Le blog des éditions Libertalia

Article 11

jeudi 28 juin 2012 :: Permalien

Article 11, numéro 10.
juin-juillet-août 2012, 2,50 €.

Vous ne connaissez pas encore Article 11 ? Alors, il est temps de vous diriger chez votre marchand de journaux et d’acquérir ce journal qui ne ressemble à nul autre tant au niveau du contenu que de la maquette. Les rédacteurs annonçant une nouvelle formule pour l’automne, ce numéro 10 constitue une sorte de « collector ».

Si le sommaire est éclectique et les articles joliment rédigés, l’ensemble se révèle un peu sombre à la lecture, voire plombant. Ce numéro d’été s’ouvre sur un reportage intitulé « Le Peuple des confins » (clin d’œil à The People of the Abyss, Jack London, 1903), plongée in situ au cœur des bidonvilles bâtis le long du périphérique parisien. Il se poursuit avec une présentation de l’association calabraise Terra Libera, qui lutte au quotidien pour récupérer les terres confisquées par la mafia locale, la ‘Ndrangheta. Un reportage en Tunisie donne la parole à un couple de militants communistes qui relatent les tortures vécues sous Ben Ali. Vient enfin un article plus léger sur la gentrification de Saint-Étienne (par Jean-Pierre Garnier) puis une présentation de l’œuvre du penseur Jacques Ellul, l’un des premiers à remettre en cause l’idée de « progrès technique ». On ne manquera pas de lire l’entretien avec un marin-pêcheur breton de 38 ans qui a décidé de raccrocher et de rester à terre, ainsi que le portrait de Jacques Abeille, auteur des Jardins statuaires (éditions Attila). Enfin, last but not least, une chronique littéraire donne envie de se plonger immédiatement dans le roman Nous autres (1921) du Russe Ievgueni Zamiatine, considéré comme un « livre précurseur en matière de dystopie, de récit contre-utopique ».

 www.article11.info

CQFD, le mensuel de la critique sociale normale

dimanche 24 juin 2012 :: Permalien

CQFD , numéro 101.
15 juin 2012, 2,40 €.

CQFD, le mensuel de « la critique sociale normale » a fêté il y a peu son centième numéro, et pour l’occasion, s’est refait une beauté en passant en quadrichromie. Au sommaire du numéro de juin, la tonalité est résolument internationaliste avec notamment un article sur les coopératives grecques (des laboratoires d’expérimentation sociale), un entretien avec des étudiants québécois en révolte, ou encore un beau reportage (texte et photos) de Damien Fellous sur les « veines ouvertes de la Colombie ». Comme chaque mois, on retrouve les chroniques de Sébastien Fontenelle, Jean-Pierre Levaray et Noël Godin. La part belle est laissée à la culture avec, cette fois-ci, une interview du metteur en scène et comédien Nicolas Lambert (allez voir sa pièce Avenir radieux, une fission française, c’est stupéfiant !) et une longue recension du livre Bobby Sands, jusqu’au bout (Denis O’Hearn, éditions de l’Epervier) qui relate la grève de l’hygiène (« Dirty Protest ») des prisonniers de l’IRA. CQFD est un journal à l’économie fragile. On le trouve en kiosques, mais mieux vaut s’abonner : www.cqfd-journal.org

Tortuga

mardi 12 juin 2012 :: Permalien

Tortuga.
Valerio Evangelisti.
Éditions Rivages, 2011, 24,50 €.

Pas facile de passer après d’aussi illustres prédécesseurs que Daniel Defoe ou Robert Louis Stevenson. Pourtant, Valerio Evangelisti, auteur des excellents romans Anthracite et Nous ne sommes rien, soyons tout relève le défi de la geste piratesque et s’essaie au récit d’aventures. Ce nouveau (et long) roman affiche un titre évocateur : Tortuga. L’île de la Tortue était en effet l’un des plus célèbres bastions des « Frères de la Côte », dans les Caraïbes. Disons d’emblée que le résultat est décevant : Evangelisti multiplie les tableaux et les intrigues au point de perdre le lecteur. L’auteur évoque la fin du XVIIe siècle, l’âge où les corsaires cessent d’œuvrer pour les rois (Louis XIV dans le cas présent) et basculent, pour certains, dans la piraterie. Si la description du féroce capitaine Grammont ou l’amour éperdu du jésuite Rogério de Campos pour une (trop) belle esclave nous tiennent quelque peu en haleine, la tentation est grande de sauter des pages. Au titre des passages les plus imagés et convaincants, on retiendra néanmoins le pittoresque épisode de l’attaque de Campeche par la flotte flibustière. Il est néanmoins surprenant de constater qu’Evangelisti adopte un point de vue sur la piraterie qui se rapproche de la vision des puissants : des bandits cruels et sans éthique.

