Éditions Libertalia
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jeudi 17 septembre 2020 :: Permalien
L’émission « Une histoire particulière » des 5 et 6 septembre 2020 sur France Culture était consacrée à Rosa Parks :
https://www.franceculture.fr/emissions/une-histoire-particuliere-un-recit-documentaire-en-deux-parties/rosa-parks-12-rosa-parks-pas-celle-que-vous-imaginez
Partie 1.
Partie 2.
jeudi 17 septembre 2020 :: Permalien
Publié sur le blog Bibliothèque Fahrenheit, le 5 septembre 2020.
« Nous étions des gens ordinaires, pas plus fous ou courageux que les autres. À un moment de notre vie, nous avons choisi de tout quitter, lucidement et sans fanatisme, pour combattre aux côtés des populations du Kurdistan syrien. » Recueil de témoignages de vingt-deux combattants internationalistes ayant rejoint les unités YPG/YPJ au Rojava pour affronter Daech ou l’armée turque.
Ils racontent leurs motivations, leur périple pour rejoindre la région, leur apprentissage, leur quotidien, avec les combats ou au contraire l’attente interminable, leurs compagnons, leur difficile retour dans les « sociétés endormies ».
Azad (Albanie) explique la tradition du tekmil qu’il découvre à l’académie internationale des YPG, moment de débriefing quotidien où le commandant et les volontaires sont libres d’émettre critiques et autocritiques sur leurs prestations physiques, les comportements irrespectueux et les attitudes déplacées. L’absence d’autoritarisme et de véritable hiérarchie se retrouvent dans l’armée comme dans toute la société. Le militarisme est considéré comme une idéologie propre au patriarcat et à la société capitaliste. « Nous ne faisons donc pas partie d’une armée mais d’une milice, d’une force alternative, de formations partisanes, parce que l’intérêt est de défendre la population face aux forces réactionnaires et fascistes et de garantir la réussite de la révolution », confie-t-il. « Car il ne suffit pas de tuer pour gagner une guerre et mener une révolution, il faut aussi vivre, et donc être capable de mener une vie digne, de la défendre et de la transmettre. » Il a noté qu’environ 30% des volontaires internationaux sont anarchistes, communistes ou socialistes, 30% des soldats en congés, des ex-soldats ou des mercenaires, et 40% forment un groupe plus hétérogène de personnes qui ont laissé leur vie pour motifs personnels.
Çekdar (Italie) complète cette présentation en évoquant les tabûr, unités de combat composée d’une trentaine de personnes, et leur fonctionnement. Il présente aussi, rapidement, le confédéralisme démocratique qui prévoit de « vider l’État de l’intérieur » et dont l’un des fondements est la coexistence de religions et d’ethnies différentes sur un même territoire.
Çîya (Pays basque), dans l’un des plus beaux textes de cet ouvrage, relie l’histoire des Kurdes avec les montagnes qui occupent une place importante dans leurs paysages : « Qu’avons-nous appris de ces montagnes ? Les camarades appellent cela xwebun e xweparastin : “s’autogérer et se défendre”. Elles et ils apprennent à être autonomes, à survivre dans les montagnes, à se défendre et à défendre ceux qui les entourent. » « La montagne comme phénomène de rupture pour la création d’une nouvelle société nous aide à dépasser trois oppressions : celle des hommes sur les femmes, celle de l’être humain sur la nature, et l’impérialisme (l’oppression d’une société sur une autre). » Il présente, avec des mots forts, cette relation au paysage que cherche à détruire l’État turc en incendiant les forêts, construisant des digues et des routes, la symbiose entre les « différents substrats personnels » et la coexistence ancestrale entre différentes communautés, la culture du partage entre camarade transmise à la société sans endoctrinement mais de manière spontanée, par l’exemple.
