Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Sébastien Fontenelle dans Regards

samedi 25 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le site de Regards a publié, le 21 octobre 2014, un entretien avec Sébastien Fontenelle.
Nous le reproduisons in extenso.

Editocrates sous perfusion, Sébastien Fontenelle - illustration de Bruno Bartkowiak

« La presse dominante est subventionnée pour débiter de la propagande libérale »

Où réside principalement le « dévoiement » des aides publiques à la presse que vous dénoncez dans votre livre ?

Objectivement – disons comme ça pour aller vite –, ce dévoiement réside, pour l’essentiel, dans l’attribution de ces aides à des publications qui, d’une part, n’en ont pas forcément besoin, parce qu’elles sont par exemple adossées à des groupes industriels dont les ressources financières sont (à tout le moins) très considérables, et / ou qui, d’autre part, et surtout, ne remplissent aucune, ou presque, des conditions qui devraient présider à l’octroi de ces subsides.
En effet, les aides publiques à la presse ont d’abord été pensées par le législateur comme une contribution de l’État à une forme d’éducation populaire par la lecture des journaux : il s’agissait notamment de garantir un accès facile « à l’écrit », en même temps qu’à une information de qualité – pour faciliter la participation de tous à la vie publique. Or, aujourd’hui, Closer reçoit plus de subventions que Le Monde diplomatique… (D’autre part, il est permis de supposer que certains titres éprouveraient quelque difficulté à assurer leur propre survie sans cette perfusion d’argent public : coupez le robinet des aides versées par exemple à Libération, et la situation de ce quotidien, qui n’est déjà pas exactement brillante, va tout de suite devenir beaucoup plus compliquée encore.)
Ensuite, et plus subjectivement peut-être : on peut se demander – c’est le propos de mon livre – s’il est tout à fait normal que des dizaines de millions d’euros d’argent public soient distribués chaque année, à l’insu des contribuables, à des journaux et magazines – je pense notamment à l’hebdomadaire Le Point, où la fustigation de « la dépense publique » est devenue une espèce d’inquiétante manie – dont le fond de commerce consiste, pour une importante part, à psalmodier que l’État est trop libéral de ses deniers lorsqu’il finance des sécurités / solidarités sociales, puis à hurler qu’il est temps d’en finir avec « l’assistanat » où se gobergent les miséreux.

Est-ce l’utilisation et la répartition actuelles des aides à la presse que vous contestez, ou leur principe même ? Vous indiquez qu’une simple réforme serait vaine…

L’utilisation et la répartition actuelles de ces aides posent problème, nous venons de le voir. Sur leur principe, je n’ai pas d’avis définitif – et ne tiens d’ailleurs pas à trancher à tout prix : je suppose seulement que des libéraux conséquents (et un peu insistants) comme les patrons des publications dominantes qui réclament tous les jours que les aides aux – véritables –nécessiteux soient « réformées » devraient commencer par s’appliquer à eux-mêmes les règles d’économie(s), un peu sévères, qu’ils préconisent pour les chômeurs, les malades, les pauvres, etc.

Vous dites que sans ces aides, la survie économique de nombreux médias serait impossible. Cela ne justifie-t-il pas leur existence ?

Peut-être que si – dès lors que l’on peine à envisager ce que serait la vie sans Libération, par exemple, ou sans telle ou telle autre des publications où se fabrique jour après jour le consentement au libéralisme décomplexé. Mais très franchement, ce n’est pas mon cas – et les incantations relatives au « nécessaire pluralisme de la presse » me font toujours un drôle d’effet, quand elles sont dites pour la défense de titres qui débitent tous exactement le même discours.

Le risque n’est-il pas de parvenir à leur suppression, au nom du dogme de la réduction des dépenses publiques ?

L’histoire récente – depuis trois décennies – de ces subsides montre qu’un tel risque est totalement inexistant. Depuis 1985, de très nombreux rapports, rédigés – à la demande, souvent, du gouvernement – par des magistrats de la Cour des comptes ou des parlementaires a priori peu suspects de vouloir s’aliéner la presse, ont très précisément documenté qu’il y avait là une gabegie chronique, et des gaspillages ahurissants. Est-ce que ces alertes à répétition ont été entendues ? Est-ce qu’une « réforme » a été envisagée ? Est-ce que Le Monde a publié des dizaines d’éditoriaux pour exiger qu’on la hâte ? Absolument pas. Quand les oligarchies exigent une réduction des dépenses publiques, il s’agit évidemment – on le vérifie encore ces jours-ci dans les saillies de MM. Valls et Macron relatives à la nécessité de « réformer » l’assurance-chômage, et dans les applaudissements nourris qu’elles suscitent dans l’éditocratie – des dépenses sociales, et pas du tout des millions d’euros dont Le Figaro continue d’être gavé.

