Le blog des éditions Libertalia

Contribution littéraire au débat en cours sur la grève reconductible

mercredi 6 octobre 2010 :: Permalien

Contrôle des négociations par la base, assemblées générales souveraines, refus des permanents syndicaux, refus des hiérarchies salariales, délégué-e-s élu-e-s et révocables, autogestion des luttes, tels sont les principes fondamentaux du syndicalisme révolutionnaire.

Sabotage en vertu du principe « À mauvaise paye, mauvais travail », boycott, grève reconductible, blocages, occupation et piquets de grève, telles sont les armes des salarié-e-s.

En 1909, dans The Dream of Debs, Jack London, compagnon de route des révolutionnaires nord-américains du SLP et des IWW, présente une autre arme qui a maintes fois fait ses preuves : la caisse de grève.

Un siècle après, la grille de lecture reste valable. La productivité des travailleurs a démesurément augmenté pour le plus grand profit du patronat ; la répartition égalitaire des richesses est toujours une priorité.

« Nous quittâmes Union Square pour nous engager dans le quartier des théâtres, des hôtels et des grands magasins. Les rues étaient désertes. Çà et là, nous rencontrions des automobiles en panne, abandonnées sur place. Nul signe de vie, à l’exception de quelques agents de police et de soldats de garde devant les banques et les monuments publics. Une seule fois, nous fîmes halte pour lire la proclamation qu’un syndicaliste collait : “Nous avons strictement maintenu l’ordre et nous le maintiendrons jusqu’au bout. Le mouvement cessera quand nos demandes seront satisfaites, quand les patrons auront été soumis à la famine, comme nous l’avons été si souvent par le passé.”

— Ce sont les propres termes de Messener, remarqua Collins. Pour ma part, je suis tout disposé à me soumettre, mais ils ne m’en fournissent pas la moindre occasion. Je n’ai pas pris un bon repas depuis une éternité. Je me demande le goût que peut avoir la viande de cheval.

Nous nous arrêtâmes devant une autre proclamation : “Quand nous estimerons nos employeurs disposés à se soumettre, nous ouvrirons les bureaux télégraphiques et nous laisserons communiquer entre elles les associations patronales. Mais nous ne tolérerons que les dépêches ayant trait à la résolution du conflit dans la paix.”

Au-delà de Market Street, nous entrions dans le quartier ouvrier. Ici, plus de rues désertes. Les hommes du syndicat discutaient en petits groupes. Des enfants jouaient, joyeux et bien nourris, et de plantureuses ménagères bavardaient, assises au seuil de leurs portes. Tous nous jetaient des regards amusés. Des gosses couraient après nous en criant :
Eh ! M’sieur ! Ça va l’appétit ?
 »

Extrait de la page 51 du recueil Grève générale !

Les Vivants et Les Morts, le film !

vendredi 1er octobre 2010 :: Permalien

Il y a quelques années, on s’était enthousiasmé pour le diptyque de Gérard Mordillat sur la condition ouvrière. C’était avant qu’on ne croise les Conti sur les routes. Mordillat a adapté son grand roman prolétarien et ça passe à partir de mercredi 6 octobre sur France 2 : à ne rater sous aucun prétexte ! Pour vous donner envie d’aller puiser dans cette œuvre, voici une recension parue dans Barricata 18.

Les Vivants et les Morts. Notre part des ténèbres.
Gérard Mordillat. Calmann-Levy/ Le Livre de poche.

