Le blog des éditions Libertalia

Cinq questions à Charles Jacquier

lundi 1er décembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —
Fascisme et grand capital, Daniel Guérin — illustration de couverture par Bruno Bartkowiak.

Entretien avec Charles Jacquier publié par le site Questions de classe(s) à l’occasion de notre réédition de Fascisme et grand capital.

Cinq questions
à Charles Jacquier

Bien qu’il s’en défende, Charles Jacquier est l’un des grands connaisseurs du mouvement ouvrier révolutionnaire de l’entre-deux-guerres. Au cours des quinze dernières années, ce postier, adhérent de SUD-PTT, a largement contribué au renouveau éditorial critique en proposant de nouvelles publications des travaux de Maurice Dommanget, Franz Jung, Marcel Martinet, Victor Serge et quelques autres. Il vient tout juste de coordonner la réédition du précieux Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (éditions Libertalia, novembre 2014), aussi avons-nous décidé de lui donner la parole.

Pourriez-vous revenir sur l’histoire éditoriale de Fascisme et grand capital ? Que proposez-vous de nouveau avec cette édition ?

Fascisme et grand capital est en effet un livre qui a une longue histoire. Son auteur, alors jeune militant proche de la revue syndicaliste La Révolution prolétarienne, avait effectué deux voyages en Allemagne, l’un durant l’été 1932, l’autre au printemps 1933. À son retour, il publia des articles dans divers périodiques : pour le premier, l’hebdomadaire d’Henri Barbusse Monde, La Révolution prolétarienne, et le magazine Regards ; essentiellement le quotidien socialiste Le Populaire pour le second. On peut retrouver ce témoignage, épuré, dans La Peste brune. D’autre part, dès l’arrivée des premiers militants allemands antinazis à Paris, Daniel Guérin eut l’idée de réunir certains d’entre eux pour mettre les milieux révolutionnaires français « à l’école des réfugiés allemands » afin de bénéficier « de leurs connaissances théoriques et de leur expérience pratique ». Il s’agissait de tirer les leçons des erreurs du mouvement ouvrier allemand pour ne pas les répéter dans d’autres pays confrontés au fascisme. Mais, comme souvent, la proximité de l’événement et les questions de personnes prirent le dessus sur la discussion théorique. Cela constitua néanmoins une première prise de contact entre militants français (outre Guérin lui-même, Michel et Simone Collinet, René Lefeuvre, Magdeleine Paz, Marceau Pivert, Simone Weil) et allemands (Ruth Fischer, Paul Frölich, Boris Goldenberg, Kurt Landau, Arkadi Maslov, August Thalheimer, Jakob Walcher). C’est d’ailleurs Simone Weil qui l’incita à entreprendre cette étude « afin de combattre le fascisme au moyen de recherches érudites ». La première édition de Fascisme et grand capital a paru chez Gallimard en 1936 à la suite d’une intervention d’André Malraux. Comme l’explique l’auteur, le but de l’ouvrage était le suivant : « Exposer les véritables raisons de la victoire fasciste ; démasquer, sans ménagement, les défaillances des partis ouvriers vaincus, que d’autres s’obstinaient à camoufler ; convaincre le lecteur qu’on ne pouvait pas combattre le fascisme en s’accrochant à la planche pourrie de la démocratie bourgeoise, qu’il fallait donc choisir entre fascisme et socialisme… » Mais, explique-t-il encore, « quand le livre atteignit l’étalage des librairies, alors que le rédacteur avait, depuis belle lurette, repris sa tâche de militant, le mouvement ouvrier était déjà fourvoyé, irréparablement dans une direction contraire à celle qu’on l’adjurait de prendre ; sous couleur de combattre le fascisme, il s’était accouplé avec une démocratie bourgeoise en putréfaction ». Cependant, le livre poursuivit sa route et fit l’objet de traductions, notamment aux États-Unis en 1938.
Après-guerre, une édition revue et actualisée est publiée en 1945, toujours chez Gallimard, puis aux éditions Maspero en 1965. Le livre y reparaît régulièrement et passe en poche dans la « Petite Collection Maspero ». Les premiers titres paraissent en 1967, et sous le titre de Sur le fascisme qui porte les numéros 45 et 46 (sur les 278 titres que compte la collection) sont réédités La Peste brune (volume I) et Fascisme et grand capital (volume II). La dernière édition de poche date de 1983. Sur le fascisme sera repris en 2001 dans la collection « Redécouverte » des éditions la Découverte (qui avaient récupéré le fonds Maspero) – une collection de réimpression à l’identique avec un tout petit tirage. Deux ans auparavant, Fascisme et grand capital avait aussi fait l’objet d’une réédition dans une coédition Syllepse et Phénix éditions dans le contexte de la montée de l’extrême droite en Europe, avec une préface d’Alain Bihr, sociologue et auteur de Pour en finir avec le Front national (1992) et Le spectre de l’extrême droite – Les Français et le Front national (1998). Voilà pour la longue histoire de ce livre.