Est-ce que les aides ont, selon vous, contribué à la crise de la presse écrite, en retardant son adaptation ou en la dissuadant d’innover ? Le rapport du député socialiste Michel Françaix fait le procès d’une offre médiocre, clientéliste…

Je ne suis pas du tout sûr que le problème de la presse soit dans sa difficulté à s’« adapter » – aux nouvelles technologies, par exemple – ou à innover. Il suffit de consulter le site du Point pour constater (sans le moindre étonnement, car c’est le contraire qui serait surprenant) que son contenu est exactement le même, quant à son fond de sauce idéologique, que celui de l’édition hebdomadaire. Pour le dire autrement : le clientélisme (liste non exhaustive) peut survivre – et survit, de fait – aux adaptations et aux innovations.

Comment définir ce que serait une « presse citoyenne de qualité », selon les termes de Michel Françaix ?

Lisons n’importe quel éditorial de Christophe Barbier dans L’Express ou le bloc-notes d’Ivan Rioufol dans Le Figaro, puis un éditorial de Serge Halimi dans Le Monde diplomatique ou de Denis Sieffert dans Politis, et je suis presque certain que nous allons pouvoir définir quelques premiers éléments de réponse…

Vous soulignez la contradiction entre le discours thatchérien des éditocrates, mais on ne peut de toute façon pas conditionner les aides à telle ou telle opinion. Le problème ne réside-t-il pas ailleurs que dans les aides ?

Vaste débat que celui du conditionnement des aides. À titre personnel, je ne suis pas du tout certain d’être complètement content, par exemple, que des centaines de milliers d’euros de fonds publics soient distribués chaque année à un quotidien d’extrême droite. (Non plus d’ailleurs qu’à d’autres titres, jugés plus convenables, où le colportage de certaines xénophobies est devenu depuis le début des années 2000 une banalité.) Et je crois, encore une fois, que le gavage de publications spécialisées dans la répétition obsessionnelle qu’il faut « réduire la dépense publique » n’est pas exactement satisfaisant. Ceci posé, le problème, répétons-le sans jamais nous lasser, réside en effet dans le fait que la presse dominante est devenue une gigantesque machine à débiter de la propagande libérale : de ce point de vue, le constat qu’elle est de surcroît subventionnée pour œuvrer au formatage de ses publics n’est peut-être effectivement pas le plus alarmant.

Le système témoigne-t-il de formes de complaisance réciproque entre les gouvernants et les médias dominants, lorsque par exemple le plan d’aide qui a été déployé durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy a quasiment doublé leur montant entre 2008 et 2013 ?

La réponse est dans la question. Et le maintien, en l’état, du système des aides à la presse, dont tout le monde – gouvernants et journalistes dominants – sait qu’il est profondément scandaleux, confirme cette connivence.

Comment les gouvernants font-ils, les uns après les autres, pour continuer à ignorer des rapports tous à charge contre le système ?

Je ne crois pas qu’ils éprouvent de réelles difficultés à les ignorer – comme ils font rituellement de tout ce qui vient documenter l’inanité de leurs choix économiques et politiques. Et certes : la presse pourrait essayer d’attirer un peu leur attention, en s’emparant par exemple des rapports où la Cour des comptes met en évidence que ce système est très sérieusement grippé. Mais, curieusement, et alors même qu’en règle générale ils ne manquent jamais d’appuyer sur les travaux de cette Cour leurs dénonciations – éventuellement justifiées – des gabegies étatiques : dans ce cas précis, ils s’abstiennent. Réfléchissons : d’où peut bien venir que M. Giesbert, lorsqu’il dirigeait Le Point, a toujours négligé de s’offusquer de ce que les contribuables nantissent tous les ans (et sans jamais être consultés sur leur envie de pérenniser cette philanthropie) Le Point de plusieurs millions d’euros d’aides publiques ?

