Le blog des éditions Libertalia

Trop jeunes pour mourir, dans le Canard enchaîné

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Chronique de Trop jeunes pour mourir parue dans Le Canard enchaîné du mercredi 7 janvier 2015.

Prolos de feu

C’était un temps rude, brutal, violent, dont on a perdu jusqu’au souvenir. Une époque où militants et journalistes étaient le plus souvent qu’à leur tour envoyés aux assises ou en prison. Où les bagarres idéologiques tournaient au pugilat, où attentats et sabotages revendiqués, étaient légion. Un temps où, en France, on pouvait mourir pour ses idées. Où anars et communistes de la CGT étaient alliés au sein de la Fédération communiste anarchiste (FCA) et où tous se proclamaient fièrement antimilitaristes et antipatriotes. Eh oui ! aujourd’hui ça fait sourire…
Guillaume Davranche a mis huit ans à mettre en forme ce livre passionnant, relevant à la fois de la somme historique et du dictionnaire aux multiples entrées, grâce à d’ingénieuses notes de bas de page. La révolte des femmes, vaillantes « midinettes » – qui réclament l’égalité, refusée par leurs camarades, à de rares exceptions –, renvoie aux punitions atroces infligées aux soldats réfractaires, expédiés à « Biribi », sobriquet quasi poétique « dont le seul nom fait frissonner les plus durs », tant sont terrifiantes ces « structures disciplinaires et pénitentiaires de l’armée coloniale d’Afrique du Nord » permises par les « lois scélérates » que le Parti socialiste a laissé passer sans même s’en rendre compte.
Le journal La Guerre sociale de Gustave Hervé, le libertaire, « agglomérat détonnant, soudé par un même goût de la provocation et de la violence », s’écrit et s’imprime au cœur du « quartier de l’encre », à Paris, rue Montmartre, où fut assassiné Jaurès. C’est de La Guerre sociale, ou plutôt de deux de ses anciens, Maurice Maréchal et HP Gassier, que naîtra, un jour béni, Le Canard enchaîné.
Ils décerneront à Hervé, après référendum des lecteurs du Volatile, le titre de « grand chef de la tribu des bourreurs de crâne ». Batailles de mots, d’idées, de fractions, combats d’hommes et de femmes, de militants y sont éclairés par Davranche. Mais la guerre approche, qui les tuera.
Trop jeunes, si jeunes.

Dominique Simonnot

Interview de Guillaume Davranche sur Bibliobs

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Interview parue sur bibliobs.nouvelobs.com

Sabotage,
meetings monstres et
chaussettes à clous…
Quand les anarchistes tenaient le haut du pavé

Juste avant 1914, l’anarchisme a donné le « la » de la contestation ouvrière. Guillaume Davranche le raconte dans Trop jeunes pour mourir. Entretien.
On ne le sait pas : aujourd’hui relégué à la périphérie du paysage politique, l’anarchisme fut, au début du XXe siècle, l’un des grands animateurs de la gauche française. Sa présence était particulièrement marquante à la CGT, qui était le cœur de la contestation politique et où cohabitaient trois écoles de pensées : le réformisme (incarnés par Jaurès), les vieux marxistes (héritiers de Guesde et Blanqui) et les libertaires.
Dans « Trop jeunes pour mourir », l’historien Guillaume Davranche décrit les derniers feux de l’anarchisme, juste avant la guerre de 14-18 : la lutte contre la montée du militarisme, la propagande, les sabotages, les débats autour de la bande à Bonnot, les tiraillements au sein de la CGT… jusqu’au divorce final. Car, aux lendemains de la guerre, sous le double effet de la fièvre patriotique et de la Révolution russe, l’anarchisme sera balayé du paysage politique français.
Pour
BibliObs, l’historienne Marianne Enckell s’est entretenue avec l’auteur de cette fresque étonnante.

Les cinq cents pages de votre livre racontent, presque au jour le jour, cinq années d’affirmation et de luttes du mouvement ouvrier, principalement syndicaliste et anarchiste, en France, de 1909 à 1914. On comprend que l’histoire se termine à la date de la guerre ; mais pourquoi débute-t-elle en 1909, pourquoi cette période ?