Alors que l’extrême droite progresse partout en Europe – en particulier en France –, il m’a semblé nécessaire de remettre ce titre en circulation alors qu’il n’avait plus été réédité depuis une quinzaine d’années en proposant une véritable nouvelle édition augmentée. D’abord par l’ajout de deux textes : l’un écrit par Guérin lui-même après-guerre où il revenait sur la politique de la gauche française face au fascisme durant la décennie 1930-1940 ; l’autre de l’essayiste états-unien Dwight Macdonald, écrit à l’occasion de la traduction américaine du livre et qui n’avait jamais été traduit intégralement en français. Ce dernier permettait d’éclairer la question du fascisme aux États-Unis durant les années 1930, mais aussi de poser le problème des possibilités, ou non, d’extension d’un mouvement fasciste dans un pays de tradition démocratique à l’économie développée… Il m’a aussi semblé nécessaire d’évoquer dans un glossaire quelques-uns des militants, la plupart oubliés, qui avaient accompagné, ou inspiré Daniel Guérin dans ses recherches sur le fascisme. Enfin, il importait d’actualiser les références pour le lecteur d’aujourd’hui et de préciser tel ou tel point à l’aune des connaissances ultérieures ou bien en résonance avec l’actualité. Je pense, par exemple, à l’urgence de souligner la confusion volontairement entretenue par les milieux proches d’Alain Soral sur tel auteur ou tel sujet, tout à fait typique d’une idéologie véritablement fasciste, et pas seulement droitière et réactionnaire…

Daniel Guérin n’est pas un inconnu pour vous. Vous avez participé à la réédition de Front populaire révolution manquée (Agone, 2013). Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce singulier militant ?

J’ai en effet été à l’initiative de la réédition récente de Front populaire révolution manquée qui est avec Fascisme et grand capital, Bourgeois et bras-nus et Ni dieu ni maître, l’un des principaux livres de Guérin – et ce sans minimiser l’intérêt de ses autres ouvrages. Front populaire révolution manquée donne à la fois un témoignage irremplaçable sur l’extrême gauche des années 1930 et, surtout, une analyse remarquable sur une expérience emblématique de la « gauche » au pouvoir qui doit être connue du plus grand nombre dans toutes ses dimensions – y compris de politique internationale. Disons seulement ici que, contrairement aux discours habituels sur une prétendue gauche qui aurait longtemps vraiment « essayé » de changer la vie, avant d’y renoncer seulement durant les années 1980, le livre de Guérin permet d’en constater le caractère fallacieux. Sans remonter à la politique d’Union sacrée en 1914 ou à celle de Guy Mollet durant la guerre d’Algérie, rappelons simplement que les acquis sociaux du Front populaire résultent beaucoup plus de la « grande frousse » du patronat en juin 1936 face aux grèves avec occupations que d’une volonté propre du gouvernement socialiste de l’époque. Ce dernier, avec l’aide active du PCF, s’emploiera à faire rentrer dans son lit le mouvement gréviste – « Il faut savoir terminer une grève ! » dira le leader du PCF – et à amplifier ses reculs devant la contre-offensive du patronat qui débute dès l’automne de la même année…
Quant au parcours de Daniel Guérin, il est en effet singulier : de la grande bourgeoisie libérale dreyfusarde de son milieu d’origine jusqu’au communisme libertaire en passant par le syndicalisme révolutionnaire, le socialisme de gauche, le compagnonnage – critique – avec le trotskisme, mais aussi l’anticolonialisme, l’antimilitarisme et la libération homosexuelle dont il fut un précurseur. En attendant la grande biographie que doit lui consacrer l’historien britannique David Berry, j’invite le lecteur désireux d’en savoir plus à lire, ou à relire, ses livres autobiographiques (en particulier Front populaire révolution manquée) et la notice que lui a consacrée le Dictionnaire Maitron. En précisant qu’aborder son parcours à partir du début des années 1930, c’est plonger dans l’histoire des combats de la gauche révolutionnaire durant un demi-siècle…

