements du désir de liberté, à la sensibilité aux moments où le possible affleure, tout ce que l’air du temps s’emploie à refouler.
Disons d’emblée que le livre déjoue, dans une veine philosophico-poétique, toutes les fausses conceptions répandues sur l’utopie (société parfaite et donc totalitaire), pour s’inscrire dans son autre étymologie (lieu non pas de l’ailleurs, de nulle part, mais lieu du bonheur) et éveiller en nous l’attention au souhait, à l’imagination, à l’envie insaisissable de l’inconnu, du « novum » dont parlait Ernst Bloch. L’utopie dit-il, s’oppose aux projections futuristes où le futur est condamné à renforcer le système actuel, c’est une « image-souhait » du possible à venir. Et dans cette perspective, la notion d’horizon montre tout son intérêt, puisque c’est elle qui nous révèle la consistance de notre espace ; l’horizon qui ne borne ni ne clôt, mais fuit à mesure que l’on marche, signe notre ouverture au monde ; il est insaisissable, inassignable.
Et aujourd’hui dit-il, la marche vers l’horizon utopique, qui seule permet la création d’un réel acceptable pour l’inacceptable condition humaine, nous est refusée sous l’effet d’une triple clôture géographique, écologique et historique. Si J. Gayraud s’attarde moins sur les évidentes saturations géographiques (plus rien à découvrir) ou écologiques (nature dénaturée), il s’étend en revanche sur les impostures de la post-histoire qui nous rendent aveugles aux « fenêtres historiques » qui s’entrouvrent parfois. L’homme est rivé au présent et à sa finitude, d’autant plus que le postulat libéral de la nature économique de l’homme se lie à la saturation de la vie par la technicité pour refouler toute conscience anticipatrice, toute émergence « d’images-souhaits » et les retourner en cauchemars dystopiques. L’extension de la marchandise ferme ce que l’humanisme de la Renaissance et l’utopie libérale avaient ouvert. Voilà pour le constat.
A partir de là, J. Gayraud fait la critique tant des fausses utopies du « progrès » libéral que des lendemains qui chantent communistes, tous contraires à l’essence libre de l‘humanité.
Il récuse les « projections anticipatrices » d’un capitalisme qui nous referme sur la logique marchande (à l’avenir, dit-il, la croissance économique se nourrira de plus en plus de la lutte contre les dégâts de l’environnement, sans que la production-pollution ne s’arrête pour autant), tout autant que la philosophie de l’histoire bornée du matérialisme historique, pour valoriser la faculté de l’imaginaire, de l’imagination si mise à mal, et voir dans l’utopie l’impulsion originelle de l’histoire, « l’intention dirigée vers la possibilité non encore advenue, comme propriété fondamentale de la conscience humaine ». Il se situe donc dans une philosophie de l’histoire proche de celle de W. Benjamin, et il valorise aussi cet « excédent utopique » cher à E. Bloch ; mais il dépasse la pensée de ce dernier, trop prisonnière d’une visée marxisante, grâce à sa sensibilité aux œuvres et moments du passé qui ébranlent nos imaginations et arrivent jusqu’à nous, nourrissant les images-souhaits et impulsant le désir. C’est dire que pour lui la catégorie du « non-advenu » peut être la base d’une philosophie de la praxis historique.
Il revisite l’histoire des moments de brèche, d’irruption, en les éclairant par les différentes notions d’utopie qui ont fleuri dans la modernité. Ainsi les moments d’ouverture historique, 1789, 1871, 1968, de création, ont tous été traversé par un souffle utopique qui se reconnaît à l’intensité du vécu qui s’y est manifesté, et qui reste dans la mémoire historique, au-delà du moment même. Ces « manières de vivre » constituent les bases d’une mythologie : les vraies images mythiques, disait Simondon, jouent le rôle d’un relais amplificateur de la conscience optative, une réactivation des souhaits.