Ciwan (Catalogne) se confie : « Quiconque en Europe ou en Amérique accepte de tuer de façon tacite, de façon même plus lâche en payant des impôts ou en achetant des produits que nous consommons. Mais la différence est que nous n’en voyons pas les conséquences. Cela semble lointain, abstrait. La guerre sur le terrain est seulement horrible, en cela c’est plus clair, car elle nous oblige à assumer la responsabilité de nos actes. Et c’est toujours une damnation. » Comme d’autres, il se place dans la continuité des volontaires partis par milliers combattre le fascisme en Espagne en 1936.
De nombreuses pages sont consacrées aux récits des combats, notamment la défense du canton d’Afrîn contre l’armée turque et ses supplétifs jihadistes à partir de janvier 2018 et la seconde attaque, toujours en cours, depuis octobre 2019, avec la résistance de Serêkaniyê et le front de Til Temir. Ilyas (Russie) raconte son expérience de tireur de précision, et Cîlo (France), ancien militaire, reconnait avoir eu le sentiment d’être véritablement un « soldat de libération », alors qu’en Afghanistan il se sentait dans une armée d’occupation. Certains brossent d’émouvants portraits de combattants tombés en martyr, intercalés entre les différents témoignages, et décrivent l’importance de la « culture du şehîd ».
Medya (Italie), s’attarde longuement sur les unités de défense des femmes (YPJ), inspirées de l’idéologie développée par Abdullah Öcalan et qui place les femmes au centre de la société.
Soyah (France) fait part de son amertume et de sa colère à son retour, en songeant à ses camarades tombés en martyrs « dans l’une des pires guerres de notre siècle. Le monde regardait. Afrîn tomba aussi, aux mains des islamistes et des fascistes. Et le monde regardait toujours. Les populations non arabes sunnites ou turkmènes se firent massacrer. Et le monde regardait. La sharia fut imposée, on réduisit les femmes en esclavage et on viola, tortura et exécuta toutes celles qui résistaient. Le monde regardait toujours. Une police d’Afrîn fut créée, composée de néo-fascistes turcs principalement issus des Loups gris, police à l’uniforme proche des SS, se prenant en photo en faisant le salut nazi au centre-ville d’Afrîn, pendant que les milices islamistes ravageaient le canton et détruisaient tout symbole de la culture kurde, alévie, yézidie et, surtout, tout symbole de la libération des femmes. Le monde, fidèle à lui-même et fier de sa constance, regardait. Peut-être entendit-on quelques voix de ceux et celles qui se pensent être des “gens de bien”, voix indignées, outrées, mais seulement des voix. L’indignation ne sauve pas des vies ni ne gagne des batailles. L’indignation est une farce pour le fascisme. » De la même façon, Siyah (France), survivante de la bataille de Serêkaniyê, conclut son appel à la solidarité ainsi : « Je te demande juste, lecteur ou lectrice, de t’interroger sur la nature de ton “devenir politique”. Interroge-toi sur ton rapport au monde. Interroge-toi sur ceci : que faisais-tu quand le fascisme triomphant s’acharnait à détruire l’une des seules alternatives révolutionnaires conséquentes de cette génération ? S’il est vrai que siamo tutti antifascisti, alors il est temps de le montrer en actes. »
L’introduction d’André Hébert donne beaucoup de clés de compréhension et synthétise brillamment l’ensemble des propos, si bien que nous aurions pu nous contenter de la reprendre intégralement ici.
Cet « hommage », inscrit à plus d’un titre dans la lignée de celui d’Orwell, témoigne autant des expériences vécues par ces volontaires internationaux, que de la révolution qu’ils sont partis défendre au Rojava. Comme l’Espagne en 1936, ce territoire est actuellement abandonné à la violence du gouvernement turque et de ses alliés islamistes. C’est pourquoi il faut lire ces pages, entendre leur appel, le répercuter pour briser l’indifférence et le silence. Et plus si affinités.
jeudi 17 septembre 2020 :: Permalien
Ines est une petite rate qui vit à Candy-Raton. Il est temps pour elle de se rendre au grand bal des cœurs à prendre, où ses jeunes congénères sont supposé·es rencontrer leur moitié. Ines veut danser mais sûrement pas se caser. Comment la jeune rate va-t-elle s’affranchir des carcans ? Une ode à l’émancipation féminine à mettre entre toutes les petites mains, que l’on peut aussi écouter en podcast.
jeudi 17 septembre 2020 :: Permalien
Publié dans Ça m’intéresse, été 2020.