« Ces combattants des mers rêvaient à la guerre et vivaient pour célébrer la mort, que ce fût la leur ou celle d’autrui. Comme des déments, excités par la perspective du sang qu’ils verraient bientôt couler à flots, ils lançaient des bordées d’injures à leurs ennemis, indifférents au fait que quelques mois auparavant, ces mêmes gens avaient été leurs alliés et protecteurs. Il s’agissait à présent de tuer et de piller : il n’existait pas d’autres idéaux, pas d’autres plaisirs plus sublimes que ceux-ci. Au milieu du chaos, seuls les boucaniers et les Arawaks conservaient un semblant de lucidité. Les premiers déroulèrent les mèches de leurs fusils déjà calés sur le bastingage du navire. Les seconds préparèrent leurs flèches empoisonnées et bandèrent leurs arcs. »

Désespoir et espoir, par John Holloway

lundi 4 juin 2012 :: Permalien

Nos camarades du site La Voie du Jaguar et des éditions Rue des Cascades ont traduit et mis en ligne ce texte de John Holloway. Nous le reproduisons ici avec leur autorisation. Pour aller plus loin, lire Crack Capitalism.

Lettre adressée aux participants au Blockupy Frankfurt
tenu du 16 au 19 mai 2012

À ceux qui ne s’adaptent pas à ce monde, à toutes celles et tous ceux qui, avec nous, n’acceptent pas le crépuscule de l’humanité,

Maintenant, plus que jamais, le monde regarde simultanément dans deux directions.

La première révèle un monde sombre et déprimant. Un monde de portes qui se ferment, fermeture de vies, de possibilités, d’espoirs. Ce sont les temps de l’austérité. Tu dois apprendre à vivre avec la réalité. Tu dois obéir pour survivre et abandonner tes rêves. Et ne crois pas que tu vas pouvoir vivre en faisant ce qu’il te plaît. Tu auras de la chance si tu trouves un travail. Tu pourras peut-être étudier, mais seulement si tes parents ont de l’argent. Et même dans ce cas, ne t’imagine pas que tu pourras étudier dans une perspective critique. La critique a fui les universités et c’est tant mieux. À quoi bon critiquer puisque nous savons tous que le monde suit une trajectoire fixe. Il n’existe pas d’alternative, la domination de l’argent est la seule réalité. Il vaut mieux que tu oublies tes rêves. Obéis, travaille dur quel que soit le boulot que tu auras la chance de trouver, sinon, la vie qui t’attend consistera à fouiller les tas d’ordures, puisqu’il n’y aura plus d’État-providence pour te protéger. Vois, vois ce qu’il se passe en Grèce et apprends ! C’est là l’appauvrissement qui t’attend, c’est ce qu’il t’arrivera si tu ne te soumets pas, c’est la punition que réserve l’école de la vie aux enfants qui ne se conduisent pas bien, qui ont des projets ambitieux, qui demandent trop.

Cette leçon de désespoir, Dimitris Christoulas l’apprit très bien, trop bien, qui fit feu contre lui-même sur la place Syntagma, au centre d’Athènes, il y a quelques semaines. Le pharmacien retraité de soixante-dix-sept ans, dont la pension avait fondu à la suite des mesures d’austérité imposées par les gouvernements d’Europe, déclara : « Je n’ai pas d’autre solution, avant de commencer à chercher ma nourriture dans les tas d’ordures, que d’en finir avec ma vie. »

C’est là le sens de l’austérité. C’est ce que les gouvernements d’Europe et du monde sont en train d’essayer d’imposer aux gens – tous les gouvernements, tous serviteurs de l’argent, qu’ils occupent une position dominante comme le gouvernement allemand, ou qu’ils ne soient que de simples fonctionnaires du système bancaire international, comme Papademos ou Monti. Les mesures d’austérité n’imposent pas seulement la pauvreté, elles brisent les ailes de l’espoir.

Voilà la direction que le monde est en train d’emprunter, mais n’y a-t-il pas autre chose ? N’y a-t-il pas moyen d’en changer ? N’y a-t-il pas un autre visage du monde, qui indiquerait une autre direction ?

La mort de Dimitris Christoulas signale deux directions : elle est à la fois désespoir et refus du désespoir. Dans la note qu’il laisse avant de se suicider, il écrit : « Je crois que les jeunes sans avenir prendront un jour les armes et pendront par les pieds les traîtres de ce pays, comme les Italiens pendirent Mussolini en 1945. » Dans le profond désespoir brille l’espoir.