Horizon utopique et fenêtres historiques ont donc leur relation dialectique : l’horizon n’est pas un donné qui attendrait, derrière elle, que la fenêtre s’ouvre. C’est la fenêtre, en s’ouvrant, qui crée l’horizon, qui le constitue. Et quand cette brèche dans le temps s’ouvre, il y a réémergence des espoirs d’un passé non-advenu, refoulé.
Mais comment retrouver aujourd’hui la possibilité de réactualiser ces « excédents utopiques » légués par les siècles ? Car si le but éternel de l’utopie est de « résister à la liquidation de la possibilité d’une réelle expérience nouvelle », comme le disait Adorno, cette faculté utopique semble singulièrement émoussée et son re-surgissement improbable.
Et J. Gayraud ne se facilite pas la tâche en ce domaine, tant il excelle à décortiquer les modalités contemporaines de l’enfermement. Aujourd’hui dit-il, toute perspective émancipatrice semble condamnée tant le capitalisme contemporain est devenu un système cybernétisé, où l’économie et l’information forment une boucle de rétroaction et où l’imaginaire même est marchandisé ; c’est dire à quel point l’idéologie économiste produit un effet de sidération sur la conscience ; le corps est devenu un objet évaluable, entre nouvelles formes d’exploitation au travail et dons d’organe. Les aspirations utopiques ont été transformées en réalités dystopiques inversées. En exemple, l’homme contemporain, « anaxiologique ». Il vit rivé à son portable où la compulsion de localisation prend le pas sur la connaissance de l’autre, la facticité du « là » (t’es où ?) remplaçant l’être ; on vit dans des séquences interchangeables, traversées par l’insignifiance des messages.
Sur quoi alors pourrait se fonder une critique, et comment faire émerger la sensibilité au souhait des possibles ?
Les recours à l’universel ou au multiple nous ouvriraient-ils des horizons ? Le premier, bien que brocardé car perçu comme oscillant entre saisie soupçonneuse de la totalité et réalisation aliénée dans le totalitarisme marchand, n’en recèle pas moins une vraie portée critique et subversive, par le décalage entre les réalités et les aspirations dont il est porteur. Quant au « multiple » il peut être capable de réinvestir les contenus particuliers de la négativité, dans une veine fouriériste et deleuzienne, mais ce multiple risque de se dissoudre dans le « tout se vaut » de la pensée post-moderne, et dans l’informe grégarité de la multitude démocratique. Le problème est que nos catégories (totalité, particulier) ne sont plus des clés pour interpréter le monde en vue de sa transformation La marchandise a conquis l’universalité, mais l’humanité qui lui est subsumée est reconduite à sa multiplicité, instable sans direction.
Puisque on ne peut fonder sa cause sur rien, il faut propose-t-il, renoncer à la cause, et reconfigurer l’utopie, mais on ne peut plus évoquer l’élan utopique. Il faudrait néanmoins « le faire advenir », puisque le « rien » n’est pas un simple vide, une absence, mais une puissance d’être, ce qui, peut-être, sera. Pour sortir de cet « ensorcellement marchand » il propose de jouer sur la contradiction entre l’objectivité d’améliorations technico-scientifiques, et la détérioration accélérée des conditions de vie. L’utopie pourrait s’engouffrer là, à l’écart des fausses utopies transhumanistes et autres cyborgs, qui ne sont que des travestissements de la dystopie cybernétique. Car ce paradigme cybernétique de l’adaptabilité parfaite du « travailleur augmenté » à l’économie techno-scientifique, ne peut incorporer tous les écarts, différences et dérèglements. Il nous faut donc repérer ce « clinamen » historique qui fait défaillir le système, et compter sur la nécessité de la liberté, non comme détermination planifiée, mais comme émanation de la liberté elle-même. Contre la peur, reste à réhabiliter le recours à l’imagination dans la veine de Baudelaire et des surréalistes, le « sens imaginal » qui pourrait reprendre vigueur tant il est émoussé par les écrans ! Mais aujourd’hui, l’utopie, pour être toujours collective et non individuelle, se situe au delà du politique, car le politique aujourd’hui, c’est l’État. Et émancipation et politique sont devenues contradictoires. On vit en effet aujourd’hui note-t-il, entre deux échéances : l’échéance manquée de la Révolution, et l’échéance assumée de la catastrophe écologique. En retard et à rebours. Il faut donc prendre acte de la fin de la dimension prométhéenne de l’humain, et pour ce faire, non pas en revenir à un anarcho-primitivisme, sauver la nature, mais la transfigurer, ce qui signifie sortir du capitalisme. Et dans une visée utopique à la W.Morris, miser sur le primat de l’esthétique sur l’économie ; reconnaître les fenêtres historiques qui peuvent s’ouvrir et qui résultent de l’irruption de l’inconditionné subjectif, déchirant la trame de la positivité économico-sociale ; ne pas laisser s’échapper le « kairos » utopique, et pour cela s’approprier le temps, comme le font les créateurs d’utopies locales, à l’écart de la vie abrutissante proposée. Viser le bonheur et restaurer l’imagination.