En quoi Fascisme et grand capital est-il un classique ? Quelles sont les thèses défendues ?

L’histoire même de Fascisme et grand capital évoquée plus haut indique sans conteste que cet ouvrage est un classique pour le mouvement social : un livre réédité régulièrement de 1936 à nos jours en est nécessairement un, si les mots ont un sens. Il est aussi présent dans l’historiographie sur le sujet. C’est par exemple le cas dans le livre de Pierre Ayçoberry, La Question nazie. Celui-ci présente, analyse, critique les différentes interprétations du national-socialisme, à partir des années 1920. Il lui consacre de longs commentaires : « Fascisme et grand capital tranche, souligne-t-il, sur la grisaille de la production de la gauche française par l’abondance de l’information, la rigueur du raisonnement, le souci de la comparaison internationale ». On retrouve bien ces trois éléments dans le livre qui, en alternant sur chaque période et pour chaque sujet analyses en Italie et en Allemagne, part de ses origines et de ses bailleurs de fonds, présente ses troupes, sa mystique, son idéologie démagogique, sa tactique et sa doctrine, avant et après la prise du pouvoir. Parmi de nombreux points à retenir, signalons les analyses de Daniel Guérin sur le prétendu anticapitalisme du fascisme qui se mue en nationalisme et en antisémitisme, et celles qui concernent ses contradictions internes entre « plébéiens » et partisans d’une dictature militaro-policière classique – les premiers perdant la partie une fois au pouvoir, même si l’État fasciste doit leur donner des satisfactions apparentes pour maintenir l’illusion de tenir compte des aspirations du courant plébéien qui lui assure une base sociale…

Cet ouvrage peut-il encore servir les luttes d’aujourd’hui ?

Il est évident que les luttes actuelles ont besoin d’analyses inédites pour penser le nouveau qui advient dans l’histoire. Mais il est non moins évident que la connaissance du passé éclaire le présent et que, dans le cas qui nous occupe, le fascisme se présente comme un « phénomène non pas local, mais de caractère universel » comme le souligne Guérin. Il possède un certain nombre de traits récurrents, en particulier son caractère interclassiste. À chaque classe, ou fraction de classe, le fascisme tient un discours démagogique spécifique pour lui donner l’illusion de prendre en compte ses intérêts alors qu’il travaille au maintien du capitalisme par des méthodes autoritaires, puis totalitaires ; sa politique vis-à-vis des classes moyennes qu’il prétend défendre alors qu’il ne fait que diviser la majorité du salariat pour mieux régner ; ou encore, par-dessus tout, le « miracle psychologique » qu’il réalise : « transmuer en enthousiasme et en esprit de sacrifice le mécontentement, la misère de larges couches populaires ».

Vous êtes un spécialiste des minoritaires de l’entre-deux-guerres : Simone Weil, Boris Souvarine, Marcel Martinet… Pourquoi un tel intérêt pour cet objet d’étude. En quoi ces figures peuvent-elles éclairer notre présent ?