Le fondement de cet espoir est un simple Non. Non, nous n’accepterons pas ce que vous essayez d’imposer. Non, nous n’accepterons pas votre austérité. Non, nous n’accepterons pas la logique de l’argent, nous n’accepterons pas l’assassinat de l’espoir. Non, nous n’accepterons pas les obscènes inégalités du monde dans lequel nous vivons, nous n’accepterons pas une société qui nous accule à notre propre destruction. Et, non, nous ne proposerons pas d’alternatives politiques. Nous ne voulons pas résoudre leurs problèmes, car l’unique solution aux problèmes du capital est notre défaite, le futur du capitalisme est la mort de l’humanité. Même s’il résout cette crise, la prochaine n’est pas très loin, et sera encore plus brutale. Politiciens-banquiers, nous n’allons pas vous obéir car vous êtes le passé mort et nous sommes le futur possible. Le seul futur possible.

C’est là notre espoir, nous sommes le seul futur possible. Mais ce futur possible n’est rien de plus qu’une possibilité. Sa réalisation dépend de notre capacité à retourner ce monde.

Comment faire pour que ce monde change de cap ? Dimitris Christoulas parle des jeunes qui vont prendre les armes et pendre les politiciens aux réverbères. Cette idée est de plus en plus séduisante, et les politiciens du monde entier savent que ce n’est pas simplement un rêve ; c’est pourquoi, en Grèce, ils ont peur de sortir, c’est pourquoi, dans le monde entier, ils donnent de plus en plus d’armes et de pouvoir à la police. Cependant, si séduisante que soit cette idée, ce n’est pas par les armes que nous retournerons le monde et créerons quelque chose de neuf. Notre rage est d’une autre nature.

Rage et amour. Refuser et créer. C’est là la seule façon de retourner le monde. L’amour et la rage vont main dans la main, la création naît de la négation. Nous sommes la furie d’un monde nouveau qui pousse vers l’avant et anéantit l’obscène puanteur du vieux. Notre furie n’est pas la furie des armes — la violence est leur arme, pas la nôtre. Notre furie est la furie de la négation, de la création frustrée, de l’indignation. Qui sont ces gens, politiciens, banquiers, qui croient pouvoir nous traiter comme des objets, qui croient pouvoir détruire la planète tout en souriant ? Ils ne sont rien d’autre que des valets de l’argent, de vils défenseurs et des assassins dans un système à l’agonie. Comment osent-ils essayer de nous ôter la vie, comment osent-ils nous traiter ainsi ? Nous refusons, nous n’acceptons pas.

Nous crions un NON massif qui résonne dans tous les coins du monde, mais notre négation est peu de chose si elle ne s’appuie pas sur une création alternative. Notre NON au vieux monde est sans avenir si nous ne créons pas, ici et maintenant, un monde nouveau. La rage de notre négation déborde en une création du nouveau. La démocratie représentative est un échec et nous construisons une démocratie réelle sur nos places, avec nos assemblées, avec nos revendications. Le capital est incapable de satisfaire les besoins élémentaires de la vie ; nous créons alors des réseaux d’entraide. L’argent détruit et nous disons : « Non, nous allons créer une autre logique, un autre mode d’union » ; c’est pourquoi nous affirmons « aucune maison sans lumière » et nous organisons le rétablissement de l’électricité chaque fois qu’elle est coupée. Les huissiers viennent saisir nos maisons, nous organisons des protestations massives pour les arrêter. Les gens ont faim, nous créons des jardins communaux. La recherche du gain massacre les humains et les non-humains, nous créons de nouvelles relations, de nouvelles façons de faire les choses. Le capital nous expulse des rues et des places, nous les occupons.

Tout cela n’est pas suffisant, tout cela est expérimental mais ce sont là les chemins à suivre, voilà l’autre visage du monde actuel, voilà le monde nouveau de reconnaissance réciproque qui se bat pour naître. Peut-être ne pourrons-nous pas changer le monde entier pour le faire tel que nous le voulons, mais nous pouvons créer ce monde nouveau et nous sommes en train de le créer ici et ici, et ici et maintenant, nous créons des fissures dans le système et ces fissures vont croître et se multiplier et se rejoindre. Nous n’allons pas accepter le déclin de l’humanité. Nous pouvons l’arrêter, nous allons l’arrêter, nous allons changer le devenir du monde.