Et ce n’est pas un des moindres intérêts de ce livre que de nous faire éprouver la fragilité, l’étroitesse de ce cheminement utopique, mais aussi sa nécessité si nous voulons rester humains… c’est à dire maintenir « l’horizon d’attente » comme attitude active du « kairos » utopique. Et, comme nous y invite Simone Dubout-Oleszkiewicz récemment disparue, ne pas sombrer dans la tentation du découragement : résister. Contre les tenants de l’utopie perdue, porter toujours haut la vivante objection : « Non, l’utopie perdure ! ».
Monique Rouillé-Boireau
jeudi 30 septembre 2021 :: Permalien
Paru dans Europe n° 1104, avril 2021.
Dans un hommage au philosophe italien du XIXe siècle Giacomo Leopardi, Joël Gayraud observe que son œuvre privilégie l’exposé fragmentaire, où la pensée se condense en cristaux aphoristiques et poétiques. Cette description s’applique parfaitement à ce passionnant essai sur l’utopie, sous forme de fragments d’inspiration libertaire.
L’auteur part du constat inquiétant que notre civilisation capitaliste, marchande et spectaculaire (au sens donné à ce terme par Guy Debord) est une prison sans barreaux mais entourée de codes-barres ; un monde clos condamné à un présent perpétuel, où tout horizon d’avenir, toute visée utopique semble oblitérée. L’économie capitaliste semble avoir pris, grâce à son pouvoir de sidération, la place de Dieu elle apparaît dans sa majesté, dotée de tous les attributs divins : la toute-puissance, l’ubiquité, le providentialisme. Mais l’ensorcellement marchand est infiniment plus puissant que l’enchantement religieux : il représente une barbarie civilisée qui conduit l’humanité à l’actuelle catastrophe climatique.
Or, comme le montre Gayraud, il n’y a pas de solution pour la crise écologique dans les limites des intérêts capitalistes. Seule l’utopie peut rompre avec cette logique infernale et faire de la nature un jardin universel. D’une façon générale, seule l’utopie peut réactiver le monde, par un processus d’enchantement aux antipodes des projections futuristes et du progressisme productiviste ; un processus qui se propose la rédemption des causes perdues appartenant à la tradition des opprimés.
Les fenêtres utopiques représentent une brèche dans le temps, par laquelle émerge le passé le plus ancien : c’est ce qu’avait compris Marx, quand il fait appel, dans sa lettre à la révolutionnaire russe Vera Zassoulitch, aux traditions ancestrales de la commune rurale russe pour penser un avenir socialiste pour la Russie. Le même vaut pour les écrits d’Engels sur le communisme primitif, à partir des travaux de Lewis Morgan : l’avenir serait la reconstitution, à un niveau supérieur, du communisme des origines. Les deux penseurs se séparent ici de l’idée positiviste du progrès indéfini qui sera adoptée par leurs épigones. L’utopie est toujours fondée sur le mythe des origines (l’Âge d’or), elle tend un arc nostalgique entre le passé et l’avenir. La révolution sociale, comme la révolution astronomique, est d’abord le retour de ce que les classes dominantes croyaient à jamais aboli ; elle est animée par le désir d’instaurer une nouvelle civilisation prenant pour modèle les époques heureuses de l’humanité.
