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mardi 28 janvier 2025 :: Permalien
Publié sur À contretemps, le 27 janvier 2025.
Dans un témoignage relatant ses deux années d’exil londonien (1892-1894), Les Joyeusetés de l’exil, l’anarchiste franco-italien Charles Malato (1857-1938), fils du communard Antoine Malato (1823-1907), livra, à son retour en France, une « chronique londonienne d’un exilé parisien » (1897) de belle facture humoristique et à contre-courant de la littérature d’exil. La lecture de ce texte, réédité dans les années 1980 par Acratie [1], reste touchante par son ton, son irrévérence et cette idée qui le portait que l’exil pouvait aussi se vivre comme une chance, une manière de se resituer dans l’espace en s’émancipant de son assignation territoriale. Ce n’était pas ignorer que, si l’exil suscite d’abord un sentiment de manque et de nostalgie du pays perdu, il peut permettre aussi, quand l’idée de révolution habite l’imaginaire de l’exilé, un déplacement – choisi ou forcé – qui, non seulement, ne ferme pas forcément la porte de l’espérance, mais peut aussi l’élargir à des ailleurs insoupçonnés.
Dans un registre plus savant, le livre que Constance Bantman, historienne anglo-française, consacre à l’exil d’anarchistes français à Londres, dans les années 1880-1914, atteste de la vitalité dont cette communauté humaine d’apatrides exilés fit preuve en ces circonstances. Nourri de nouveaux concepts historiographiques comme ceux de réseaux, d’échanges, de transferts culturels, ce travail, qui fut objet de thèse [2], élargit considérablement la connaissance un peu étroite que nous avions de cette « Petite France » anarchiste qui, entre Soho et Fitzrovia, quartiers du centre de Londres, forma colonie de vie et foyer de propagande libertaire internationale – une « Mecque anarchiste » où il était « de bon ton de péleriner », titra le très parisien et droitier Matin. Après les quarante-huitards et les communards, cette nouvelle vague d’exil concerne des anarchistes qui se sentent menacés par la répression qui s’abat – de manière indiscriminée – sur eux comme conséquence directe de la « propagande par le fait » et des attentats qu’elle suscite. À cela, la République oppose ses lois scélérates visant à criminaliser tout anarchiste, par avance suspect d’activité délictuelle, voire meurtrière, du seul fait de l’être.
Par sa généreuse politique libérale d’asile, la Grande-Bretagne apparut longtemps comme une terre de repli possible pour les réfugiés politiques français [3]. En cette période fin de siècle, elle le demeure d’autant que la Suisse et la Belgique, autres pays d’accueil traditionnels, ont fermé progressivement leurs portes aux exilés à la fin des années 1870. Londres devient donc la capitale diasporique de l’anarchisme alors même que sa réputation de libéralité est en train de changer. En mal bien sûr, c’est-à-dire dans le sens du durcissement de l’accueil.
À vrai dire, même s’ils sont peu nombreux – de 500 à 700 selon les moments, évalue l’historienne, contingent qui diminuera considérablement à la faveur de la loi d’amnistie de 1895 [4] –, ces anarchistes de langue française, parmi lesquels une centaine d’entre eux est particulièrement soumise à la surveillance policière de Sa Majesté, n’ont pas toujours pris leurs distances avec la « propagande par le fait » et ses effets délétères. L’exil, pourtant, et c’est ce que démontre minutieusement Constance Bantman, ouvre parfois l’imaginaire à d’autres perspectives et positionnements que ceux-là mêmes qui ont conduit les exilés à fuir leur pays.