Nicolas Sarkozy avait annoncé une complète remise à plat des aides en 2009. Le candidat François Hollande avait promis la même chose, le président François Hollande a annoncé une nouvelle loi en 2013. Il n’y a eu ni l’une ni l’autre, et il a même prolongé pour trois ans des aides au portage pourtant jugées inefficaces par un rapport parlementaire. Qu’est-ce qui les empêche de passer aux actes ?

Puis-je me permettre de vous rappeler que M. Sarkozy avait aussi promis qu’il serait « le président de tous les Français », et que M. Hollande avait quant à lui juré qu’il était de gauche ?

Est-ce que l’occultation du système des aides à la presse est en passe de se fissurer ? On a le sentiment qu’il fait l’objet d’une attention et de critiques accrue ?

Que d’optimisme. Une chose est certaine : les critiques de ce système, quand il y en a, ne viennent pas des journalistes dominants – ceux qui formatent – encore un peu – l’opinion. Pour la simple et bonne et très évidente raison qu’il est tout entier construit pour leur bénéfice exclusif, et que, comme l’a un jour relevé un sénateur communiste, ils tiennent les aides dont l’État les gave pour un « avantage acquis », dont la remise en cause est inenvisageable.

Avons-nous des chances de voir l’imposture éditocratique démasquée, ou bien le système est-il trop efficacement protégé, par lui-même en premier lieu ?

En même temps que je vous réponds, je relève un pic impressionnant, et difficilement croyable tant j’avais déjà l’impression de les voir partout, dans l’omniprésence médiatique de MM. Attali, Barbier, Joffrin et Zemmour. Nous sommes en octobre 2014, et vous ne passerez pas une journée sans vous cogner contre l’un de ces quatre-là – ou contre tel ou tel autre éditocrate – à tous les coins de médias. Mais je ne veux pas vous gâcher cette belle journée, et je ne vous dirai donc rien de la réception « critique », incroyablement burlesque, du dernier ouvrage de M. Duhamel…

Propos recueillis par Jérôme Latta

Tenir la rue dans Les Lettres françaises

vendredi 17 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Extrait des Lettres françaises, numéro 129, octobre 2014.

Groupes d’autodéfense socialiste

C’est un sujet original qu’aborde Matthias Bouchenot dans son livre consacré à « l’autodéfense socialiste » pendant les années 1930. Si tout (ex)-militant de ces dernières décennies connaît l’importance des services d’ordre dans les organisations politiques issues du mouvement ouvrier, on connaît mal ou peu les groupes d’action et d’autodéfense de l’ancêtre du Parti socialiste, la SFIO. C’est le grand mérite de ce livre que de nous détailler, à partir de solides connaissances sur la période, d’une maîtrise incontestable de la bibliographie sur la violence politique et d’une exploration minutieuse de différents fonds d’archives, l’existence de ces groupes envisagés comme des dispositifs de sécurité musclés pour faire face à l’extrême droite (et, pendant une période, aux communistes), mais aussi parfois comme de véritables embryons de groupes armés révolutionnaires, prêts à agir contre l’ennemi de classe en temps voulu.
L’auteur présente une myriade de sensibilités politiques au sein de la SFIO ; son aile gauche, notamment autour de la figure de Marceau Pivert (animateur hors normes de la section du XVe arrondissement de Paris), fut particulièrement active sur ce terrain de l’autodéfense. Ainsi sont éclairées d’un nouvel œil les luttes internes au sein des socialistes pendant cette période cruciale de 1934-1938. En trame de fond, on retrouve le vieux débat du mouvement ouvrier sur les milices populaires pensées comme alternatives à l’armée permanente inféodée à l’État et à la bourgeoisie. Peut-être d’ailleurs la grande érudition dont fait preuve l’auteur aurait gagné à inscrire ces débats sur un plus long terme, ce qu’il ne fait que trop timidement. De même, la dimension internationale – certes, évoquée – aurait pu être plus fouillée, notamment le poids de la référence à la social-démocratie autrichienne et à son groupe armé, le Schutzbund, dont les membres avaient combattu en février 1934 dans les rues de Vienne, suscitant réflexion, admiration – ou défiance – dans les rangs socialistes. Mais tout passionné des années 1930 devra lire ce livre qui restitue à merveille l’ambiance politique si spécifique de cette époque.