Au cœur de l’utopie se trouve le projet d’abolition de l’État. Des 1796, les auteurs d’un énigmatique « Programme de l’idéalisme allemand » (Hegel, Schelling, Hölderlin ?) dénoncent l’État en tant que machine qui traite les individus comme des outils mécaniques. La société sans État fut le rêve d’Anacharsis Cloots, « l’Orateur du Genre Humain » pendant la Révolution Française, de Charles Fourier, de Joseph Déjacque, l’auteur de L’Humanisphère, de Marx, dans ses écrits sur la Commune de Paris, et bien entendu, de Bakounine.
L’utopie n’est pas une pure construction rationnelle. Elle fait appel à l’imagination – cette « reine des facultés » selon Baudelaire, qui, au commencement du monde, a créé l’analogie et la métaphore – ainsi qu’à la force créatrice du sensible. Il reviendra au surréalisme, observe avec lucidité Joël Gayraud, d’expérimenter l’utopie dans la sphère du sensible comme aucun autre mouvement n’avait tenté de le faire avec autant de cohérence et de conscience de ses pouvoirs.
C’est à tort qu’on présente souvent l’utopie comme une société parfaite : elle est une recherche du bonheur constitutivement imparfaite, incomplète, inachevée. Elle aspire à un monde d’harmonie et de passions joyeuses, mais ou les divisions et les conflits ne seront pas abolis : simplement les êtres humains veilleront à ce qu’ils ne dégénèrent pas en violence meurtrière. Se réclamant aussi bien du récit utopique et poétique de William Morris que du Principe Espérance d’Ernst Bloch, de l’attraction passionnée de Fourier que de la poésie surréaliste de Joyce Mansour, Joël Gayraud appelle de ses vœux un éclair d’utopie capable de déchirer le voile noir qui s’est abattu sur l’horizon.
Michael Löwy
jeudi 16 septembre 2021 :: Permalien
Publié sur Bibliothèque Fahrenheit 451 le 10 septembre 2021.
Élu maire de Béziers en 2014, Robert Ménard se pose en porte-parole d’une France des oubliés et mène, grâce à sa place stratégique au carrefour de la presse et de la politique, « une véritable bataille culturelle identitaire ». Richard Vassakos, chercheur en histoire-géographie à l’université Paul Valéry-Montpellier-III, montre comment celui-ci instrumentalise l’histoire à des fins idéologiques réactionnaires.