Dans l’histoire du mouvement ouvrier français, les années 1909-1914 constituaient jusqu’ici une période très mal connue, peu étudiée, sans doute en raison de son caractère intermédiaire entre la « période héroïque » de la CGT (1902-1908) et la Grande Guerre. En effet, à partir de 1909, la CGT marque le pas, puis enchaîne les revers. Peu à peu, l’organisation perd confiance et entre en crise. Malgré cela, c’est une période pleine de luttes passionnantes et de débats dont certains restent d’actualité. L’histoire de la lutte contre la guerre, qui domine l’action ouvrière entre 1911 et 1914, est totalement méconnue.
Du point de vue anarchiste, cette période 1909-1914 voit l’émergence de la première organisation nationale, la Fédération communiste anarchiste (FCA). L’année 1909 voit les premières réactions, au sein du milieu libertaire, contre l’influence prépondérante de Gustave Hervé et de son journal, La Guerre sociale. Se méfiant d’Hervé, dont ils avaient décelé les équivoques, un groupe de militants parisiens a, cette année-là, commencé à le contester. De leurs efforts, au terme de vifs débats et de diverses péripéties, va naître fin 1910 la FCA, dont l’histoire constitue le fil rouge de ce livre.

Nous avons collaboré pendant des années à la rédaction du Dictionnaire biographique des anarchistes, dans la collection des dictionnaires Maitron. Nos échanges ont permis des croisements de sources, des enrichissements nombreux. Dans votre livre, vous mélangez allègrement les citations : presse quotidienne, presse militante, archives de police, mémoires et travaux… Des historiens pointilleux pourraient vous le reprocher.

J’ai travaillé pour le Maitron et sur mon livre en parallèle, et les sources sont identiques. Je les ai détaillées dans une interview au blog Samarra, réalisé par un collectif d’enseignants d’histoire-géographie. La matière première, je l’ai trouvée aux archives de la préfecture de police de Paris, et extraite de volumineux cartons bourrés des rapports d’indicateurs infiltrés dans la FCA. Mais on sait quelle distance critique il faut avoir vis-à-vis des rapports d’indicateurs, dont certains travestissaient la réalité pour se faire bien voir de leurs employeurs à la Sûreté générale. J’ai donc systématiquement recoupé leurs informations avec d’autres sources – notamment la presse militante et la presse quotidienne – en visant l’exactitude factuelle.
Toutefois l’exactitude factuelle ne suffit pas. Je voulais également approcher au plus près l’état d’esprit des militants de l’époque, comprendre leurs motivations et évaluer l’importance réelle que certains débats avaient pour eux. Pour cela encore, il est indispensable de recouper les sources, de faire dialoguer la presse militante dans toute sa pluralité.

Vous prenez honnêtement et ouvertement parti. Le moins qu’on puisse dire, c’est que vous n’aimez pas les individualistes et que vous ne perdez pas une occasion de les maltraiter ; je suppose que ce sont les éditeurs qui se sont amusés à faire figurer en cul-de-lampe les Pieds Nickelés… Les travaux d’Anne Steiner ou de Gaetano Manfredonia ne donnent-ils toutefois pas une image plus fine d’eux ?

Les pages que je consacre aux anarchistes individualistes doivent justement beaucoup aux travaux d’Anne Steiner (Les En-dehors, en 2008) et de Gaetano Manfredonia (L’Individualisme anarchiste en France [1880-1914], en 1984) qui, eux-mêmes, se montrent critiques sur ce courant.
Cependant, je ne pense pas les avoir spécialement malmenés. Si le livre donne cette impression, cela peut tenir à deux raisons.
La première, c’est que la période 1909-1914 voit la déliquescence de cette mouvance, qui s’entredéchire dans des querelles internes assez peu politiques. Les rixes sanglantes qui, en 1910, opposent les « scientifiques » et les « sentimentaux » écœurent de nombreux individualistes qu’on retrouvera ensuite à la FCA, à la CGT ou à La Guerre sociale. En 1912-1913, la cavale de la bande à Bonnot s’achève dans une atmosphère de délation, de retournements de veste et de sauve-qui-peut qui accélérera cette désagrégation du milieu individualiste.
La seconde raison, c’est que ce livre étudie les réactions des syndicalistes et anarchistes à ces diverses péripéties, et notamment à l’affaire Bonnot. Curieusement, cela n’avait jamais été vraiment fait. Or les révolutionnaires, après être restés sur leur réserve pour ne pas paraître crier avec les loups, publient des analyses politiques sans concession de toute cette affaire. Et, en coulisse, leur sentiment est sévère : dépit, consternation, colère contre ce gâchis… Apporter l’éclairage critique des contemporains ne pouvait pas aider à redorer le blason de l’individualisme.