Je ne suis spécialiste en rien ; en revanche il est vrai que je m’intéresse depuis longtemps à des personnalités comme celles que vous mentionnez – et quelques autres, comme, par exemple, dans le mouvement anarchiste des militants comme André Prudhommeaux ou Charles Ridel, connu après-guerre sous le nom de Louis Mercier Vega, une fédération de pseudonymes à lui tout seul. Parmi les premiers livres que j’ai lus sur ce sujet, il y avait ceux de Daniel Guérin (Front populaire révolution manquée) et de Jean Rabaut, Tout est possible ! (Les « gauchistes » français 1929-1945). Ce dernier faisait revivre en historien et en témoin les grands moments de cette époque et l’ensemble de ses protagonistes, anarchistes, communistes dissidents, socialistes de gauche, syndicalistes révolutionnaires, trotskistes, etc., et de grandes figures comme Pierre Monatte, Marceau Pivert, Victor Serge, Boris Souvarine, Léon Trotski, Simone Weil, etc. Libertalia a fort opportunément décidé de rééditer cette belle synthèse l’an prochain, et ce sera, je l’espère, l’occasion pour de nouveaux lecteurs de découvrir une partie méconnue et oubliée de l’histoire de l’extrême gauche française qui permet de porter un regard critique nouveau sur ces années sombres…
Pour comprendre cet intérêt, il faut partir d’un constat simple : toutes les composantes du mouvement ouvrier d’avant 1914 ont échoué devant la Première Guerre mondiale. Dans les années qui ont suivi, et pour longtemps – pour ne pas dire pour toujours –, ce mouvement s’est enchaîné au char des États, qu’ils soient bourgeois ou staliniens, tandis que la contre-révolution dominait le monde durant « la guerre de trente ans » des États capitalistes pour la suprématie mondiale, entre 1914 et 1945. Après la Seconde Guerre mondiale et les nouveaux rapports de force qui en découlent, il y a, comme l’a écrit alors Louis Mercier, une « presque totale inexistence du prolétariat […] dans la candidature à la succession du capitalisme », ses forces étant mobilisées pour soutenir l’un ou l’autre camp impérialiste dans le cadre de la guerre froide. Le vieux slogan de la Ire Internationale selon lequel « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » a donc été enterré en août 1914 et, depuis, il me semble que les aspirations du mouvement ouvrier de cette époque ne sont plus représentées que par de petites minorités révolutionnaires qui doivent à la fois conserver la flamme originelle et penser les transformations incessantes du capitalisme pour perdurer et étendre son emprise. Celles-ci, et en particulier les personnalités que nous avons évoquées, et quelques autres, nous relient aux aspirations originelles du mouvement ouvrier, mais ont aussi su comprendre la nature des différentes formes de la contre-révolution (fascisme, nazisme, stalinisme) et la transformation de nature qu’ont connue les grandes organisations censées représenter le mouvement ouvrier (partis et syndicats dominants), œuvrant désormais au profit de politiques étatiques et non de l’autonomie ouvrière pour l’abolition du salariat et de l’État. C’est Albert Camus qui a su le mieux définir le rapport que nous devons avoir avec ces minorités révolutionnaires qui ont su préserver « la chance fragile d’une renaissance » en évoquant le parcours d’Alfred Rosmer : « Oui, nos camarades de combat, nos aînés sont ceux-là dont on se rit parce qu’ils n’ont pas la force et sont apparemment seuls. Mais ils ne le sont pas. La servitude seule est solitaire, même lorsqu’elle se couvre de mille bouches pour applaudir la force. Ce que ceux-là au contraire ont maintenu, nous en vivons encore aujourd’hui. S’ils ne l’avaient pas maintenu, nous ne vivrions de rien. »

Propos recueillis par Jacques Collin

L’École des barricades dans Les Cahiers pédagogiques

vendredi 28 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique de L’École des barricades par Les Cahiers pédagogiques (septembre 2014).