Il explique comment la région biterroise, « quintessence quasi mythique du Midi rouge », est devenue « une place forte électorale de l’extrême droite ». Il réfute l’explication classique d’une tradition contestataire qui s’opposerait au pouvoir central. « L’idée que le vote d’extrême droite en biterrois et dans l’Hérault est un vote populaire est battue en brèche par les chercheurs. Ce sont les effets de la crise économique et de la périurbanisation qui en sont les causes. »
« Robert Ménard veut montrer que son expérience politique à Béziers peut devenir un modèle de syncrétisme des droites et que c’est la voie qu’il faut suivre pour permettre à la “vraie” droite de conquérir le pouvoir. Béziers et surtout son maire ne doivent pas apparaître comme une exception mais comme une avant-garde. » Richard Vassakos présente ensuite les thématiques idéologiques qu’il parvient à imposer dans sa « bataille culturelle », les méthodes et les outils qu’il utilise. Robert Ménard use, tout d’abord, abondamment de la toponymie urbaine pour marquer symboliquement le territoire, conformément au récit mémoriel qu’il entend défendre, notamment par l’attribution de noms en lien avec des attentats terroristes : allée du colonel-Beltrame, promenade du père-Hamel, rond-point du 13-novembre, école Samuel Paty. Si ces choix sont légitimes, ils dissimulent des arrière-pensées idéologiques que confirment les discours d’inauguration. Il s’agit d’introduire une dimension religieuse et civilisationnelle, d’inscrire les événements auxquels ces plaques font références dans une guerre des civilisations. De la même façon, il a fait ériger un nombre important de statues au cours de son premier mandat dans le but de donner une lecture politique particulière de la Résistance : l’étudiant tchèque Jan Palach, la résistante allemande et « chrétienne » de la Rose blanche Sophie Scholl, le prêtre polonais Jerzy Popieluszko, le militant antifasciste italien Giacomo Matteotti, Jeanne d’Arc et Jean Moulin. Des spectacles sons et lumières, projetés sur les façades du théâtre pendant l’été, confortent ce récit d’une ville qui se singularisait par « une forme de rébellion envers le pouvoir central tout au long de son histoire dont Robert Ménard serait l’ultime avatar », après les Cathares et Jean Moulin donc. Ainsi, s’il pourfend par ailleurs « le prosélytisme des extrémistes islamiques », il l’imite « symétriquement » en mettant en place chaque année depuis 2014 une crèche chrétienne dans l’hôtel de ville, en infraction avec la loi de séparation de 1905… et à l’encontre de l’histoire de la ville qui s’est caractérisée dès 1870 par une ferveur anticléricale ! « Il s’agit […] d’un choix partisan et confessionnel mûrement réfléchi avec pour objectif d’enraciner un récit identitaire totalement construit et destiné à exclure une partie de la population. » Des conférences sont organisées dans le cadre de la manifestation « Béziers libère la parole », durant lesquelles sont intervenus Alain de Benoist, Philippe de Villiers, Éric Zemmour, Renaud Camus, Patrick Buisson, Jean-Frédéric Poisson. Robert Ménard multiplie aussi les commémorations, autant d’occasions de discours et de prétextes à marteler ses thèmes favoris. « Très souvent, et bien qu’il s’en défende, le propos est suffisamment ambiguë pour ne pas être attaquable, mais les sous-entendus, les allusions et les références délivrent un message politique. D’ailleurs cette technique habile est pour ainsi dire la marque de fabrique du discours ménardien au sens large. Cela lui permet en cas de réaction opposée ferme de se draper dans le costume de la victime, de l’offensé, et de dénoncer les “staliniens” qui interprètent ses propos et lui font dire ce qu’il n’a pas dit. »
S’il refuse de célébrer le 19 mars 1962, date du cessez-le-feu en Algérie, mettant en berne les drapeaux tricolores de la ville ce jour-là, il commémore la bataille de Camerone et les attentats contre les forces françaises au Liban en 1983.