John Holloway (Traduit de l’espagnol par Silfax)

Adorno future

mercredi 23 mai 2012 :: Permalien

Il y a près de deux ans, Fred Alpi (traducteur des deux livres de Marcus Rediker publiés par Libertalia) avait réalisé, pour Barricata, un entretien avec les animateurs de la revue de théorie critique Variations. En voici quelques extraits.
On peut retrouver l’intégralité de l’entretien en ligne
On peut aussi souscrire dès maintenant pour recevoir le livre
Crack Capitalism de John Holloway qui paraîtra à la fin du mois de mai (il est actuellement sous les rotatives).

ADORNO FUTURE

Pouvez-vous présenter Variations et son histoire ?

Alexander Neumann (AN) : Au commencement fut le verbe de Jean-Marie Vincent, qui face au mur croulant de Berlin et aux ruines du communisme soviétique s’écria : « La théorie critique n’a pas dit son dernier mot. » L’idée d’ouvrir un espace de discussion intellectuelle pour l’émancipation après la fin définitive du stalinisme et de la social-démocratie anticritique était né. Contredire le discours réac de la fin de l’histoire, de la fin des utopies, des contestations, et qui veut que tout ce qui résiste meure. Contredire les fossoyeurs de Marx, Freud, Darwin, Marcuse et Adorno. Se réapproprier Marx après les marxismes, l’École de Francfort au-delà de ses ramification académiques actuelles, assumer l’héritage du Centre expérimental de Vincennes contre la bureaucratie universitaire, tourner la critique cosmopolite contre les directives et dérives ministérielles françaises, actualiser le féminisme, discuter l’écologie radicale, défendre l’esprit libertaire contre la régression sécuritaire, déjà. Cet espace a pris pour forme une revue du département de sciences politiques de Paris VIII, et pour nom Futur antérieur. Revue dirigée par Jean-Marie Vincent, soutenue par Toni Negri et une foultitude de marxistes critiques plus ou moins militants et hétérodoxes venues de Grèce et d’ailleurs. Futur antérieur, ce temps peu usuel de la langue, pour évoquer « ce qui aura été », c’est-à-dire une utopie concrète, avec Ernst Bloch. Pour faire mentir la doctrine de la fin de l’histoire et pour ne pas laisser le projet gauchiste initial des Temps modernes à bout de souffle après la mort de son directeur de publication, Jean-Paul Sartre. Des douzaines de numéros et de discussions fructueuses plus loin, après avoir traversé la révolte zapatiste de 1994, l’irruption libératrice du mouvement de décembre 1995, des sans-emploi et des sans-papiers, le collectif ne survit pas au départ de Negri, emprisonné en Italie à la fin des années 1999. La revue a atteint un seuil, un tournant et son but : la première défaite du capitalisme mondial à Seattle.

En 2000, la revue Variations émerge à l’endroit où Futur antérieur s’est évaporé. Avec le souci de revenir sur les fondamentaux de la critique et de creuser les arguments théoriques, qui font manifestement défaut dans les discours militants de circonstance. S’ensuivent 16 numéros jusqu’en 2011 qui associent une centaine d’auteurs dont les plus connus sont André Gorz, Edgar Morin, Pierre Bourdieu, John Holloway, Nancy Fraser, Oskar Negt, Greil Marcus et Alexander Kluge. Une sorte de melting-pot de la sociologie la plus corrosive et de la théorie critique internationale. Bien des forces centrifuges se sont exercées au sein de cette revue comme dans d’autres, deux éditeurs ont jeté l’éponge et une série d’universitaires ont eu du mal à assumer la charge libertaire de nos recherches. Aujourd’hui, on a provisoirement résolu le problème des éditeurs intéressés par le rendement et des distributeurs marchands, en éditant la revue en format PDF à travers notre site, véritable maison d’édition ad hoc. La crise globale nous encourage à persévérer malgré l’absence de moyens financiers et institutionnels. Quand on voit ce que les appareils bien équipés et médiatisés fabriquent comme triste bricolage, notamment la revue du NPA qui ne connaît que des contretemps, on se sent comme des albatros dans un ciel d’azur avec nos milliers de lecteurs sur les cinq continents.

Derrière cette petite histoire se pointe une correspondance historique plus ample. Nous vivons le revival de la grande crise capitaliste de 1929 qui a posé l’alternative libertaire, luxembourgiste et castoridienne : Socialisme ou Barbarie. Les insurrections démocratiques avaient finalement été écrasées par le fascisme européen. L’École de Francfort était le premier sinon le seul courant intellectuel à saisir toute l’étendue des dégâts, la faillite de la démocratie parlementaire, la nature du stalinisme et des partis ouvriers, le basculement autoritaire du prolétariat en Europe centrale, la psychologie de masse du fascisme, la forme moderne du racisme et de l’antisémitisme, l’industrie de la culture et des mass-média, la soumission du salariat sous la forme marchande, etc.