Nous sommes parfois consternés par les positions pédagogiques défendues par des groupes et partis de la « gauche de la gauche », leur condamnation d’une pédagogie active plus axée vers la construction de compétences que vers une ingurgitation de savoirs, le peu de contestation chez eux de « l’école républicaine » et des pratiques enseignantes dominantes. Aussi cela fait-il du bien de constater que certains, et notamment au sein du collectif libertaire «  Nautre École  », ne s’engagent pas dans ces désastreuses positions et englobent l’école parmi les institutions qu’il faut obligatoirement questionner, au nom de la contestation de l’ordre social dont fait partie « l’ordre scolaire ». Et les mêmes se revendiquent d’un long héritage dont on peut avoir un aperçu finalement assez éclectique dans cette anthologie commentée par Grégory Chambat, sous un titre incisif : l’école alternative naîtrait-elle des « barricades », qu’elles soient ou non symboliques ?
Il est intéressant donc de retrouver ici des textes, même sous forme brève et parfois difficile à bien distinguer du commentaire qui en est fait, d’une tradition qui allie changement social et changement pédagogique, de Bakounine à Freinet, en passant par Albert Thierry ou Korczak. Et à partir du chapitre  XVII, on se rapproche de l’actualité, avec notamment un passage bienvenu sur l’école des « réac-républicains » que pourfend à juste titre l’auteur et des auteurs qui n’ont sans doute pas le même statut que ceux de la première partie, comme Laurent Ott ou Charlotte Nordmann – qui pose la très pertinente question : « Peut-on défendre l’école sans la critiquer ? » On peut ne pas partager (et c’est notre cas) un certain nombre d’options d’un courant finalement bien hétérogène (et il y aurait à s’interroger sur la contestation de « l’autorité » en tant que telle, sur le sens de la « désobéissance »), mais on se retrouve dès lors qu’il s’agit dans sa pratique d’« appréhender l’élève non plus comme un consommateur, mais comme un producteur de savoir : non pas le spectateur, ni même l’acteur, mais bien l’auteur de ses apprentissages ».
Un ouvrage utile donc, des textes à discuter. Et une citation pour donner envie d’y aller voir :


« Il faut nous réformer nous-mêmes d’abord, en évitant que, révolutionnaires hors de la classe, nous soyons d’autoritaires réactionnaires avec nos élèves » (Célestin Freinet, page 119.)

Jean-Michel Zakhartchouk

Cinq questions à Guillaume Davranche

mercredi 26 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien publié sur le site Questions de classe(s), novembre 2014.

Cinq questions
à Guillaume Davranche

C’est un livre colossal de 544 pages et plus d’un million de signes portant sur la période 1909-1914. D’une grande érudition, mais très accessible. On peut le lire intégralement ou ne se référer qu’à certains thèmes clairement identifiables grâce à un index minutieux. Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre est un événement éditorial (en librairie depuis le 20 novembre). Nous avons souhaité poser quelques questions à son auteur, par ailleurs syndicaliste et militant libertaire.

Tu viens de publier Trop jeunes pour mourir, un travail considérable coédité par Libertalia et l’Insomniaque. Mais en cette année 2014, un autre ouvrage auquel tu as largement participé a été publié : le Maitron des anarchistes (éditions de l’Atelier). Quel est le lien entre les deux ? Comment t’es venu l’idée de t’intéresser au mouvement ouvrier et révolutionnaire d’avant-guerre ? Concrètement, combien de temps de travail t’a demandé cet ouvrage et comment as-tu procédé ?