Le Journal de Béziers, avec une fréquence de deux numéros par mois et des couvertures souvent provocatrices, déclinées en affiches sur toute la ville et qui ont plus d’une fois défrayé la chronique, contribue à sa mesure à cette bataille culturelle. Son éphéméride égrène des faits historiques anodins dont certains sont déformés, décontextualisés, tronqués ou instrumentalisés à des fins politiques. Toute la communication municipale est ainsi minutieusement passée en revue, ce qui permet de dégager un bruit de fond qui fait sens et récit. Ainsi, en pleine affaire George Floyd, le choix du nouveau slogan touristique n’est pas anodin : « Béziers la sudiste » ! L’activité numérique compulsive est également analysée, en particulier ses connexions avec la fachosphère, par l’intermédiaire du site Boulevard Voltaire qu’il a fondé avec sa femme. L’auteur décortique scrupuleusement l’idéologie ménardienne, articulation d’un déclin de la France opposé à un passé idéalisé, d’une xénophobie et d’une « obsession anti-immigration et antimusulmane plus ou moins explicite mais latente ». Ces discours utilisent la tactique théorisée par Henri Guaino, la « plume » de Nicolas Sarkozy : la désaffiliation des figures historiques, dépolitisées et intégrées à un « récit ordonnancé au seul prisme du nationalisme ». Le maire de Béziers a par exemple récupéré et instrumentalisé Jean Jaurès et Giacomo Matteotti, deux martyrs de la gauche assassiné par l’extrême droite, pour les retourner contre la gauche elle-même. De la même façon, il nie et escamote les convictions de Jean Moulin, pour en faire « l’exemple même du sacrifice patriote », il réduit le 14 juillet à une fête nationaliste, celle de tous les Français, qui doivent aussi défendre leurs frontières culturelles, fruit de leur histoire européenne et chrétienne. Il tente de montrer coûte que coûte la présence de membres de l’extrême droite dans la Résistance et met en avant une résistance « chrétienne », autre façon de parler du présent. Il affiche un attachement viscéral à l’Algérie française et à l’histoire dramatique des rapatriés, par calcul politique et, comme toujours, pour donner « une lecture du présent à travers le miroir d’un passé déformé et réinterprété ». De façon caricaturale, il réduit l’histoire de la présence française en Algérie a une « artificielle opposition entre “nostalgériques” et “repentants” », tout en laissant croire que la réalité historique est falsifiée. Dès son élection, il débaptisa la rue du 19-mars-1962 pour lui donner aussitôt le nom d’Hélie Denois de Saint Marc, officier putschiste, mais également résistant, déporté à Buchenwald, choix habile qui permet une nouvelle fois de brouiller l’image. En 2003, le monument dédié aux victimes d’outre-mer s’est vu rajouter une plaque rendant hommage à quatre fusillés de l’OAS, dont l’organisateur de l’attentat du Petit-Clamart. Mais Robert Ménard ne s’arrête pas là, puisqu’il fait aussi de la guerre d’Algérie « le point de départ de l’immigration de remplacement », adoptant ainsi les thèses de Renaud Camus, tissant un lien entre les violences d’alors et le terrorisme islamiste.
« Ce fond idéologique le pousse à attaquer les notions d’intégration et surtout de vivre-ensemble que l’ancien chantre des droits de l’homme voue désormais aux gémonies. » Aux historiens qui dénoncent ces instrumentalisations, il retourne habilement l’accusation de dogmatisme, suivant le même procédé qu’utilise Éric Zemmour.
Rigoureux décryptage des méthodes discursives de Robert Ménard, dangereuses parce qu’habiles et complexes. L’idéologie est souvent dissimulée, sous-entendue, mise en récit par une communication rodée. Richard Vassakos fournit des outils pour mettre à nue les rhétoriques utilisées, bien au-delà de Béziers évidemment, par les extrêmes droites.
Ernest London, le bibliothécaire-armurier
mercredi 1er septembre 2021 :: Permalien
Entretien publié dans Libération, le 30 août 2021.
Dans son essai Opération vasectomie, l’historienne retrace l’apparition et le développement de cette technique de stérilisation masculine qui ne s’inscrit toujours pas dans le cadre d’une évolution féministe de répartition de la charge contraceptive.
Son évocation suscite encore souvent ricanements gênés, moue embarrassée, voire dégoût non dissimulé. La vasectomie, technique chirurgicale vieille de plus d’un siècle a beau ne rien avoir de barbare (elle consiste à ligaturer les canaux déférents pour empêcher le passage des spermatozoïdes), elle peine toujours à s’imposer en France comme méthode de contraception : moins de 1 % des hommes ont sauté le pas, même si on observe un frémissement, le nombre d’interventions ayant été multiplié par cinq en une décennie. Dans Opération vasectomie (paru aux éditions Libertalia), Élodie Serna, docteure en histoire contemporaine, retrace l’apparition et le développement de cette pratique, et les résistances à sa démocratisation. Un travail inédit, la contraception masculine ayant jusqu’alors été peu étudiée par les historiens. De sa promotion pour des raisons eugénistes au début du XXe siècle à son expérimentation massive dans les années 1950 en Inde, la chercheuse indépendante montre que la vasectomie a davantage été utilisée comme un moyen simple et peu coûteux de contrôler la fertilité, notamment des plus pauvres, que pour émanciper les femmes. Une histoire « intime et politique » qui invite à questionner notre vision de la reproduction, du corps, du genre, mais est aussi révélatrice des rapports de domination économiques et sociaux, estime Élodie Serna, dont la thèse sur la stérilisation masculine dans l’entre-deux-guerres sera également publiée à l’automne aux Presses universitaires de Rennes (PUR).