Jean-Numa Ducange

Selon que vous serez Antigone ou Créon…

vendredi 3 octobre 2014 :: Permalien

Antigone, mise en en scène par Marc Paquien, est jouée jusqu’au 2 décembre à la Comédie-Française.

Selon que vous serez Antigone ou Créon…

Sur le plateau, un décor réduit à sa plus simple expression : la façade d’un palais. Deux personnages se font face. Lui, le grand, à la stature imposante, c’est Créon, le roi de Thèbes [Bruno Raffaelli]. Il semble mal à l’aise dans son costume d’appariteur ou de gardien de musée. La petite qui le toise et le domine, juchée sur une chaise, c’est Antigone [Françoise Gillard], sa nièce, la fille d’Œdipe, une princesse dont le sang charrie la révolte et la malédiction des Labdacides. Elle est menue, fragile, à peine sortie de l’enfance, elle va mourir. Elle va mourir parce qu’elle a désobéi aux ordres du roi, parce qu’elle a tenté de recouvrir de terre son frère Polynice, héraut désolé d’un coup d’État raté, dont la dépouille doit pourrir en public et l’âme errer dans les enfers.

Que va-t-on chercher chez Antigone ? Pourquoi nous touche-t-elle davantage que Médée, autre héroïne tragique de l’Antiquité ? Sur le papier, tout semble simple : Antigone incarne la révolte de l’adolescence et le refus des normes. Elle croit en la justice immanente, non en celle des mortels. En provoquant la mort, elle devient éternelle, une figure mythique.

La mise en scène de l’adaptation d’Anouilh (1944) proposée par Marc Paquien en ce moment à la Comédie-Française apporte davantage de nuances. D’abord, le jeu est superbe ; tout sonne juste dans cette interprétation : le Chœur [Clotilde de Bayser] qui s’adresse à nous, clope au bec ; les gardes à la voix forte et aux vestes gestapistes ; les sirènes qui résonnent et rappellent que la pièce fut créée durant l’Occupation et que certains crurent y voir Montoire ou la Résistance.

Par moments, on trépigne. On se dit que cette Antigone ne profère pas avec assez de force les plus célèbres répliques : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite – et que ce soit entier –, ou alors je refuse ! »

Ses hésitations, la peur et les doutes qui l’étreignent sont si bien montrés qu’ils en viennent presque à questionner la détermination face à la mort, qui faisait de notre héroïne une figure de l’absolu et de la révolution.

Et l’on se demande, finalement, si ce n’est pas Créon qui a raison, avec son gras, ses rides et sa désillusion : il faut bien faire le boulot.

Est-ce donc que nous aurions vieilli à ce point ?

N.N.

L’utopie pirate Libertalia dans Libération.

vendredi 3 octobre 2014 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Le 24 juillet 2014, dans le cadre de la série estivale « Les Chemins de la liberté », Libération a publié un article de Marine Dumeurger sur le mythe Libertalia. Le voici dans son intégralité.

L’utopie hissée haut

À la fin du XVIIe siècle, dans la baie de Diego-Suarez, à Madagascar, flotte le pavillon noir. Des pirates ont fondé là Libertalia, un éden de liberté et de partage, une république au temps de la monarchie.

Il était une fois, sur une côte lointaine de l’océan Indien, une communauté pirate bercée par les embruns et les vapeurs de rhum. Un lieu à part, façonné par les rêves et les trésors. La fascinante Libertalia a-t-elle vraiment existé, ou est-ce seulement une utopie, sauvage et romantique ?
Son histoire débute dans un livre, publié à Londres dans les années 1720 : Histoire générale des plus fameux pyrates. Mais cette histoire commence aussi par un mystère. Qui est le capitaine Johnson, qui signe de sa main experte cette bible sur la piraterie ? Plusieurs chercheurs y voient la plume de Daniel Defoe. Le style est identique, la thématique proche de ses sujets de prédilection. L’auteur de Robinson Crusoé a déjà sillonné d’autres mers imaginaires, et ne signe pas toujours ses œuvres… Pour nous raconter ces aventures pirates, l’enfant rebelle aux idées humanistes aurait fréquenté les tavernes londoniennes de Wapping, Stepney, Shadwell, ces quartiers marins, qui respirent au gré des rumeurs de la mer.