« Rudi court les yeux brûlants. Il court avec les morts. Ceux dont Maurice, son père adoptif, a peuplé son adolescence. Il fallait qu’il sache, qu’il n’oublie jamais : ni les communards de la Semaine sanglante, ni les fusillés pour l’exemple de 17, les mutins de la mer Noire, les grévistes de 36, les volontaires de la guerre d’Espagne, les FTP-MOI, Manouchian et les autres qui réclament justice depuis l’origine du monde. Ils sont là, dans ses mains, dans ses jambes, dans le bruit de ses semelles sur le bitume, l’encourageant de leurs voix inaudibles : “El pueblo unido, jamás será vencido !” »

La Kos, une usine de fibre plastique, ferme. Rudi, Lorquin, Hachemi, Dallas, Varda et les autres ne veulent pas se laisser faire. Ils refusent de courber l’échine, de voir leur vie détruite du jour au lendemain. Alors ils vont lutter, faire grève, occuper l’usine. Ils veulent montrer qu’ils sont là, bien vivants, déterminés jusqu’à leur dernier souffle. Style incisif, écriture nerveuse, concise, parfois orale et très crue, chapitres très courts, Mordillat nous réconcilie avec la lecture des pavés de plus 800 pages. Les Vivants et les Morts se lit presque d’une traite. Et fait l’effet d’un coup de poing reçu en pleine figure. Même écriture et même début dans Notre part des ténèbres. Là aussi, tout part de la fermeture d’une boîte, Mondial Laser, une entreprise de pointe vendue à l’Inde par un fonds spéculatif américain. Le soir du 31 décembre, les actionnaires du fonds et quelques stars fêtent une année de bénéfices records à bord d’un paquebot de luxe, le Nausicaa. Ambiance champagne, caviar et cocktails. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que parmi le personnel de bord, la sécurité, l’orchestre, les invités se cachent des salariés de Mondial Laser, et qu’ils ont pris le contrôle du navire… La lutte des classes, l’autogestion et l’action directe en roman, c’est rare. Dans les deux ouvrages, Mordillat montre les mécanismes économiques, sociaux et politiques qui poussent des salariés à faire grève et à risquer leur vie pour leur dignité. Pas de leçons théoriques, pas de longues digressions, Mordillat, c’est du vécu, du brut. Une littérature véritablement engagée comme on aimerait en voir plus souvent par ces temps de casse des droits syndicaux, de répression à tout-va et de criminalisation du mouvement social. « Aujourd’hui, les enfants naissent la peur au ventre et grandissent tremblants et résignés. Ce monde d’oubli des luttes, ce monde d’asservissement et d’acceptation, ne sera jamais le mien. Personne ne me fera croire qu’il est le seul monde possible, que l’histoire est terminée, que le marché scelle le stade ultime de l’organisation humaine. Peut-être suffit-il de dix hommes décidés sur un navire de croisière pour que la peur change de camp ? »

Nil

D’Alger à Mai 68, mes années de révolution.

dimanche 26 septembre 2010 :: Permalien

D’Alger à Mai 68, mes années de révolution.
François Cerutti. Spartacus, 170 pages, 13 euros.

D’une façon générale, il faut toujours être attentif aux deux livres annuels publiés par les éditions Spartacus. Habituellement, il y a un inédit et une réédition. L’inédit du cru 2010, c’est ce récit autobiographique. Né à Alger en 1941, fils d’un colonel décédé dans des circonstances étranges, le jeune François Cerutti échoue à Montrouge en 1956 puis s’installe à Nice. C’est là qu’il décide de militer en faveur de l’indépendance algérienne. Avec des camarades issus du groupe anticolonialiste Jeune Résistance, il s’oppose au mot d’ordre ambigu du Parti communiste qui réclame la « paix en Algérie », mais pas l’indépendance. Insoumis, il part au Maroc en 1961 et se met au service de la « révolution mondiale ». Il croise sur sa route des militants pablistes, des membres de la IVe Internationale, le jeune pied-noir devient pied-rouge. De 1962 à 1965, il participe aux premières années de la révolution algérienne en travaillant dans une entreprise autogérée. Comme bien d’autres internationaux (voir le livre Algérie, les années pieds-rouges de Catherine Simon), le coup d’État de Boumediène le fait rentrer en France. L’armée le rattrape. En 68, avec Pierre Guillaume (qui n’était pas encore l’infecte crevure négationniste d’aujourd’hui), François Cerutti ouvre une librairie au cœur du Quartier latin. Celle-ci, La Vieille Taupe, accueille les minorités révolutionnaires. On y rencontre des tiers-mondistes, des anarchistes, des trotskystes, etc. Après le bouillonnant mouvement de mai et juin 1968, F. Cerutti rejoint l’équipe éditoriale de Spartacus. Les pages rédigées sur René Lefeuvre et les Cahiers Spartacus sont assez émouvantes. Un regret quand même : le récit s’arrête dans les années 70, or, nous aurions aimé connaître les réflexions de l’auteur sur les temps contemporains.