Pourquoi avoir voulu explorer la question de la vasectomie sous l’angle historique ?
Jusqu’à présent, la stérilisation masculine avait été étudiée notamment par le biais de l’histoire de la médecine, mais il n’y avait pas d’ouvrage abordant cette question d’un point de vue de l’histoire sociale. Aujourd’hui, on s’interroge sur la contraception principalement sous le prisme des questions de genre. L’aborder sous l’angle historique montre qu’il y a beaucoup plus d’enjeux derrière. On se rend compte que les progrès ne sont pas uniquement liés à la volonté d’émanciper les femmes, mais aussi à des rapports de classe très marqués, la volonté de contrôler la reproduction en général et celles de certaines classes sociales défavorisées en particulier. Aujourd’hui, évidemment, ce qui interroge le plus, c’est le rapport au sein de couples sur la répartition de ce que l’on appelle désormais la « charge contraceptive », mais pour trouver des réponses, il faut inscrire les choses dans un rapport social, et non uniquement relationnel.
Actuellement, en France, la pratique est extrêmement minoritaire, malgré son ancienneté. Comment l’expliquer ?
La situation française fait figure d’exception notamment par rapport aux pays anglo-saxons où la vasectomie est beaucoup plus répandue. Malgré tout, au niveau mondial, la vasectomie reste très minoritaire, surtout par rapport à la stérilisation des femmes. Actuellement, dans le monde, une femme sur quatre est stérilisée, alors que seulement 2 % des femmes peuvent compter sur la stérilisation de leur partenaire. On est un pays à l’histoire très nataliste, alors que l’Angleterre avait une tradition eugéniste, ce qui explique que la loi autorisant la vasectomie n’ait été adoptée en France qu’en juillet 2001. Il y a aussi une réticence des hommes à s’emparer de la question de la contraception. Ils sont aussi mal informés, les médecins ne parlent pas de vasectomie aux patients. Il existe une conception assez généralisée que la médecine a un droit d’accès beaucoup plus large sur le corps des femmes que sur celui des hommes.
On observe des parallèles entre l’histoire de la vasectomie et les mouvements féministes : des gynécologues pour le droit à l’IVG ont tenté de démocratiser la vasectomie, un manifeste des vasectomisés publié en 1975 s’inspirait du « Manifeste des 343 » de 1971. Sans rencontrer le même succès. Pourquoi ?
Des hommes se sont effectivement mobilisés en faveur de la contraception masculine dans les années 1970, en s’inscrivant dans le sillage du mouvement de libération des femmes. Leurs réflexions ont été inspirées par les femmes qui les entouraient. Cependant, on ne peut pas parler d’un mouvement. Les hommes étaient peu nombreux. Pour les femmes, le droit à l’IVG et à la contraception est fondamental. Pour elles, il y a une urgence à gérer cette part de la biologie. Accéder à des moyens de contraception médicalisés a donc été une avancée très importante. Pour les hommes, c’est plus secondaire, leur sexualité peut être séparée de la question de la reproduction. Pour eux, se contracepter ou se stériliser reste une contrainte. Tant que l’on peut la faire porter sur les femmes, il n’y a pas d’impératif. L’accès des hommes à une contraception, notamment temporaire, n’a pas toujours reçu un accueil très positif des femmes. Il existe une peur de prise de pouvoir sur la fécondité. Sur la vasectomie, il y a moins de réticences, beaucoup de femmes qui ont déjà eu des enfants aimeraient que leur compagnon soit stérilisé. Mais cela peut difficilement devenir un moyen de revendication des femmes.