Vous croquez brièvement, souvent de manière fort réussie, d’innombrables personnages peu connus, dont on trouve la biographie dans le « Maitron des anarchistes ». Et vous ne craignez pas de donner une place importante à des personnages aux multiples facettes, pas toujours recommandables : Gustave Hervé, Miguel Almereyda, Eugène Merle, par exemple, dont les retournements politiques et les amitiés douteuses sont connus.

Gustave Hervé souffre d’une image exécrable : celle du renégat absolu, passé de la gauche à l’extrême droite du PS, de l’antipatriotisme à l’union sacrée patriotique et, après guerre, à une sorte de préfascisme, jusqu’au soutien à Pétain et au régime de Vichy. Quant à Almereyda, après avoir été l’enfant prodige de l’anarchisme, il a rejoint le PS avec son camarade Merle, et a été gagné par la vénalité. Tous deux ont fini par mettre leur talent au service d’un clan gouvernemental, celui de Joseph Caillaux, ce qui leur permettra de devenir de riches patrons de presse, avant de connaître une brutale déchéance.
Évidemment, l’erreur aurait été de juger leurs idées et leurs agissements dans leur période révolutionnaire à la lumière de leurs itinéraires ultérieurs.
Il faut bien comprendre que, jusqu’en 1911 au moins, l’hebdomadaire d’Hervé, Merle et Almereyda, La Guerre sociale, est le centre de gravité du mouvement révolutionnaire en France. Il donne la ligne des « insurrectionnels » du PS et des « ultras » de la CGT. Avec un tirage qui montera jusqu’à 50 000 exemplaires, c’est lui qui donne le la dans le mouvement anarchiste, et non les titres historiques que sont Les Temps nouveaux et Le Libertaire, avec leur tirage à 5 000.
Avec ses enquêtes de grande qualité, ses campagnes retentissantes, son courage bravache face à la répression, l’équipe Hervé-Merle-Almereyda suscite l’admiration, parfois la jalousie et l’agacement, mais donne le tempo à tout le monde. Lors de la grande grève des cheminots d’octobre 1910, La GS paraît chaque jour, apparaissant comme « l’autre » quotidien de la grève, en concurrence avec L’Humanité, porte-voix des réformistes.
Le recentrage de La Guerre sociale à partir de la fin 1910 va avoir des conséquences considérables à l’extrême gauche. C’est en prenant le contre-pied du « néohervéisme » que la FCA va progressivement devenir le nouveau point de ralliement des révolutionnaires. Et c’est pour ne plus être dépendante du journal d’Hervé que la direction cégétiste va impulser le quotidien La Bataille syndicaliste, au printemps 1911.

Ce qui est impressionnant, c’est tous les exemples d’actions directes que vous citez. Les grèves avec des sabotages, les séquestrations, la machine à bosseler et la chaussette à clous que vous décrivez en annexe. Quand les techniques de sabotage se sont-elles développées, quand et comment ont-elles disparu, si elles ont disparu des milieux syndicalistes ?