Aujourd’hui, il s’agit de relancer toute une série de concepts critiques qui ont été réprimés par le stalinisme, méprisés par le trotskisme de parti et souvent oubliés par les courants anarchistes ou libertaires. Je pense à la personnalité autoritaire, à l’espace public oppositionnel, à l’industrie de la conscience et d’autres encore. Pour sortir de la connexion aveuglante du système, de ses formes marchandes et médiatiques, il faut élaborer un langage critique précis et percutant. La théorie critique n’a pas dit son dernier mot.

Les intervenants sont majoritairement issus du monde universitaire. Est-ce un choix délibéré ?

Lucia Sagradin (LS) : La revue est actuellement à la croisée des chemins, elle a surgi dans le champ académique et sous l’impulsion de Jean-Marie Vincent. Aujourd’hui, après bien des déambulations, son projet éditorial avance avec l’idée et la volonté de continuer à publier des textes plutôt longs et profonds dans leur forme ; et critiques et cherchant le dépassement dans leur contenu, mais sans, par contre, se réserver au champ académique.

Le cadre universitaire ne vous permet-il pas d’exprimer toutes vos idées ?

LS : Le cadre universitaire n’en est pas un. Pour nous, nous agissons à partir d’un point qui se situe à l’extérieur de ce « cadre universitaire », et surtout, en cherchant à le dépasser, à ne pas mutiler ou éroder des idées qui, prisonnières du désir de plaire à un corps de métier, ne feraient que s’oublier et s’aliéner. Par contre, nous puisons le meilleur dans notre formation reçue auprès de gens comme Daniel Arasse, Miguel Abensour ou Jacques Rancière et nous nous pensons comme chercheurs.

Vos articles évoquent régulièrement les travaux d’Adorno et Horkheimer, philosophes fondateurs de l’École de Francfort, ou d’Habermas et Marcuse, leurs continuateurs. Vous sentez-vous particulièrement proches de leurs thèses ? Qu’apportent-ils à votre analyse de la situation politique et économique actuelle ?

LS : Le point essentiel pour moi dans le duo d’Adorno et d’Horkheimer est de penser le renversement en son contraire de toute chose, et notamment de la démocratie. Cette perception de ne jamais être sauf, d’un danger constant me semble un enjeu impératif pour saisir et faire de la politique. Car, il donne alors comme un autre élan, et une rigueur à chaque mot et à chaque acte, par le fait qu’il place l’individu dans une position inconfortable. Une position qui ne permet ni sommeil ni bien-être. Une position difficile mais qui met tous les sens en éveil face à l’injustice et à la violence, par exemple. Cette idée donne aussi une autre dimension : elle permet d’inscrire l’instabilité et la précarité du monde dans lequel nous nous trouvons, elle peut alors permettre de penser la situation paradoxale du monde tel qu’il est : entre un discours de réussite sociale qui s’impose dans la durée par le travail, la famille, etc., et de l’autre, l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons à vivre selon cette norme aux vues des conditions réelles d’existence, chaque jour un peu plus précarisées.

Julien Bordier (JB) : Habermas ? Connais pas... Je veux vraiment pas me la péter, mais inviter les lecteurs et lectrices de Barricata à lire ces auteurs méconnus. Ce n’est pas toujours facile, il faut tâtonner. Aux auteurs, que tu cites j’aimerais en ajouter d’autres vivants ou morts : El Sub Marcos d’abord, qui est un grand lecteur de Variations comme nous sommes des lecteurs assidus des textes et des expériences développées par le « néozapatisme », Erich Fromm pour la psychanalyse antiautoritaire, Greil Marcus et Lester Bangs pour l’histoire de la musique, Walter Benjamin pour ses géniales approches pluridisciplinaires, Oskar Negt pour l’expérience vivante… Mais bien sûr te proposer une biblio ici et maintenant, c’est un peu stupide.

AN : L’École de Francfort est une appellation un peu dédaigneuse inventée par l’École de Cologne, des sociologues de terrain très terre à terre. L’appellation d’origine est la Théorie critique, contre la théorie traditionnelle. J’ai esquissé tout à l’heure pourquoi la Théorie critique n’a pas dit son dernier mot. La crise appelle une critique de longue haleine qui ne colle pas aux intérêts des partis ou des slogans du moment. D’ailleurs cette critique est portée à Buenos Aires par Juan Sebrelli qui déconstruit l’image du Che et de Maradona, par John Holloway à Mexico, par Nancy Fraser à NYC, par Greil Marcus à Frisco, par Kluge à Hambourg et Zuckermann à Tel Aviv… et par nous tous, ici et maintenant.