Saisir la fortune

Sous sa plume, Libertalia dessine ses contours. Une aventure éphémère, fondée par deux marins : le capitaine Misson, un Français bien né « à l’humeur vagabonde », et Carracioli, un prêtre débauché qui finira défroqué à force de libertinage. Ensemble, préférant le tumulte à une vie bien ordonnée, ils embarquent à la fin du XVIIe siècle sur le Victoire, un navire de commerce français. Au cours d’une attaque anglaise, ils perdent leur capitaine et décident de « saisir la fortune à bras-le-corps ». Une nouvelle vie commence, sous les couleurs du Jolly Roger, le mythique pavillon noir à tête de mort.
Des Caraïbes au golfe de Guinée, jusqu’aux côtes de l’Afrique australe, après quelques abordages, ils trouvent à Madagascar leur éden pirate : une baie au nom suave, assourdie de soleil, « Diego-Suarez », un lieu idéal pour jouir du fruit de leurs rapines. Le capitaine poursuit : « L’île de Madagascar offre tout ce qui est nécessaire à la vie. […] Les mers qui l’entourent sont poissonneuses, les forêts giboyeuses et les entrailles de la terre riches de mines d’un fer très pur. » Ici, leur gagne-pain est à portée de main : la route des Indes et ses navires commerçants, chargés de soieries, d’épices, de pierres précieuses ou de vins.
Dans ce havre de paix, à l’abri du Vieux Monde, les mutins s’organisent. Ainsi, nous détaille l’auteur, chaque groupe de dix hommes élit un représentant à l’assemblée constituante, chargée de voter des lois. Tout est mis en commun. Les butins sont partagés. Les retraites et accidents de travail – nombreux chez les pirates, qui ont choisi une vie dangereuse – sont couverts par la communauté. Comme un vrai père attentif et soucieux, Misson, élu capitaine pour trois ans, promet de n’employer son pouvoir que dans l’intérêt de tous. « Notre cause est brave, juste, innocente et noble, car elle se nomme liberté. »
À lire Johnson, ces pirates-là n’ont rien de brutes sanguinaires. Sur les bateaux attaqués, ils pratiquent une piraterie quasi philanthropique, confisquent les biens et le rhum, mais laissent l’équipage libre de les rejoindre, décident du sort du commandant en fonction de sa réputation auprès de ses hommes et libèrent les esclaves. À Libertalia, après les périls de la mer, il fait bon vivre. L’alcool coule à flots, la vie est joyeuse, mais courte. Les paradis subversifs ne sont sans doute pas faits pour durer… Après quelques années, « au plus noir de la nuit », le bastion est attaqué par « les naturels ». « Hommes, femmes, jeunes, vieillards, tout y avait passé avant d’avoir pu se mettre sur la défensive », relate le capitaine Johnson. Triste fin pour de si beaux idéaux.
Libertalia aurait pu s’arrêter là. Anéantie à jamais au fond d’un recueil ou enfouie sous les sables blonds de Madagascar. Mais c’était compter sans le formidable pouvoir d’attraction du turbulent Jolly Roger…