Née en 1842 dans une famille bourgeoise et fouriériste, Alix Payen s’engage à 29 ans comme ambulancière dans le 153e bataillon de la Garde nationale. Dans des lettres à ses parents, elle décrit les combats contre les assauts de l’armée versaillaise. Michèle audin, spécialiste de cette période, autrice du formidable Comme une rivière bleue, Paris 1871, les a rassemblées dans un petit livre qui nous plonge au cœur de ces mois révolutionnaires et témoigne du rôle majeur des femmes dans la Commune de Paris.
jeudi 10 septembre 2020 :: Permalien
Extrait d’Hommage au Rojava, p. 243-251.
Prépublié sur le site lundi.am.
Photographie de Yann Levy.
J’étais à l’académie militaire des YPG en mai 2016, assis à côté d’une Européenne qui était en Syrie depuis longtemps et possédait presque parfaitement la langue kurde. Un commandant s’est approché d’elle et lui a parlé. Il a évoqué « Gabar l’Australien » et quand il est parti je lui ai dit que je le connaissais. Elle n’a pas répondu. Cette fille était parfois distante. Dans la révolution on ne parle que des choses essentielles et la plupart du temps on se tait. Pourquoi ? Parce que, comme je l’ai découvert, la révolution, c’est la guerre.
J’avais fait la connaissance d’heval Gabar à Shaddadi deux mois auparavant. La ville venait d’être libérée de Daech et j’étais là pour réaliser un reportage sur le front. Je n’avais pas de traducteur. Le commandement m’a envoyé Gabar dont l’anglais était la langue maternelle. Il est venu vers moi dans son uniforme, son keffieh coloré sur les épaules et ses belles bottes de désert dérobées à l’ennemi.
« Je viens d’Australie » m’a-t-il dit en me serrant la main. Je trouvais qu’il avait un accent bizarre. « Tu es kurde ? », lui ai-je demandé. « Moitié-moitié » m’a-t-il répondu avec ce demi-clin d’œil dont je découvrirais par la suite qu’il lui était familier.
Il paraissait 50 ans. Je ne pouvais pas encore savoir qu’il n’avait pas de sang kurde. Il était totalement australien mais sa réponse faisait allusion à un fait existentiel. Quelque temps après j’ai parlé de lui avec un volontaire anglais : « Gabar était avec nous, les internationalistes, depuis le début mais ensuite il s’est de plus en plus détaché et lié aux Kurdes. C’est avec eux qu’il a trouvé sa dimension. C’est comme s’il avait disparu avec eux dans le désert. » Le voyage en voiture vers le front a été agréable et touchant.
On ne reste pas indifférent au désert syrien, à ses enfants bergers, à sa poussière, aux checkpoints continuels, aux regards des femmes dans les villages, aux carcasses des voitures de Daech abandonnées le long de la route.
Gabar et moi nous sommes tout de suite très bien entendus. Nous avons développé une entente toute « occidentale ».
Notre humour se fondait sur les compliments, dont je tairai la nature, envers nos pays respectifs et s’accompagnait de considérations sur le Rojava. « Tu aimes la Syrie ? » m’a-t-il demandé. Je ne savais pas quoi répondre. Lui, il l’aimait beaucoup. « J’aime combattre Daech. J’aime les Kurdes. Ceux de Daech veulent aller au paradis et on est là pour les aider. » Il avait servi douze ans dans l’armée australienne sans jamais avoir été impliqué dans une mission. Mais c’est au Rojava qu’il avait appris son activité principale : reconnaître et désamorcer les mines. Telle aurait été sa mission si son pays était entré en guerre, mais c’était maintenant pour les YPG qu’il l’effectuait. Il se plaignait du fait que ses amis kurdes voulaient le protéger et ne lui permettaient pas d’aller chercher les mines autant qu’il le souhaitait.