Le nombre d’hommes opérés en France est en augmentation. On pourrait mettre cela sur le compte d’une génération plus sensibilisée et féministe, alors que votre ouvrage montre que la volonté de partager la charge contraceptive n’est souvent pas la priorité…
Ce qui revient souvent, c’est que la vasectomie est une contraception de dernier recours, que l’on pratique autour de la quarantaine, quand on ne veut plus d’enfants, quand les femmes ne supportent plus la pilule… On le constate au XXe siècle, avec les tentatives de campagne de stérilisation massive après la Seconde Guerre mondiale par crainte de l’explosion démographique, qui montrent qu’on peut en venir à un usage large d’une contraception des hommes sans que cela soit motivé par un discours féministe. Aujourd’hui, un très grand nombre de vasectomies ne serait pas forcément le signe d’une avancée féministe de la société. Mais il y a quand même une vraie réflexion autour de la déconstruction du masculin du côté des associations qui se mobilisent en France pour la contraception masculine, comme l’Ardecom [Association pour la recherche et le développement de la contraception masculine, ndlr]. Pour elles, on ne doit pas la réduire à une simple technique, et il faut l’inscrire dans une remise en question de la domination masculine.
Les exemples de médiatisation de la vasectomie cités dans votre ouvrage sont très marqués par des stéréotypes sexistes. Les opérations sont mises en scène pour renforcer un sentiment de masculinité. Qu’est-ce que cela dit de notre vision du corps des hommes ?
La vasectomie se pratique et se valorise avec des références qui sont très ancrées dans le masculin, voire virilistes, avec par exemple les « Vasectomy party » ou la « Brosectomy » entre amis aux États-Unis. On n’expose pas de la même manière l’intime du corps des femmes que celui des hommes. Pour les hommes, très souvent, cela tourne à la plaisanterie, comme si c’était un moyen de défense, de se réaffirmer en tant qu’homme malgré la stérilisation. Cela traduit un besoin de reconnaissance dans le regard des autres hommes. Les vasectomisés veulent s’assurer que les autres hommes ne remettront pas en cause leur identité d’hommes. Cela semble ordinaire que les femmes prennent en charge la contraception, mais quand ce sont les hommes qui le font, c’est interprété comme un geste envers les femmes, les hommes vasectomisés peuvent se valoriser et sont socialement valorisés.
En France, la méthode s’inscrit dans une forme de militantisme, promue par des associations, mais pas par les pouvoirs publics ni par l’institution médicale. Comment l’interpréter ?
Le monde médical est à l’image de la société, avec les mêmes préjugés sur les rôles assignés aux hommes et aux femmes. La vasectomie ne s’appuie pas sur un réseau de médecins qui serait aussi dense que le réseau des gynécologues. Les urologues sont peu formés et n’y voient pas grand intérêt, notamment d’un point de vue financier. Des études faites après la loi de 2001 montraient que les médecins ne connaissaient pas la vasectomie. Vingt ans après, l’opération est autorisée, mais ce n’est pas un droit à part entière. On trouve plus d’informations via des réseaux d’entraide et des groupes Facebook que sur des sites institutionnels ou chez un médecin généraliste. La pilule est une manne très rémunératrice pour les laboratoires pharmaceutiques, et il y a peu d’intérêt pour eux à développer d’autres méthodes de contraception. C’est aussi pour cela que la vasectomie a été utilisée aussi bien dans les réseaux clandestins dans l’entre-deux-guerres que comme méthode de masse dans les pays du Sud : c’est une méthode rapide et qui ne coûte rien ! La vasectomie pourrait être une méthode idéale, mais elle ne correspond pas à notre logique de marché.
Entretien par Juliette Deborde