Le travail sur le livre a précédé celui sur le dictionnaire. Vers 2006, j’avais déjà accumulé des matériaux pour écrire l’histoire de la Fédération communiste anarchiste (FCA) quand, sans voir venir le coup, j’ai été happé par le projet de Dictionnaire biographique du mouvement libertaire français, plus connu sous le nom de Maitron des anarchistes. J’ai mené les deux en parallèle, l’un nourrissant l’autre. Pour le dico, j’ai donc rédigé ou révisé, entre autres, à peu près toutes les notices biographiques de personnages de la période 1909-1914, qu’on retrouve tous dans mon livre. Mais, hormis Anthony Lorry qui soupçonnait quelque chose, mes camarades du Maitron ignoraient que je rédigeais un bouquin en parallèle. Je préférais le taire, ne sachant pas si je parviendrais un jour à achever un tel morceau !
Au total, cela représente environ huit ans de labeur, sur mon temps libre, employant mes périodes de chômage à faire des recherches aux archives de la police, aux Archives nationales ou à la BNF… Je rédigeais le soir, la nuit, ou tôt le matin. Tout cela, au début, sans vraiment de méthode (j’ai œuvré hors du cadre universitaire, auquel je suis étranger). Ce n’est que progressivement que l’architecture du livre s’est élaborée dans mon esprit, au fur et à mesure du défrichage des archives…
En effet, au départ, je ne visais pas autre chose qu’une modeste histoire de la FCA. Mais je me suis vite rendu compte que c’était impossible sans faire, en même temps, une histoire du mouvement syndical sur cette période – ça tombait bien, elle était très mal connue. Enfin, pour ne pas laisser ces acteurs hors sol, je me suis résolu à élargir encore le champ, en expliquant le contexte belliciste de l’époque. Arrivé à ce stade, je pense que j’étais quelque peu possédé par mon sujet, fasciné par l’univers que je découvrais. Alors, par goût du récit, j’ai fini par truffer le livre d’épisodes connexes – les grandes grèves, les « affaires » Aernoult-Rousset, Ferrer, Bonnot, Bintz, la fondation de La Bataille syndicaliste, l’« excommunication » d’Alphonse Merrheim… – et d’études complémentaires – sur les femmes, sur la « main-d’œuvre étrangère ». Le résultat final, c’est cet ouvrage un peu baroque, multipliant les entrées de lecture, tout en conservant un fil rouge (la FCA) et une toile de fond homogène (la montée vers la guerre).

Ton livre est illustré et dresse le portrait de nombreux militants. Quelles sont les figures qui t’ont le plus marqué ?

Il y en a trois sortes. Primo, il y a les militants quasi inconnus que j’ai découverts, comme Thérèse Taugourdeau (une oratrice ouvrière, couturière syndicaliste et militante de la FCA) et Henry Combes (un militant doctrinaire assez désagréable mais qui a su, au bon moment, pousser le mouvement anarchiste à s’émanciper de Gustave Hervé).
Secundo, il y a les gens connus que l’on voit sous un nouveau jour. Louis Lecoin, par exemple, n’avait à l’époque rien du doux apôtre non-violent qu’il sera dans les années 1960. C’était une tête brûlée de première, un antimilitariste et révolutionnaire fanatique ! Mais je pense aussi à Pierre Martin, un anarchiste de la vieille école, rugueux prolétaire autodidacte, qui présida au tournant anarchiste-communiste du Libertaire en 1910.
Tertio, il y a des figures auxquelles j’ai consacré un portrait, tant ils me semblaient exprimer quelque chose de leur époque : Gustave Hervé (le directeur de La Guerre sociale), Almereyda (son « lieutenant », créateur des Jeunes Gardes), Georges Yvetot (le champion du courant anarchiste à la CGT), Émile Janvion (eh oui, ce triste sire, mais qui a joué un vrai rôle), Émile Pouget (qui aborde là sa dernière période militante, en tant que chroniqueur syndical à La Guerre sociale).

Quelle était la place des femmes au sein des organisations révolutionnaires ?

Très réduite ! La société de l’époque était encore plus précaire et patriarcale qu’aujourd’hui, ce qui limitait d’autant l’engagement des femmes. À la double journée de travail – salarié puis domestique – qui constitue toujours un frein aujourd’hui, s’ajoutaient les « convenances » : une femme craignait pour sa réputation si elle se rendait à une réunion d’hommes. Enfin, dans la mentalité commune, la chose publique restait une affaire d’hommes, et peu de femmes osaient s’y aventurer.
Il y avait pourtant des syndicalistes et, parmi elles, si on veut caricaturer, des institutrices socialistes et des couturières anarchistes. On ne possède hélas qu’une information très fragmentaire à leur sujet. La police ne s’intéressait guère aux femmes, et elles sont quasi absentes des rapports de mouchards. Celles qui ont pu être identifiées sont souvent les épouses ou les compagnes de militants connus…
Je cite là un phénomène bien connu des historiens : on a beaucoup plus de mal à cerner les actrices que les acteurs du passé.
Malgré tout, je suis heureux d’avoir mis au jour une structure quasi inconnue : le Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales, actif en 1912-1913 et animé entre autres par Thérèse Taugourdeau, une couturière de la FCA. C’est un des rares exemples de groupes féminins ouvriers de l’époque, et le livre décrit son action et son originalité.