La « machine à bosseler » et la « chaussette à clous », ce sont en fait les coups de poing et de pied qu’on promet aux « jaunes » pendant les grèves. C’est une pratique courante au sein de la puissante fédération du Bâtiment, qui forme l’épine dorsale du syndicalisme révolutionnaire. Cette formule imagée circule beaucoup à l’époque – que ce soit pour la dénoncer, dans la presse et à l’Assemblée, ou pour la revendiquer avec ironie. Le poète Gaston Couté en tirera même une chanson provocatrice en 1910 : Brave Chaussette à clous.
Dans le registre de l’action directe, on peut aussi citer la campagne contre les bureaux de placement (les agences d’intérim de l’époque) en 1903, et celle contre l’ouverture des magasins le soir et le dimanche, en 1911. Dans les deux cas, les militants de la CGT ne se contentent pas de revendiquer : ils brisent des vitrines et renversent des étals pour obliger le patronat et le législateur à les écouter.
Le sabotage ouvrier, lui, a été adopté par la CGT dès son congrès de 1897, sur proposition d’un groupe de délégués anarchistes, dont Émile Pouget. À l’instar de la grève et du boycott, il s’agit d’une tactique de lutte qu’on peut résumer par le slogan « À mauvais salaire, mauvais travail ». Il peut s’agir de ralentir la production, ou de la rendre inutilisable. Dans la réalité, cette tactique semble avoir été peu usitée.
En revanche, les années 1909 à 1911 sont marquées par des milliers d’actes de sabotage en soutien à la grève des PTT, puis à la grève du rail. Dans les régions où le mouvement anarchiste est fort, des équipes grimpent, la nuit, aux poteaux télégraphiques, et sectionnent les fils. Et « Mamzelle Cizaille », comme la surnomme La Guerre sociale, poursuit son œuvre pendant des mois après, pour contraindre le gouvernement à réintégrer les grévistes révoqués. C’est donc un sabotage d’une nature différente de celui défini en 1897. Il semble tomber en désuétude après qu’en 1911 un sabotage maladroit sur une voie ferrée ait failli provoquer des morts. Devant le scandale, La Guerre sociale prend alors ses distances et estime publiquement que cette tactique de lutte n’est plus appropriée.

Vous mentionnez aussi à plusieurs reprises la formation des militants, syndicalistes ou propagandistes. Était-elle systématique, à Paris et en province ?

On apprenait essentiellement l’art oratoire « sur le tas ». Il faut dire que le meeting constituait, à l’époque, une des activités militantes de base. La télévision n’existait pas, les gens sortaient beaucoup le soir et allaient volontiers écouter des conférences, des orateurs, assister à des débats contradictoires. La FCA pouvait attirer 80 à 100 personnes dans de petites salles de proximité, et 600 à 1000 dans de grandes salles. Les syndicats, eux, attiraient dans des proportions bien supérieures : jusqu’à 10 000 ou 15 000 personnes dans les « meetings monstres » à l’occasion d’une grève ou d’une campagne d’opinion. Et tout cela sans sonorisation ! Il fallait donc avoir du coffre pour monter à la tribune et se faire entendre.
S’essayer à une petite tribune, puis à des tribunes de plus en plus impressionnantes faisait partie de l’apprentissage du militant, qui pouvait parfois, en outre, bénéficier d’une formation. En 1912, la FCA mit ainsi sur pieds une « école du propagandiste » où des camarades expérimentés pouvaient dispenser des cours sur la pensée anarchiste ou sur la technique oratoire. L’expérience la plus intéressante que j’aie relevée est celle du « Comité féminin », actif en 1912-1913, et principalement animé par des militantes de la FCA. Avec l’aide d’Henri Antoine (le fils d’André Antoine, fondateur du Théâtre libre), elles ont organisé des cours de théâtre et de diction pour former des oratrices ouvrières – une espèce alors très rare !

Des projets pour la suite ?

Déjà, et probablement pour longtemps, l’enrichissement des notices biographiques du Maitron des anarchistes qui, dans sa version en ligne, constitue une œuvre jamais achevée.

Propos recueillis par Marianne Enckell

Trop jeunes pour mourir, sur le Samarra blog

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Trop jeunes pour mourir sur le Samarra blog (décembre 2014)

Le 20 novembre dernier, les rayons de toutes les bonnes librairies se sont garnis d’un épais volume intitulé Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre, 1909-1914. Son auteur Guillaume Davranche signe ici son premier ouvrage, nourri d’un travail parallèle collectif : l’écriture du Dictionnaire biographique du mouvement libertaire français aussi connu sous le nom de Maitron des anarchistes. 
Parti pour écrire une histoire de la Fédération Communiste Anarchiste (FCA), l’auteur avoue avoir été happé par son sujet et l’avoir progressivement élargi à l’exploration du paysage politique et syndical des années d’immédiate avant-guerre. Le livre s’arrête quand le conflit commence.
Marqué par le goût de l’archive, l’ouvrage de Guillaume Davranche s’inscrit dans une grammaire historienne à la E.P. Thompson : celle d’une histoire des sans-noms, des sans-grades, des contestations. Il fourmille de personnages hauts en couleurs restés relativement méconnus croisant pourtant le fer avec la fine fleur de la classe politique de l’époque. Leurs engagements quotidiens, leurs hésitations ont pour partie alimenté et façonné cette période d’incertitude, lourde de menaces et de tumultes.