Un jour, pour leur faire comprendre qu’il ne voulait pas être privilégié, il s’est aventuré tout seul derrière les lignes ennemies, en cachette, et il a désamorcé plusieurs mines en quelques heures. « Quand je suis rentré ils m’ont dit que si je recommençais ils m’arrêteraient ; mais ils ont bien compris le message. » Il a agi de cette façon car, le jour précédent, la voiture dans laquelle se trouvait un de ses amis avait sauté sur un engin explosif. Daech a jonché de pièges mortels les provinces de Hassaké, Raqqa et Deir ez-Zor. « J’ai dû rassembler les parties de son corps dans un rayon de 50 mètres et les mettre dans un sac en plastique. Le lendemain j’ai échappé à la surveillance de mes amis et je suis allé déminer la zone. » Il donnait l’impression de ne pas se soucier de lui-même ; de n’attacher d’importance qu’à « la Syrie ». Il disait aussi que désormais il avait fait son temps, que trop de jeunes mouraient dans cette guerre.
Il avait laissé un fils d’un peu plus de 20 ans en Australie. Il était divorcé. « Je te souhaite de ne jamais passer par un divorce. » Il voulait revoir son fils, cela faisait plus d’un an qu’il était au Rojava.
Il avait un problème : « Il y a quelques mois, on s’est retrouvés dans une fusillade contre Daech, dans un village. L’ennemi était à 40 mètres. Nous avons dû reculer et j’ai perdu mon sac à dos avec tout mon argent et mon passeport. J’ai été stupide. » Sans passeport, il ne pouvait pas rentrer chez lui. « Je suis allé en Irak et j’ai appelé les bureaux. Ils m’ont dit : “Vous êtes parti en disant que vous alliez en vacances en Turquie mais vous êtes en Syrie illégalement depuis un an et maintenant vous voulez un passeport en Irak. Débrouillez-vous.” » Les fonctionnaires l’ont peut-être trouvé marrant. Un autre YPG australien avait été arrêté à son retour quelques mois auparavant, accusé de terrorisme.
Il en avait profité pour rester un peu plus. « Ceux de Daech, ce ne sont pas des soldats. Ils n’ont pas d’honneur, pas de Dieu. La religion n’a rien à voir : quel Dieu peut permettre de tuer et violer des enfants ? Ce sont juste des bêtes. » Nous étions sur le toit d’un poste de garde, l’ennemi au loin. Berxwedan, qui était kurde, a dit qu’ils n’étaient pas des bêtes, qu’il était possible de les rééduquer. Gabar a fait une grimace et m’a dit avec son sourire malicieux et en clignant légèrement de l’œil : « Les YPG sont trop bons. » Nous avons passé tout l’après-midi à rire et à plaisanter. C’était ma première fois sur le front. Gabar me disait : « Si tu entends arriver un obus de mortier, jette-toi par terre le plus vite possible. » Je lui ai montré que je savais monter et démonter une arme. Il m’a demandé si je voulais aller faire un tour avec lui et m’entraîner à tirer. Comme toujours, j’ai répondu : « Je tirerais si j’étais dans les YPG, mais je suis journaliste. »
« Pourquoi tu ne t’enrôles pas ? Tu m’as l’air d’être fait pour ça », m’a-t-il dit tout d’un coup. Je lui ai dit pourquoi je ne l’avais pas fait, mais je ne lui ai pas dit que je cherchais le courage de le faire. Il a eu du respect pour ma réponse. Je lui ai demandé s’il croyait en Dieu et il a eu l’air sombre, bizarre, presque comme s’il se sentait coupable ou qu’il avait de mauvais souvenirs. « Non. Avant, oui. Plus maintenant. » Et la révolution, ça t’intéresse ? « Je ne suis pas là pour la politique, seulement contre Daech. » Mais il n’y a rien qui t’intéresse dans les réformes que les Kurdes sont en train de faire ? ai-je insisté. « C’est leur pays, ils ont raison de les faire. Mais tu n’as pas vu ce qui se passe sur leurs chaînes de télévision quand les personnages d’un film vont s’embrasser ? Ils coupent la scène ! » J’avais effectivement remarqué cela, même sur les chaînes de télévision kurdes du mouvement. Je trouvais que c’était une obsession absurde par rapport à ce qui était en train de se passer. « C’est pour ça que moi, cette révolution, je ne veux pas m’en mêler », a-t-il conclu sérieusement.