Pour Pierre Van den Boogaerde, cette communauté alternative n’a rien d’un mythe. À ses heures perdues, cet ex-représentant du FMI à Madagascar court après les navires pirates. En 2010, plongeur passionné d’histoire, il publie un livre sur les épaves de l’île et y consacre un chapitre entier aux bateaux pirates. Lors de ses recherches, il consulte cartes et ouvrages anciens et, dans le grenier des Archives malgaches, découvre un original du capitaine Johnson et fait connaissance avec Libertalia.
Méthodique, Pierre Van den Boogaerde revient sur ce qui le pousse à y croire. D’abord, les dates concordent. Entre 1650 et 1730, c’est l’âge d’or de la piraterie dans l’océan Indien. Les pirates se comptent alors par milliers. Le XVIIe siècle et tous ses conflits – guerre de Trente Ans – ont laissé une horde de mercenaires désœuvrés. Mobilisés pour piller les navires ennemis, ces marins chevronnés ont fait carrière dans la rapine. Lorsque les hostilités s’achèvent, ils deviennent incontrôlables. Faute de débouchés, ils se mettent à leur compte et hissent le pavillon noir. À cette époque, le commerce maritime s’accroît. Des convois fabuleux arpentent les mers. Ils participent à la traite négrière, les soutes emplies de bijoux et d’épices, voguant vers La Mecque ou vers les colonies… De son côté, l’île rouge, elle, n’est pas unifiée. « À la fin du XVIIe siècle, Madagascar appartient à une flopée de petits roitelets. En s’alliant avec eux, les pirates pouvaient y jouir d’une paix royale », détaille Pierre Van den Boogaerde. Proche des voies maritimes, l’île est éloignée du pouvoir des grandes puissances. « Nous sommes certains que des petites communautés pirates, sans doute très égalitaires, s’y sont installées. Une dizaine d’entre elles, comme celle de Sainte-Marie, ont laissé des traces, bien documentées. »
Mais il y a aussi un personnage clé : le capitaine Tew. Selon l’écrivain Johnson, ce pirate rejoint Libertalia après sa fondation. C’est le seul protagoniste que Pierre Van den Boogaerde a trouvé dans d’autres archives. Rentré en 1693 à Rhode Island, aux États-Unis, le pirate demande son pardon devant la cour et évoque brièvement un séjour sur l’île rouge. « Même si elles sont romancées, embellies, toutes les aventures évoquées dans l’Histoire générale des plus fameux pyrates sont inspirées de la réalité. […] Alors bien sûr, il y a cette histoire de paradis pirate, d’utopie, mais il ne faut pas oublier que nous sommes au xviiie siècle, au temps de Rousseau et des humanistes. Cette société idéale est un bon moyen de dénoncer celle qui est en place. »
Spécialiste du monde de la mer au XVIIIe siècle, Marcus Rediker atteste lui aussi de l’existence de bases autonomes à Madagascar à cette époque. Aux yeux de cet universitaire militant – qui considère les pirates comme des précurseurs des mouvements anticapitalistes modernes –, Libertalia n’a pas réellement existé mais « incarne les pratiques et les traditions pirates du début du XVIIIe siècle ».

Un monde inversé

Il les explique dans son ouvrage, Pirates de tous les pays. La navigation est alors l’une des professions les plus dangereuses. À bord des navires marchands, la vie est dure, les marins souffrent de la faim, de la maladie, de l’arbitraire du commandement. Les châtiments sont courants et odieux. En opposition, le navire pirate est un monde inversé. Les mutins y sabordent l’autorité classique, travaillent pour eux-mêmes, s’entraident, partagent les galères et les gains. Les mauvais capitaines peuvent être destitués. Les décisions sont prises de façon collective. Et Libertalia s’érige en « république à l’époque de la monarchie, en démocratie à l’époque du despotisme ». Un lieu alternatif, où les nationalités se mélangent, où tout est possible, surtout l’espoir. Mais le rêve des uns se transforme en cauchemar pour les autres. Après bien des guerres, les grandes puissances parviennent finalement à s’allier. Au milieu des années 1730, elles anéantissent ces zones de non-droit pour assurer la sécurité en mer. Ce sera la fin de la piraterie occidentale dans l’océan Indien.
Pourtant, le mythe libertaire pirate est loin d’avoir dit son dernier mot… Nicolas Norrito fait partie de ses otages, consentant. Lui aussi a fondé Libertalia, son îlot libertaire, à Montreuil, en 2007 : une petite maison d’édition indépendante et anarchiste. « On cherchait un nom et on est tombé d’accord sur Libertalia. Cette utopie solidaire et ces robins des mers nous ont plu. » Sous les collections Terra incognita ou À boulets rouges, ils publient des ouvrages militants sur les bagnes, les pirates, traduisent Marcus Rediker et le capitaine Johnson, fascinés par toutes ces histoires de contre-sociétés. « Régulièrement, des gens m’appellent. Ils veulent partir sur les traces de Libertalia, me demandent des contacts. Je ne sais pas quoi leur répondre… »
À quelque 8 500 kilomètres, au nord de Madagascar, Diego-Suarez existe toujours. Féru de culture locale, Cassam Aly, un Malgache, connaît bien cette histoire de Libertalia, et confirme : « Aucune preuve historique n’atteste son existence, pourtant la baie de Diego-Suarez est bien là, quelque part entre Nosy Be et la baie des Pirates. »
Mais à Madagascar, les noms sont changeants et souvent trompeurs. Située au niveau du cap d’Ambre, la ville abrite aujourd’hui un bar et une bière nommés Libertalia. Une poignée de Malgaches ont même les yeux bleus. Et l’on raconte qu’ils seraient des descendants des marins en fuite… ou de colons, selon les versions.
Alors, Libertalia a-t-elle existé ? Nicolas Norrito hausse les épaules. « Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi la piraterie fait rêver, car il existe peu de domaines où la fiction occulte à ce point la réalité. Qu’elle ait existé ou pas, après tout, peu m’importe. L’essentiel, c’est que les gens y croient, car c’est porteur d’espoir. »