De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français

vendredi 3 septembre 2010 :: Permalien

De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français.
Olivier Le Cour-Grandmaison, éditions Zones, 196 pages, 16 euros.

C’est un livre dense et édifiant rédigé par l’un des spécialistes de la République impériale, mais c’est aussi plus que cela : De l’indigénat est un pavé jeté dans le marais historiographique d’aujourd’hui. Alors que Sarkozy et Guaino vantent les bienfaits de la France coloniale, relayés par les habituels thuriféraires (Max Gallo) et, dans une moindre mesure, par des historiens prestigieux (Pierre Nora), Olivier Le Cour-Grandmaison décortique les articles du code de l’indigénat en Algérie, édicté en 1875, qui servit de matrice au droit colonial de tout l’Empire. Où il apparaît que la Déclaration dite universelle des droits de l’homme n’avait cours que sur le seul territoire métropolitain. Le Cour-Grandmaison rappelle le travail forcé et les amendes, le numerus clausus, le racisme généralisé, le pouvoir sans limite des gouverneurs. Jusqu’en 1945, dans l’Empire français, c’est le « régime du bon tyran » qui règlemente le quotidien, en accord avec l’ensemble de la classe politique (certains passages rédigés dans Le Populaire (SFIO) en 1937 laissent pantois). En conclusion, l’auteur déconstruit un double mythe : non la France n’a pas apporté la « civilisation » : les jeunes indigènes étaient moins de 10 % à suivre une scolarité primaire (en Algérie, en 1935, seuls 65 000 enfants sur 950 000 sont scolarisés) et la médecine n’apporta le « progrès » que pour les Blancs : les indigènes mouraient six fois plus de tuberculose que les Européens d’Alger. Enfin, 17 000 indigènes sont morts pour construire les 140 premiers kilomètres de la voie ferrée Congo-Océan. Sacré bilan…

 On peut consulter ce livre librement sur le site des éditions Zones.

Tue ton patron - Remix

mardi 24 août 2010 :: Permalien

Jean-Pierre Levaray a publié dans Le Monde libertaire de l’été 2010 un nouveau dénouement du roman Tue ton patron. Où le narrateur-héros n’est plus l’ouvrier, mais le patron… Bonne lecture !

Changement de point de vue

Ils sont venus, ils sont tous là. Non pas tous, mais presque. Plusieurs m’ont téléphoné pour s’excuser. Même Nicolas m’a contacté. Il m’a juste dit qu’il ne pouvait pas venir, à cause de la date et qu’il avait prévu autre chose avec sa dame. La prochaine fois qu’il me le demande, je ne lui prêterai pas mon hôtel privé. Non mais.

Je l’ai fait exprès de choisir le 24 décembre pour fêter mon départ. Pour voir sur qui je pouvais vraiment compter. En même temps, maintenant, je m’en fous. Je vais avoir d’autres chats à fouetter et un autre milieu à m’occuper.

Je m’aperçois que, dans la salle, il y a quelques-uns de mes concurrents directs, certains auraient voulu me voir mordre la poussière. J’ai gagné, tant pis pour eux. J’ai maintenu l’entreprise lors des crises successives, et j’ai réussi à conforter notre société dans le haut du panier du CAC 40, c’est quand même pas rien. FFI© est devenue une valeur de référence aujourd’hui. J’ai de quoi être fier. Bien sûr, cela s’est fait au prix de divers abandons et de diverses restructurations, mais changer de méthodes de travail, investir dans des pays émergeants et se recentrer sur des marchés porteurs, c’est le b-a ba. On est passé de 150 000 collaborateurs dans le monde à 80 000. C’est plutôt pas mal. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Et puis, voir l’action grimper autant, tripler sa valeur en si peu d’années, ça valait un petit sacrifice.