À l’heure du tout-numérique, pourrais-tu revenir sur le poids et la dynamique de la presse militante de l’époque ?

C’était un poids considérable. À l’époque, les organisations ne connaissaient pas la mailing-list, certes, mais pas non plus la « circulaire interne ». Tout passait par un canal public, celui la presse, qui drainait toute l’information, les rendez-vous, les petites annonces entre groupes, les débats, les mises en causes, les controverses…
Avant la création de la FCA fin 1910, le mouvement anarchiste était ainsi essentiellement organisé par quatre hebdomadaires : La Guerre sociale, Les Temps nouveaux, Le Libertaire et L’Anarchie. C’était une forme d’organisation non démocratique, puisque ces journaux étaient sous le contrôle privatif de la petite équipe qui les détenait, mais c’était néanmoins une forme d’organisation.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’en 1909-1910, le journal qui donnait le la dans le mouvement anarchiste n’était pas à proprement parler anarchiste, puisqu’il s’agissait de La Guerre sociale de Gustave Hervé. Mais avec son professionnalisme, son prestige, ses 50 000 ventes, il marginalisait les titres historiques tels que Les Temps nouveaux et Le Libertaire, qui ne vendaient que 5 000 exemplaires chaque semaine.
En 1911, les militants anarchistes et les dirigeants de la CGT auront à cœur de réduire leur dépendance vis-à-vis de La Guerre sociale, parce qu’ils n’avaient pas confiance en Gustave Hervé. C’est une des raisons du lancement du quotidien La Bataille syndicaliste. Ensuite, en 1912, avec le discrédit d’Hervé, Le Libertaire, devenu l’organe quasi officiel de la FCA, supplantera La Guerre sociale comme porte-voix des anarchistes révolutionnaires. Fin 1913, l’organisation aura en outre rassemblé toute une séries de titres locaux (La Cravache à Reims, Le Combat à Lille, L’Avant-Garde à Lens, La Vrille à Épinal, Germinal à Amiens…) et d’organes de tendance (comme Le Mouvement anarchiste, incarnant la gauche de la FCA, ou Le Réveil anarchiste ouvrier, proche de la direction de la CGT).

Comment s’organisaient politiquement et syndicalement les enseignants et les enseignantes ? On dit souvent que ce sont les hussards noirs de la République qui ont préparé la « revanche » en inculquant des valeurs cocardières et bellicistes aux enfants. Ont-ils quand même eu une place dans les résistances à la guerre qui venait ?

Certes, pour la grande majorité, c’est vrai, mais il y eut aussi eu une minorité syndicaliste à contre-courant !
En 1905, une Fédération nationale des syndicats d’instituteurs et d’institutrices a été constituée par de jeunes enseignants à l’esprit frondeur, qui publiaient une revue qui entrera dans l’Histoire : L’École émancipée. En 1907, la fédération s’est adossée à la CGT, sans pouvoir y adhérer officiellement : à l’époque, la syndicalisation des fonctionnaires était illégale, quoique tolérée, et les instituteurs évitaient de provoquer les pouvoirs publics.
Cependant, le congrès des syndicats d’instituteurs, les 16 et 17 août 1912 à Chambéry, fit grand bruit en votant la mise en place d’une caisse du Sou du soldat. Très répandu parmi les syndicats révolutionnaires, le Sou du soldat consistait à adresser une aide monétaire aux jeunes syndiqués durant leur service militaire – une façon de maintenir le lien avec leur organisation de classe. Mais le Sou du soldat était très mal vu des pouvoirs publics, qui y voyaient (souvent à juste titre) un moyen de propagande antimilitariste à l’intérieur des casernes. Le Temps se scandalisa donc de voir naître un foyer de désagrégation nationale au cœur de l’Instruction publique, et le gouvernement prononça la dissolution des syndicats d’instituteurs. Certains capitulèrent, d’autres résistèrent et posent des recours en justice. Mais globalement, ils cherchèrent à montrer patte blanche, en récusant l’antipatriotisme dont on les accusait. Cela peut s’expliquer par le fait que chez les instituteurs, de nombreux syndicalistes étaient également encartés au PS.
Néanmoins, leur combativité impressionna plutôt favorablement la direction de la CGT, qui les mit à l’honneur au congrès confédéral du Havre, en septembre 1912 – cela agaça d’ailleurs certains anarchistes qui, par ouvriérisme, ne croyaient guère à la flamme révolutionnaire des fonctionnaires. Pourtant, durant la Grande Guerre, la Fédération des instituteurs sera une des premières, avec celle des Métaux, à relever le drapeau du pacifisme et à s’opposer à l’Union sacrée !