Maîtrisant très moyennement l’anglais pour la plupart d’entre eux, ces exilés, même si l’on compte dans le contingent quelques journalistes, artistes ou intellectuels, sont pour la plupart d’extraction populaire et vivent, mal, de métiers de l’artisanat. En fait, la pauvreté qu’ils connaissent est extrême. Ils fréquentent, au 67, Charlotte Street, l’épicerie de l’ex-communard Victor Richard – « le bel épicier » qui doit faire crédit. Ils logent souvent, à Soho, au 28-30 Fitzroy Street, dans deux maisons que possède Ernest Delebecque, qui loue des chambres à bas prix, les cédant même parfois gratuitement. Ils se retrouvent à la librairie d’Armand Lapie, lisent les mêmes journaux – L’International, Le Tocsin et Le Père Peinard, entre autres. Ils se posent parfois au Restaurant international de Charlotte Street ou des « Vrais Amis », au 4, Old Compton Street, et sont assidus du célèbre Club Autonomie sur Windmill Street, qui dispose d’une grande salle, d’une cantine et qui peut faire fonction de dortoir. Organisé en sections linguistiques se réunissant séparément un jour par semaine, le lieu est souvent fréquenté par des journaleux en quête de sensationnalisme et par des espions de toutes les polices d’Europe. Par ailleurs, il existe aussi des clubs anarchistes nationaux où se réunissent les Allemands (Grafton Street), les Scandinaves (Rathbone Street), les Italiens (Clerkenwell), lieux où se nouent des liens internationaux et des sociabilités entre anarchistes de diverses provenances.
Constance Bantman s’intéresse, par ailleurs, à ce qu’elle appelle un peu maladroitement « les élites » du mouvement (qui n’en étaient que des figures) : Louise Michel, Émile Pouget, Pierre Kropotkine ou Errico Malatesta. « La Louise », internationaliste convaincue et anglophile, collabore à la plupart des journaux anarchistes anglais. Figure centrale de l’anarchie vagabonde, son aura et son prestige lui confèrent un pouvoir rassembleur unique qu’elle met au service de l’entente et de la fraternité libertaire. Elle aide beaucoup les proscrits et ouvre, fin 1890, à Fitzroy Square, une « école internationale », fondée sur les principes du pédagogue Paul Robin et vouée à accueillir les enfants des exilés. Pouget, proche du groupe The Torch, s’affaire à fabriquer Le Père peinard, fréquente Malatesta et Malato et, contrairement à Louise Michel, n’apprécie pas Londres, « une ville pas rigolote, écrit-il dans Le Père peinard, où les troquets sont aussi rares que les merles blancs ». Kropotkine est sans doute la grande figure, plutôt romantique, de cet exil. Ses contacts sont nombreux et larges, même s’il reste avant tout lié aux exilés russes et aux cercles britanniques russophiles. « [Il] jouit, note l’auteure, d’une reconnaissance extraordinaire dans presque tous les milieux socialistes de Londres et il est intégré dans de nombreux réseaux scientifiques, politiques et littéraires. » Quant à Malatesta, qui, d’exil en exil, aura résidé près de trente ans de sa vie à Londres, il y travaille, dans son propre atelier, comme électromécanicien, et est très impliqué dans les cercles italiens de la capitale. Son insatiable curiosité, cela dit, l’entraîne à fréquenter aussi d’autres milieux, dont celui des exilés français, mais aussi des syndicalistes britanniques, des journalistes radicaux, des féministes, des socialistes et des libres-penseurs. Sa conception organisationnelle de l’anarchisme favorable à l’association ouvrière l’incite à prôner, sans les épouser toutes, les intuitions du syndicalisme révolutionnaire en formation. C’est d’ailleurs dans cette claire perspective qu’il tentera, dans les années 1890, d’organiser les travailleurs italiens de la restauration en les incitant à fonder un syndicat.
Le grand apport de ce livre se situe précisément dans l’aptitude de son auteure à observer une communauté militante en s’attachant aux aspirations et positionnements divers et contradictoires qui la fondent pour saisir le rôle qu’y jouent les réseaux, les échanges interpersonnels, les rapports avec d’autres groupes exilés, mais aussi avec le pays d’exil lui-même et sa culture d’intervention politique et sociale. En ce sens, cette histoire transnationale, née dans le monde anglo-saxon et que revendique Constance Bantman pour son sujet d’étude, opère ici, de façon presque modélique, par les mobilités militantes qu’elle révèle et les aspirations qu’elle convoque, comme un sous-genre à part entière de l’histoire de l’anarchisme.