Votre livre se situe dans une temporalité assez courte qui s’étend de 1909 à 1914, pouvez-vous nous dresser un tableau du paysage politique de l’époque et de ses enjeux ?
Il y a en fait plusieurs temporalités qui se chevauchent sur cette période, et qui correspondent aux trois logiques imbriquées qui conduisent le récit.
Primo, du point de vue politique général, 1911-1914, c’est le véritable « avant-guerre ». Du coup d’Agadir, en juillet 1911, à la crise européenne de juillet 1914, l’engrenage est enclenché, qui, via la Tripolitaine, les Balkans et la course aux armements, va mener à la conflagration générale. Durant ces trois années, le gouvernement français prépare activement la guerre, avec une politique très volontariste de « réarmement » matériel et moral du pays. La propagande militariste et nationaliste est constante.
Secundo, du point de vue du mouvement ouvrier, la période 1909-1914, jusque-là mal connue, succède à la période « héroïque » de la CGT. Après l’ascension dans l’enthousiasme, on entre dans une période de doute, qui voit l’échec des grandes grèves (PTT, rail, bâtiment) et une crise de confiance du syndicalisme révolutionnaire qui va aller jusqu’à une crise ouverte à partir de juillet 1913.
Tertio, du point de vue révolutionnaire, la période 1910-1914 voit l’émergence de la première organisation libertaire française – la Fédération communiste anarchiste (FCA). Alors que le célèbre hebdomadaire de Gustave Hervé, La Guerre sociale, abandonne sa ligne antimilitariste et antipatriote, la FCA la maintient et devient le nouveau centre de gravité du mouvement révolutionnaire.

Ce qui frappe dès les premières pages de Trop jeunes pour mourir, c’est que leur lecture fait immédiatement jaillir les sources de l’historien. On le devine plongé dans les procès verbaux d’assemblées générales par exemple ou dans la presse anarchiste de l’époque. Sur quelles sources avez-vous travaillé pour ce livre ?
Le noyau dur de mes sources, ce sont les rapports de police : deux énormes cartons, ainsi que quelques cartons annexes, conservés aux archives de la préfecture de police de Paris. Le ou les mouchards infiltrés dans la FCA produisaient plusieurs rapports par semaine, qui ont constitué ma matière première. Pages 351-355, je mets d’ailleurs un peu en scène ces sources, pour donner la mesure du maillage policier dans les milieux révolutionnaires de l’époque. Mais, sauf exception, j’ai renoncé à intégrer cette source-là dans les notes de bas de page. Cela aurait été fastidieux et pas très parlant.
J’ai préféré réserver les notes de bas de page à ma deuxième source : la presse de l’époque, qu’elle soit militante ou grand public. Parce que citer un titre de presse, le titre de l’article et son auteur, cela apporte déjà, en soi, une sacrée valeur ajoutée.
Ma troisième source, la plus délicate à manier, ce sont les Mémoires de militants, et il y en a peu : Louis Lecoin, Georges Dumoulin, Pierre Monatte…
La quatrième source, ce sont les études qui ont porté sur cette période, généralement sur un aspect particulier : Madeleine Guilbert (1964) pour les femmes ; Christian Gras (1971) sur la fédération des Métaux ; Jean-Jacques Becker (1973) sur le Carnet B ; Gilles Heuré (1997) sur Gustave Hervé ; Dominique Kalifa (2009) sur le bagne militaire, etc. Hormis Édouard Dolléans – mais de façon peu convaincante –, peu d’historiens ont proposé une approche globale de cette période, et ils l’ont fait de façon très succincte, en prologue à leur travail sur 1914-1918 : Alfred Rosmer, Annie Kriegel et Maurice Labi. Aucun n’avait proposé un récit précis, ne serait-ce que des luttes de cette époque.
Je vais enfin citer quelque chose qu’on ne peut pas vraiment considérer comme une source, mais qui peut être utile pour capter l’ambiance militante de l’époque : les écrivains prolétariens comme Henry Poulaille (Le Pain quotidien, Les Damnés de la terre) et même, dans une certaine mesure, Georges Navel (Travaux). Enfin, un bouquin que je trouve exemplaire du point de vue de la narration : L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics, d’Yves Pagès.