Il était vraiment sérieux. Il se montrait sceptique quant à la révolution du Rojava à cause des baisers censurés dans les films et ne cherchait pas à comprendre. Là, il m’a vraiment surpris. Il était clair que la révolution devait procéder en respectant l’époque et les codes du lieu, comment ne pouvait-il pas s’en rendre compte ? Une révolution en Australie aurait fait la même chose et c’est ce qu’elle fera, quand elle arrivera. Malgré l’amour que Gabar portait aux Kurdes et à leurs batailles, malgré sa volonté de disparaître avec eux dans le désert en « combattant pour le peuple » et en s’éloignant de tous les Occidentaux, il ne s’était pas départi de son intransigeance sur l’idée de liberté, liée à la culture spectaculaire et capitaliste du monde dont il venait, ni de son indépendance de vues par rapport au contexte où il se trouvait, ou du moins de celle qu’il devait ou voulait concevoir ainsi. Quand je lui ai dit au revoir, il était très fatigué d’avoir traduit pour moi toute la journée. J’ai fait une belle photo de lui avec un ami important. Elle lui a beaucoup plu et il m’a dit qu’il fallait que je trouve un moyen de la lui faire parvenir. Il a conclu : « Mais je sais qu’on va se revoir, si tu restes ici. »
Lorsque j’étais à l’académie, des mois plus tard, et que j’attendais d’aller sur le front, je parlais souvent de Gabar, l’Australien que j’avais connu. J’espérais le croiser de nouveau, j’en étais même convaincu. J’attendais de le voir et de lui dire en souriant : « T’as vu, je suis entré dans les YPG. » Un jeune Européen l’avait rencontré récemment. Il a dit qu’il était retourné en Irak pour tenter de résoudre son problème de passeport, mais que c’était insoluble. Il avait de nouveau rebroussé chemin. Il ne savait pas comment faire pour prendre une pause et sortir de Syrie pour revoir son fils. Le lendemain, j’ai été convoqué sur un poste par le commandement. Ils m’ont posé des questions bureaucratiques, ont pris une photo de moi dont ils se serviraient au cas où je mourrais, et m’ont demandé si j’avais un nom de combat. J’en avais déjà un. Ils m’ont dit qu’il en fallait deux. L’instructeur a dit : « Gabar ». J’ai dit « OK » en souriant. Je pensais au moment où je lui dirais que nous avions même un nom de guerre en commun, avant de recommencer à plaisanter sur AC/DC et Kylie Minogue.
Il m’avait promis de m’accueillir en Australie, un de ces jours. C’était un bon plan. Je me serais fait de super vacances. Mais pour le moment j’étais très inquiet, je n’arrivais pas à me défaire du pressentiment qu’il était sûrement mort. J’ai parlé avec quelqu’un sur Skype qui m’a dit qu’il s’était abonné à la page Facebook des YPG pour suivre ce qui se passait étant donné qu’il savait que j’en faisais partie. Il m’a dit qu’il y avait appris qu’un Australien était mort. Ma gorge s’est serrée. J’ai dit : « Ce n’est peut-être pas mon ami. Ils en parlaient encore hier. S’il était mort, je le saurais. »
« Il n’a pas l’air jeune. » Mon ami non plus n’était pas jeune. Je suis allé sur Internet. J’ai vu sa photo.