Ah ! Voici enfin un plateau de coupes de champagne qui passe. Voyons voir ce qu’il donne ce champagne. FFI© en a commandé des caisses, je veux voir où est passé notre argent. Le producteur est un ami, mais j’ai parfois du mal avec sa piquette. Oups. Pas terrible encore cette année. Mais ça m’amuse d’autant plus que tous ces zouaves rassemblés devront boire ça jusqu’à la lie.

J’ai bien fait de choisir la Verrière pour organiser mon pot de départ. Mon « pot de départ », ça me fait marrer. Comme mes prolos lorsqu’ils partent en retraite… Je suis peut-être un peu comme eux. Va savoir. A force de voir leurs représentants syndicaux, je les ai imités. Non, je rigole. N’empêche que je les ai bien eus aussi, ceux-là.

La Verrière vient juste d’ouvrir, au pied de la tour, et je ne pouvais pas faire moins que de les aider à pendre leur crémaillère tout en fêtant mon départ. Je suis encore dans le coup, non ?! Jolies, les guirlandes lumineuses. Ils font de ces trucs maintenant. Et les sapins décorés, c’est pas mal. Ça donne à la soirée un côté kitsch qui me va bien, un côté hollywoodien, fin de film à gros budget.

Bon, il faut que j’aille faire la tournée de mes ouailles avant les discours.
La faune des courtisans et des lèche-bottes. Ce sont eux qui viennent à moi les premiers, évidemment. Ils croient vraiment que c’est en étant à mes pieds qu’ils accéderont au vrai pouvoir ? Que des larves. Ils me sourient, se tortillent devant moi. Ils veulent mon bien, croient être l’incarnation du pouvoir parce qu’ils sont déférents envers moi. On ne se rend pas compte mais faire partie de l’élite, ça a des désavantages. Et même si j’ai peu de sympathie pour l’espèce humaine, ce genre de comportement n’arrange pas ma perception. De toute façon, ils sont fichus : s’ils se rebellaient, je les casserais. Leur alternative est quasi nulle.

Mais où sont Bertrand et Charles, mes fidèles, mon équipe, mes hommes de main, ceux sur lesquels je peux compter ?

Ah ! Quelques membres du conseil d’administration. Là, on est en terrain connu. On se côtoie depuis si longtemps. On a la même vision du monde et presque le même costume. On n’a pas besoin qu’on nous raconte des histoires, c’est nous qui avons fait ce que FFI© est devenu. Il faudra que j’invite l’un d’eux à nous rendre visite quelques jours.

Dans tous les cas, je reste membre du CA, pas seulement pour les jetons de présence, mais pour rester aux commandes et mettre la pression sur mon successeur. Ah, il a voulu ma place de PDG, va falloir bosser. C’est lui qui devra fermer les quelques boîtes qui restent implantées en Europe du Nord. Ça m’amuse d’avance de savoir qu’il commencera son règne en supprimant des emplois. Il faut pourtant que je me montre avec lui, comme si nous étions complices, comme si nous ne faisions qu’un. Pour l’avenir de FFI©.

Et voilà La Fayette, le représentant des clients, des coopératives agricoles. Le type qui me fait bien sentir que sans lui, sans ses achats de mes phytosanitaires, je serais coulé. Tu parles. Maintenant que je fourgue la moitié des productions en Inde, il peut toujours se la jouer. Il est adipeux et veule, je ne le supporte pas. Il transpire, en plus, dans son costard de parvenu. Et sa rosette de la Légion d’honneur, qu’est-ce qu’il a fait pour l’avoir ? Il faudra d’ailleurs que j’en parle en haut lieu. C’est moi qui la mérite.