Vous menez une réflexion qui articule histoire par le bas et histoire nationale. Dans quelle mesure la recomposition et les luttes internes à la nébuleuse anarchiste travaillent/façonnent pour partie le paysage politique national ? Était-il important dans votre démarche d’arriver à rendre compte de ce « peuple militant » dans toute sa gouaille, ses hésitations, ses revirements ?
Ce qui se jouait dans le mouvement anarchiste pouvait avoir une influence directe sur l’orientation de la CGT, ce qui n’était pas rien pour la conduite de la lutte de classe. C’est un enjeu important durant le second semestre 1913, quand la FCA et ses alliés, qui structurent la gauche de la CGT, pèsent de toutes leurs forces pour faire passer leurs thèmes, notamment leur sévère critique du « fonctionnarisme syndical » (on dirait aujourd’hui la bureaucratisation).
C’était très important pour moi de cerner au plus près la pensée des militantes et des militants de l’époque, afin de comprendre le pourquoi – pourquoi ont-ils agi ainsi ? Qu’ambitionnaient-ils réellement ? Pouvaient-ils faire autrement ? J’ai envie qu’une légère angoisse étreigne un certain lectorat, et le fasse douter, sur le mode : « Et nous, qu’aurions-nous fait à leur place ? » C’est le meilleur remède contre la « condescendance de l’historien » et les jugements à l’emporte-pièce. Que ce soit à travers ce livre ou dans les articles que j’ai pu écrire pour le mensuel Alternative libertaire, j’ai toujours cherché à écrire une histoire à hauteur d’homme, engagée, et qui nous amène à nous interroger sur les pratiques et les stratégies de notre époque.

Le livre sort en plein lancement du centenaire de la Grande Guerre et s’arrime à ce conflit. Quelles problématiques lient guerre et anarchie ? Quelle place pour le pacifisme là dedans ?
On ne peut, de ce point de vue, détacher l’anarchisme du mouvement ouvrier en général. La CGT travaillait à rendre possible une « grève générale révolutionnaire » en cas de déclaration de guerre. La FCA, qui se concevait comme la fraction la plus déterminée du mouvement ouvrier organisée, projetait, en cas de grève générale et de soulèvement populaire, de fomenter le « sabotage de la mobilisation ». Il s’agissait de saboter les rails, les fils télégraphiques, les tunnels, les viaducs… pour empêcher l’armée française de se rendre à la frontière. Et, profitant du désordre général, les anarchistes pensaient neutraliser les pouvoirs publics, et faire la révolution.
Tout cela commence à être conceptualisé en 1911, et se trouve synthétisé fin 1913 dans une brochure clandestine, En cas de guerre, qui est tout à fait de son temps, constituant un étonnant manuel insurrectionnel adapté à l’ère du syndicalisme révolutionnaire, synthétisant l’expérience du défunt blanquisme, de la Commune de Paris, de la Révolution russe de 1905 et du sabotage ouvrier des années 1909-1911, qui avait marqué les grèves des PTT et du rail.
Quant au mot « pacifiste », plutôt lié à certaines associations bourgeoises qui militent pour l’arbitrage des conflits internationaux, il est peu usité dans le mouvement ouvrier d’avant 1914. Les anarchistes ne l’utilisent jamais, sans doute par crainte qu’on leur attribue des intentions pacifiques. En 1913, lors d’une action d’insoumission collective, un groupe de conscrits liés à la FCA écrit dans son manifeste : « Nous ne sommes pas des lâches […]. Que demain la guerre, au lieu d’être une lutte meurtrière entre travailleurs ignorants et de nationalités différentes, soit une guerre sociale entre le Travail et le Capital, nous répondrons “Présent !” »

Nous avons pour coutume de terminer nos entretiens en musique avec une carte blanche à l’auteur : pouvez-vous donc me donner cinq ou six titres de votre choix en lien avec le sujet et les présenter sommairement ?
À Biribi (1890, Aristide Bruant). Participe de l’imaginaire populaire autour du bagne militaire (affaire Aernoult-Rousset).
La Grève des mères (1905, Montéhus). Fréquemment chantée dans les fêtes et soirées militantes.
Gloire au 17e (1907, Montéhus). Fréquemment chantée dans les rassemblements antimilitaristes.
L’Internationale (Eugène Pottier). Chantée quasi systématiquement dans les manifestations et rassemblements.
La Carmagnole. Fréquemment chantée dans les manifs de grévistes à l’époque, et par les révolutionnaires de l’époque.
Révolution (1910, Robert Guérard). Chanson tombée dans l’oubli, mais un moment à la mode dans les fêtes et soirées militantes. Son auteur était un vrai militant, membre de la FCA, coorganisateur du congrès national de 1913, et ensuite administrateur technique de la coopérative Le Cinéma du peuple.