J’ai compris que ce que m’avait dit le commandant la veille, c’était à cause de ça. Et que c’était à cause de ça que la fille était distante. Et c’était aussi la raison pour laquelle l’instructeur m’avait donné ce nom. Les nouveaux combattants reçoivent le nom d’un martyr. Et là, c’est moi qui ai reçu le sien.
Les Forces démocratiques syriennes préparaient l’offensive au nord d’Alep, à Manbij ; pour faire diversion, pour que Daech maintienne ses troupes au sud, les communications officielles gonflaient l’ampleur et la durée des opérations sur Raqqa. Ils ont dit que Gabar était mort dans cette zone pour renforcer l’effet de propagande mais il était tombé dans un village près de Shaddadi, dans la région où je l’avais connu. On n’avait pas beaucoup d’informations. Certains disaient que c’était à cause d’un camion piégé. Des mois après, à Kobané, j’ai croisé un des types que j’avais connus avec lui sur ce front. Nous retournions tous les deux à Manbij. Mon unité avait subi de graves pertes, mais la sienne avait été décimée. Je lui ai parlé de l’Australien et il a pris une expression de profond respect : « Gabar… lui, il combattait pour de vrai ! » Il m’a dit qu’il était mort dans une fusillade.
Quelques jours plus tard, sur le mont Qereçox, j’ai trouvé une image pieuse avec la photo de Gabar et l’étoile des YPG. Je n’aurais pas dû le faire, mais je l’ai prise et je l’ai gardée dans ma poche avec celle du garçon inconnu dont j’avais hérité mon premier nom de bataille. Quelques semaines plus tard, j’étais devant la télévision à Ain Issa avec mes camarades kurdes et arabes. Le journal télévisé annonçait que Jamie Bright, le combattant australien mort à Shaddadi et répondant au nom de Gabar Amed, avait été enterré avec les honneurs militaires en Australie. Je me suis dit que si seulement on lui avait donné son passeport il serait peut-être encore en train de combattre, ou qu’au moins il aurait revu son fils. Il y a des personnes qui font comme bon leur semble, et on ne leur rend hommage que quand ils sont morts. J’ai dit à mes camarades qu’il était mon ami et que mon deuxième nom était le sien. Ils se sont tous arrêtés de parler et m’ont écouté avec attention comme c’est toujours le cas au Kurdistan quand quelqu’un associe sa voix à la cérémonie pour un martyr.
Je leur ai montré sa photo. Un des commandants me l’a arrachée des mains et l’a ajoutée aux dizaines de photos de filles et de garçons tombés à Ain Issa, accrochées au mur. Sur le coup j’ai trouvé son geste un peu brusque, mais il était si spontané qu’il m’a rappelé toute l’amitié dont peut faire preuve le genre humain – ou, pour être peut-être plus honnête, dont font preuve les YPG. Gabar n’était ni kurde ni arabe, il n’était pas musulman, il n’était pas socialiste. Mes camarades de Kobané ne l’avaient pas connu, mais lui rendre hommage sur leur petit Olympe était aussi une façon de me rendre hommage, à moi, son ami. Et, à travers moi, à tous les internationaux qui avaient combattu dans la résistance, sans compter leurs amis. Quand j’ai quitté la base pour rentrer, j’ai été tenté de reprendre l’image pieuse pour la garder en souvenir. Je me suis retenu. Quel sens cela aurait-il eu ? Elle ne m’appartenait certainement pas. J’ai laissé Gabar là où il aurait voulu être : parmi les Kurdes trop jeunes pour mourir, morts comme lui. Parfois, quand je vois des gens s’embrasser dans les films, je me souviens de ses petits clins d’œil.