Sources : Libertalia, une utopie pirate, extrait de l’Histoire générale des plus fameux pyrates, de Daniel Defoe, postface de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2012, 142 pp. ; Pirates de tous les pays, de Marcus Rediker, éd. Libertalia, 2008, réédité en 2014, 288 pp. ; Le Grand Livre des épaves de Madagascar, de Pierre Van den Boogaerde, éd. Orphie, 2010, 344 pp. Pour plonger dans l’univers pirate, la série Black Sails raconte les aventures légendaires du capitaine Flint.

Marine Dumeurger

Georges Albertini : l’éminence brune

jeudi 11 septembre 2014 :: Permalien

Gérard Delteil
Les Années rouge et noir
Le Seuil, 510 pages, 22 euros

Article paru dans CQFD (juillet-août 2014)

Georges Albertini : l’éminence brune

Avec près de 60 bouquins au compteur, Gérard Delteil (né en 1939) est une figure du polar français. Il cultive néanmoins une différence avec une grande partie de ses coreligionnaires : il ne s’en tient pas à la fiction et mouille la chemise depuis toujours. Ancien du PC passé par Lutte ouvrière, il milite au NPA et maintient de forts liens avec ses copains cheminots. Voilà pour le situer.
Il vient de signer Les Années rouge et noir, un long roman de quelque 500 pages publié dans la collection « Roman noir » du Seuil. Pour le coup, l’emballage est trompeur et le titre imprécis puisqu’il ne s’agit pas d’un polar mais d’une vaste fresque sur une génération, celle qui s’éveille au fait politique dans les années 1930 et prend sa retraite à la fin des années 1970.
Ce récit retrace les pérégrinations de trois personnages : Alain Véron, frère d’un communiste mystérieusement assassiné à la Libération ; Anne Laborde, jeune résistante des réseaux gaullistes devenue haut fonctionnaire, et Aimé Bacchelli, ancien collabo et homme de l’ombre influent.
En filigrane, au fil de ce roman bien trempé, Gérard Delteil rend hommage aux résistants FTP, aux grévistes de Renault (1947), aux anticolonialistes porteurs de valises, aux militants communistes révolutionnaires et à celles et ceux qui luttèrent pour le droit à disposer librement de leur corps (Mouvement de libération des femmes, Front homosexuel d’action révolutionnaire). Mais surtout, il exhume une trajectoire peu connue de l’extrême droite française : celle de Georges Albertini (1911-1983), qui apparaît sous les traits d’Aimé Bacchelli.
Prof d’histoire et membre de la SFIO dans les années 1930, “munichois” et pacifiste, Albertini devient dès 1942 le numéro 2 du Rassemblement national populaire de Marcel Déat. Partisan de l’alliance avec l’Allemagne hitlérienne au nom du « socialisme européen », il est en charge du recrutement de la Légion des volontaires français (LVF). Arrêté à la Libération, il est incarcéré quelques années mais sauve sa tête. En ce début de guerre froide, son carnet d’adresses est précieux.
Anticommuniste virulent, il monte alors une officine de contre-propagande, s’entoure de collabos (Claude Harmel) ou d’anciens révolutionnaires (Boris Souvarine) et édite le bulletin Est & Ouest avec le concours du grand patronat français. Actif dans la formation de Force ouvrière, proche de la franc-maçonnerie, ami et conseil d’hommes politiques ambitieux (François Mitterrand en 1956, Jacques Chirac dans les années 1970), il appartient au premier cercle des conseillers du prince lors de la mandature de Georges Pompidou. Impliqué dans tous les mauvais coups (milices patronales des CSL, soutien au SAC, recyclage des anciens de l’OAS), il a largement contribué à ramener dans le « droit chemin » les militants d’Occident Madelin et Longuet (Alain Courtet et Gérard d’Adeline dans le roman).
Grenouillage, versatilité et barbouzerie, Albertini était une crapule et un vrai personnage de roman. Pas étonnant, en somme, que cette fiction fonctionne si bien.

N.N.