Fascisme et grand capital, dans Alternative libertaire

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Fascisme et grand capital dans Alternative libertaire (décembre 2014)

Les éditions Libertalia ressortent ce mois-ci une nouvelle édition de Fascisme et grand capital de Daniel Guérin. Cet ouvrage, classique, n’avait plus été réédité depuis dix ans. Cette édition qui fait suite à celles de Maspero et de Syllepse, est la plus complète à ce jour. Elle comprend toutes les préfaces écrites par Guérin, ainsi que la postface de l’édition américaine.

Cet ouvrage entend donner une lecture matérialiste du phénomène qu’est le fascisme, au-delà des simples explications morales qui le voient comme une forme de mal absolu, mais qui souvent ne vont guère plus loin. Au contraire, Guérin, qui a une lecture matérialiste de l’histoire, explique par la situation sociale des pays le fascisme en Italie de même que le nazisme allemand. Ainsi, c’est un contexte très particulier qui voit l’émergence du fascisme.
Il naît à la suite de l’agitation ouvrière dans ces deux pays après la Première Guerre mondiale. Les ouvriers prennent alors le contrôle des usines, voire de régions entières. Le patronat industriel, mais aussi les grands propriétaires terriens sont contraints à de nombreuses concessions qui leur restent en travers de la gorge. Pour contrer cette agitation ouvrière, la propagande et la démocratie parlementaire ne sont pas suffisantes. De nombreuses milices sont montées. Elles répriment dans le sang cette agitation (assassinat de Rosa Luxemburg par exemple). C’est de ces milices que naissent les partis fascistes, qui se lancent alors à la conquête du pouvoir, et qui le prennent en 1922 en Italie et 1933 en Allemagne.

Une lecture matérialiste.
Le fascisme n’est pas un courant politique issu de la bourgeoisie dominante mais, par sa mystique et son positionnement dans la lutte des classes, il a rapidement son soutien, plus particulièrement de l’industrie lourde (sidérurgie, mines…) dont les intérêts sont très directement menacés par les grèves et dont les commandes dépendent pour beaucoup de l’armée et de l’industrie de guerre.
D’un autre côté, les groupes issus de l’industrie légère sont plus portés sur des politiques de compromis. Le soutien et la compromission de la grande bourgeoisie avec le fascisme, minorés voire occultés dans la plupart des livres d’histoire sont ici étudiés avec minutie, s’appuyant sur une documentation fournie et extensive.