Je me défais vite de ce type, mais c’est pour tomber sur pire : Petrovitch est là. Cette fois, j’ai un peu les boules, on a passé des accords et j’ai un peu dépassé les bornes. Ce sont les lois du marché. Il faudra bien que ces Ruskofs se mettent au goût du jour. Tout ne se règle pas à coup de flingue. Le marché africain, c’était pour moi. Je vois qu’il sourit d’une façon pas très agréable mais il est courtois. Je m’éloigne.

Si Petrovitch est là, ça veut dire que Kristina est là aussi. Elle faisait partie du paquet cadeau. Hé oui, qu’est-ce que je disais ? La voici. Trop jolie. Sa robe noire moulante ne cache rien et son décolleté est trop plongeant, mais si elle me colle, comme d’habitude, tout le monde va se dire que je me suis levé une pute des pays de l’Est. Ce qu’elle est. C’est sûr que par rapport aux quelques femmes qui sont là, elle fait tâche. Marie n’est pas venue, heureusement. Elle a prétexté les préparatifs du repas de Noël après la messe de minuit, mais je sais qu’elle n’aime pas ce type de soirée.

Kristina se colle à moi. Normalement, je succombe, mais ce n’est pas l’heure. Elle me dit des mots à l’oreille. Normalement aussi, ça me fait de l’effet, mais je me sens regardé. Voilà qu’elle me pelote les couilles. On est tous serrés et personne ne peut voir mais je n’ai pas envie de ça. « Arrête, lui dis-je. Dégage, c’est pas le moment. » Je vois Bertrand qui s’approche enfin pour m’aider. Il va pour la prendre par l’épaule. Kristina se dégage, elle est en colère. Elle fait un esclandre mais Bertrand l’a en main. Allez du balai. Dommage, quelque part. Je n’aurai sans doute plus le droit à ses petites gâteries sous le bureau maintenant que je vais changer de vie.

Charles, enfin, m’apporte le feuillet de mon discours. Je me dirige vers la tribune, cela n’a que trop duré. Dès que je prends le micro, le silence s’installe. Allez, quelques vannes pour les mettre dans ma poche, un peu d’histoire de FFI©, mon engagement et l’état des lieux, et… J’espère que Charles ne m’a pas fait un discours à la Fidel Castro, je n’ai pas que ça à faire. Ah, ça se termine : « Bien sûr, ce que je garde comme souvenir de FFI©, c’est cette véritable aventure humaine au cours de laquelle j’ai croisé des collaborateurs dévoués, professionnels et dignes de confiance. Maintenant je me tourne vers de nouvelles aventures, plus près de ma famille, car cela reste la valeur la plus importante au monde. » Hop, emballé c’est pesé. Applaudissement et tout le tralala.

Après c’est au tour de mon successeur, je n’ai même pas envie d’écouter les platitudes d’usages, quoi que je perçoive dans ses intonations le discours guerrier de mes débuts. Il ira peut-être loin, le petit. Ensuite c’est le ministre de l’Industrie, discours sobre et bien écrit par son nègre. Heureusement que l’autre ministre ne cause pas, il est déjà bourré. Je l’inviterai d’ailleurs bientôt chez moi, pour voir s’il ne tient pas l’alcool ou s’il boit vraiment beaucoup.

Bon, c’est pas que je m’ennuie mais j’ai une messe sur le feu. Je préviens le personnel que dans un quart d’heure c’est basta. Les meilleures choses ont une fin.

Salutations d’usage. Kristina a vraiment disparu. C’est tout de suite que j’aurais eu besoin d’elle. J’ai toujours son numéro de portable, au cas où…

Ça y est tout le monde est parti. A moi de quitter les lieux. J’ai un coup de blues, mais la vie n’est pas finie. J’ai des projets. Dehors, la nuit est glaciale. La Défense est le quartier des courants d’air. Je passe devant la tour FFI©. Elle a quand même de la gueule et c’est moi qui en étais le maître d’œuvre. Chapeau l’artiste. Désormais, en dehors des conseils d’administration, j’essaierai de ne pas trop venir. Je vais avoir mes terres et mes employés à gérer. Je vais aussi m’intéresser à la gestion communale. J’ai des idées là-dessus, pour moi et mes futurs administrés. Mon petit peuple. Mais avant, Marie et moi, nous partons nous ressourcer aux Seychelles, ça ne fera pas de mal.