Ainsi, l’on s’aperçoit, au fil des pages, que, au contact d’une autre tradition que la leur propre, souvent doctrinaire, minoritaire et activiste, les exilés anarchistes français, importeront à leur retour en France, l’expérience des trade-unions (syndicats) britanniques comme apport à la naissante pratique du syndicalisme révolutionnaire, du grève-généralisme et du sabotage. Ainsi, le rapport d’un espion datant d’avril 1894 note que « la démarcation entre les anarchistes de la bombe et ceux de l’idée se dessine de plus en plus » à Londres, confirmant en cela la portée de l’appel aux anarchistes du trade-unioniste et internationaliste libertaire convaincu Mowbray à « entrer dans les syndicats pour montrer aux travailleurs les véritables buts à poursuivre » [5]. Mais la chose ne va pas de soi pour nombre d’anarchistes anti-organisationnels, comme ceux qui éditent la feuille L’Anonymat, par exemple. Nombreux sont les conflits internes, les mises en jugement, les excommunications. Il est vrai que c’est là une donnée centrale de tous les exils, la conflictualité interne y faisant fonction d’activité première. Par glissements successifs, cela dit, par introspection aussi, bien des anarchistes de la communauté londonienne se rendent à l’évidence que, par sa nature de classe et son fonctionnement de masse, le syndicalisme révolutionnaire offre enfin aux anarchistes la possibilité de s’organiser, en dehors de leurs propres sectes et, à travers la grève générale et le sabotage, de pratiquer, au sens propre du terme cette fois, l’action directe. Ce sera la grande tâche propagandiste de Pouget que de le prouver dès son retour en France en 1895. Avec un succès si patent que, par une de ces ruses dont l’histoire a le secret, ayant percé en France, le syndicalisme révolutionnaire de la CGT fera aussi, en retour, des émules en Grande-Bretagne.
Enfin, une grande partie du livre de Constance Bantman est consacrée à la lutte policière contre le « complotisme » anarchiste, aux méthodes de surveillance et aux espions qu’elle emploie, aux échanges plutôt houleux qu’elle entretient avec la police française, jugée incompétente par Londres. Au vu des renseignements qu’elle collecte, qui sont impressionnants, et des analyses qu’elle en tire, il est clair que la présence anarchiste française à Londres, entre 1880 et 1914, eut pour effet de durcir durablement la politique d’accueil du désormais surévalué libéralisme anglais. Après bien des débats et controverses, l’Aliens Act – ou loi sur les étrangers – du 1er janvier 1906 finira par avoir sa peau. La guerre qui vient ne fera que confirmer que la liberté libérale, même la plus installée, relève davantage de la fiction que de la conviction.
Freddy Gomez
[1] Charles Malato, Les Joyeusetés de l’exil : chronique londonienne d’un exilé parisien 1892-1894, Acratie, 1985.
[2] Constance Bantman, Anarchismes et anarchistes en France et en Grande-Bretagne, 1880-1914 : échanges, représentations, transferts, thèse sous la direction de François Poirier, Paris XIII-Villetaneuse, 730 p. Cette thèse a été soutenue le 24 mars 2007. Une version remaniée de ce travail universitaire a paru en anglais : The French Anarchists in London, 1880-1914 : Exile and Transnationalism in the First Globalization, Studies in Labour History n° 1, Liverpool University Press, 2013, 253 p.
[3] Mais aussi italiens, espagnols et juifs yiddishophones d’Europe centrale et orientale, qui à Londres s’installent dans l’East End. Sur cet exil juif londonien, nous renvoyons le lecteur aux deux numéros que nous avons consacré, en 2007, dans notre revue papier, à Rudolf Rocker, le « rabbin goy » : « Rudolf Rocker : mémoires d’anarchie » et « Rudolf Rocker : penser l’émancipation ». Ces textes ont été réunis en volume : À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Les éditions libertaires/Nada, 2014, 300 p.
[4] Votée peu de temps après l’élection de Félix Faure, cette loi d’amnistie, adoptée par le Parlement puis promulguée par le président de la République le 1er février 1895, s’appliquait aux condamnations prononcées ou encourues jusqu’au 28 janvier 1895 à raison de crime, d’attentat ou de complot contre la sûreté intérieure de l’État, de délits de presse (à l’exception des délits de diffamation ou d’injure envers des particuliers) ou d’autres délits politiques.
[5] The Torch, 15 novembre 1892. Ce même Mowbray, militant syndical infatigable, mènera un travail acharné auprès des travailleurs à peine organisés de l’East End pour qu’ils forment des trade-unions combatives