Soutien de la bourgeoisie.
Néanmoins, le fascisme n’est pas seulement subventionné par la bourgeoisie. Il est aussi capable de convaincre et d’entraîner des catégories de la population que les politiciens bourgeois habituels n’arrivent plus à toucher. Par sa mystique et sa rhétorique, il parvient à séduire la petite bourgeoisie, les classes moyennes (employés, cadres intermédiaires) particulièrement effrayées par le déclassement, ainsi que certaines portions de la classe ouvrière…
Les fascistes, en Italie et en Allemagne, n’arrivent pas au pouvoir par un coup d’État, ni une révolution, serait-elle nationale. Ce sont les élites bourgeoises, qui lui ouvrent les portes du pouvoir. Lors de la grande marche fasciste sur Rome en novembre 1922, ce sont les bus du gouvernement, qui a accepté Mussolini comme dirigeant qui amènent les Chemises noires, coincées à 70 kilomètres de Rome, en ville. Le même schéma se répète en Allemagne, où Von Papen, soutenu par les élites prussiennes, appelle Hitler au pouvoir.
Il faut dire que ces prises de pouvoir interviennent dans un moment particulier : dans un contexte de crise, alors que les politiciens bourgeois de la démocratie parlementaire sont totalement décrédibilisés. Elles interviennent aussi dans un contexte de lutte des classes exacerbé : malgré une certaine agitation, la classe ouvrière n’a pas pu faire la révolution, mais en revanche, elle a fait suffisamment peur à la grande bourgeoisie pour que celle-ci envisage le recours au fascisme. C’est donc dans une large mesure par défaut que les régimes fascistes sont arrivés au pouvoir.
C’est aussi à cause de la faillite des organisations ouvrières que le fascisme arrive à ses fins. Cette faillite, qui est un reproche adressé par Guérin aux partis communistes mais aussi aux partis sociaux-démocrates, a plusieurs causes. La première est la division. Ainsi pendant deux ans, en Allemagne, les milices du parti communiste préfèrent attaquer les sociaux-démocrates du SPD, plutôt que les SA nazis. C’est aussi le refuge derrière la légalité bourgeoise et le refus de s’attaquer frontalement aux fascistes dans la rue qui est la cause de la défaite des organisations ouvrières. Le SPD allemand constitue une puissante milice (le Front d’Airain) à même d’écraser les SA, mais refuse d’attaquer les nazis, préférant s’en remettre à la police…
Par ailleurs, il est intéressant de faire un parallèle entre la situation actuelle, et les événements décrits dans l’ouvrage de Guérin. Si l’Europe ne sort pas d’une guerre mondiale, elle est bien en situation de crise économique, qui même si elle est plus larvée se rapproche dans une certaine mesure de celle de 1929. Les politiques d’austérité ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles menées immédiatement après la crise de 1929, et le personnel politique bourgeois est tout aussi discrédité, alors que l’extrême droite se développe dans tous les pays européens. Dans cette période moins violente, en France, le Front national a délégué le rôle de milice à quelques groupuscules néofascistes, mais son programme se rapproche toujours de celui d’Hitler et Mussolini.

Mêmes solutions.
En conclusion, nous pourrons dire que si l’histoire ne se répète pas et qu’elle n’a pas de lois immuables, souvent, les mêmes causes donnent les mêmes effets.
Avec la crise, et l’austérité qui s’ensuit, se sont multipliées les tensions impérialistes, et l’appauvrissement de la classe ouvrière mondiale s’est renforcé. Dans ce contexte, l’extrême droite européenne, si elle a abandonné les oripeaux du fascisme des années 1930, se propose d’appliquer les mêmes solutions, c’est-à-dire notre écrasement au service d’un capital national.
Dans ce contexte, pas de fatalité, l’histoire n’est pas écrite à l’avance comme nous le rappelle Guérin. Il faut prendre la mesure du danger et lutter. Nous finirons cet article par une citation de l’ouvrage : « Si finalement le fascisme s’empare du pouvoir, c’est davantage par défaut que par un renversement révolutionnaire. Le prolétariat, seule force capable d’écraser le fascisme est désarmé par ses leaders réformistes qui prêchent inlassablement le “respect de la loi et l’ordre et la confiance dans l’action parlementaire”. Ces mêmes leaders craignent d’ailleurs presque autant une révolution ouvrière qu’un coup d’État fasciste. »

Matthijs (AL Montpellier)

Fascisme et grand capital, sur Anarlivres

jeudi 8 janvier 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Fascisme et grand capital sur Anarlivres (janvier 2015)

Autre référence, Fascisme et grand capital de Daniel Guérin, que Libertalia a réédité. Celui-ci est le fruit de deux voyages de l’auteur en Allemagne, en 1932 et 1933, et de ses contacts à Paris avec les premiers réfugiés antifascistes. Il souhaitait ainsi « exposer les véritables raisons de la victoire fasciste ; démasquer, sans ménagement, les défaillances des partis ouvriers vaincus, que d’autres s’obstinaient à camoufler ; convaincre le lecteur qu’on ne pouvait pas combattre le fascisme en s’accrochant à la planche pourrie de la démocratie bourgeoise, qu’il fallait donc choisir entre fascisme et socialisme… » Hélas ! lorsque l’ouvrage paraît en 1936, il est déjà trop tard. Régulièrement réédité depuis, il vient apporter un éclairage du passé pour mieux comprendre le monde d’aujourd’hui alors que le fascisme renaît en Europe sous d’autres formes.