Voilà l’escalier du parking.

Il fait sombre et je n’aime pas. Je ne me suis pas penché sur le sujet des parkings, j’aurais dû. Un peu flippant la nuit, quand on est seul. Et ce n’est pas les violons de Vivaldi en fond sonore qui vont arranger les choses.

J’atteins mon coupé Mercedes. Je vais m’en débarrasser bientôt. Ce n’est plus dans ma fonction. J’aurais dû m’offrir ce 4X4 Q7 de chez Audi pour Noël. Ce véhicule collera mieux à mon aventure terrienne. Ça en jettera sur mes ploucs.

Clic. Les portières s’ouvrent.

« Pelletier-Raillac, lève les mains. »

C’est quoi ça ? Je me retourne. Un mec, plutôt nerveux, me tient en joue. C’est quoi cette connerie ? Il n’a pas l’air à l’aise.

« Pan ! » Putain, ça fait mal. Il m’a tiré dessus. Je ne sais pas ce que c’est mais, aïe aïe aïe. J’ai l’épaule broyée. Qu’est-ce qu’il me veut ce type. En plus, il n’a pas l’air très pro. Il est tombé par terre. C’est Petrovitch qui l’envoie, c’est évident. Jamais je n’aurais dû pactiser avec les Russes. C’est mafia et compagnie. Je les ai eus sur le marché africain, tant pis pour eux. Il faut qu’ils s’y fassent.

Je touche ma blessure. Il y a plein de sang. J’espère qu’il n’a pas atteint le poumon. Je ne pense pas. En plus mon costard est mort.

Le type se lève et vient vers moi, il me tient toujours en joue. C’est quoi ? Je n’y comprends rien. « Casse-toi, connard. »

Il reste là. « C’est Petrovitch qui t’envoie ? Je pensais qu’il s’entourait d’un meilleur personnel. »

Le type à l’air bizarre. J’suis tombé sur un fou. C’est pas possible. Je suis dans un mauvais rêve.

Le type me dit qu’il est un de mes anciens salariés, viré lors du dernier plan. J’y crois pas. Le monde ne s’arrange pas. Je pense que Petrovitch est allé chercher son tueur à l’HP. Ce n’est pas possible autrement.

« Je travaillais pour FFI©, mais vous m’avez licencié… Depuis, ma vie est fichue, alors je veux que la vôtre le soit aussi. »

Des conneries. Mais si c’est le cas, c’est une de ces larves. Un de ces ouvriers serviles qui ne voulaient pas se prendre en charge, qui attendaient sagement que leur salaire tombe tous les mois et qui pètent les plombs. Je lui crie : « Moi, je me suis battu pour FFI©, toi tu n’as su qu’obéir. Tu n’es rien. »

Si j’en réchappe, je le tue, c’est clair. Je l’enfermerai dans ma cave, je le ferai souffrir. Il verra qui c’est le boss.

Je savais bien que certains prolos disjoncteraient, il a fallu que ça me tombe dessus.

Voilà qu’il essaie de me causer : « Sans des mecs comme moi, qui font tourner les machines, tu n’existerais pas. »

J’ai chaud d’un seul coup. Il faut que ça se termine. Bertrand m’a toujours recommandé de porter un flingue depuis que je « négocie » avec Petrovitch, cette fois ça va me servir. Il faut juste que je le sorte de ma poche.

« Pan ! »

Il a tiré de nouveau. Je ne sens rien. Juste comme un coup de poing dans ma cuisse droite. Je ne sais pas ce que j’ai. J’ai l’impression de me vider. Putain, la fémorale. Le type me regarde. Il a les yeux noirs. J’ai une vision du cochon qu’on avait saigné chez moi l’an dernier. C’était jour de fête. Mon sang se répand partout. Je vais mourir. C’est pas possible : c’est moi le boss.

Jean-Pierre Levaray, Mai 2010