Propos recueillis par Jacques Collin

L’École des barricades, dans la revue Silence

mardi 25 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique de L’École des barricades (Grégory Chambat), parue dans la revue Silence, n° 429, décembre 2014.

« En étant prof, j’étais devenue agent d’un système qui favorise les classes dominantes » (Noëlle de Smet). En 25 exemples et textes pris entre 1789 et 2014, ce livre, rédigé par des membres de la revue anarchiste N’Autre École, entend nous faire visiter des voix discordantes qui ont plaidé pour une vision de l’école comme lieu d’émancipation personnelle, sociale et politique. Qui n’oublie pas que « pour comprendre le monde il faut le transformer, et pour le transformer, il faut le comprendre ». On y croise la pédagogie d’action directe, Simone Weil, on découvre l’expérience des écoles populaires kanakes et zapatistes… Les chapitres sur l’action de Noëlle de Smet et la réflexion de Charlotte Nordmann sont particulièrement stimulants. Pour le reste, on regrettera que ne soient présentées, très brièvement, que des déclarations d’intention théoriques et presque aucun exemple pratique.

G.G.

L’aide sociale à la presse (caniveau)

mardi 25 novembre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique de Éditocrates sous perfusion par le blog Un chiffon rouge, datée du 9 novembre 2014.

L’aide sociale à la presse (caniveau)

Je viens de lire Sébastien Fontenelle : Éditocrates sous perfusion (Libertalia, 2014). 
Nous sommes abreuvés au quotidien d’informations plus ou moins fiables provenant toutes du même moule libéral : trop d’assistanat, l’État providence doit faire des économies, etc.
 Si l’on y prend pas garde, il n’y a pas d’alternative à ce schéma, apparemment peu usé, qui nous « informe » du matin au soir. Que ce soit dans les journaux, à la télé ou à la radio, ce sont les mêmes discours, faits d’ailleurs par les mêmes gens, largement issus de la presse écrite privée mais intervenant aussi sur les chaînes publiques.
 Dans son livre, Fontenelle raconte l’histoire des subventions dont cette presse écrite privée bénéficie, comment et depuis quand, les différentes réformes dont elle a bénéficié alors que les différents rapports de contrôle de la cour des comptes montraient l’inefficacité de ces subsides.
 Une chose est certaine, et le référendum de 2005 en a été le parfait exemple, le rapport entre le citoyen et l’information a changé. Le burin et le marteau ne suffisent pas à lui inculquer l’information libérale pourtant généreuse (puisque subventionnée ?).

Pourtant, ces intellectuels de haute volée profitent sciemment, usent et abusent du service public pour répéter inlassablement les mêmes fadaises. Ces types sont tout de même les seuls donnant leur avis sur la politique de l’État à la plus grande partie des gens, celle qui ne cherche pas à s’informer (vraiment).
Un coup d’arrêt est nécessaire. Ce sont nos impôts qui les subventionnent, ce sont nos impôts qui leur donnent moult occasions de déverser leur haine de l’impôt.
 Il faut créer un observatoire citoyen de regard d’utilisation des subventions à la presse et de la redevance, une association qui passerait au crible non seulement ce que nous versons, mais aussi ce que nous donne en retour subventions et redevance. Il faudra aussi réclamer un droit de réponse à chaque dénonciation de l’assistanat par ces prêcheurs de la religion capitaliste.
Je sais, faut que, y’aura qu’à. En attendant, je balance une idée sur le Net, voilà.

Papadakis