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vendredi 21 janvier 2022 :: Permalien
Hicham Mansouri était l’invité de l’émission L’instant M du 21 janvier 2022 sur France Inter, pour son livre Au cœur d’une prison marocaine.
« En 2015, Hicham Mansouri, journaliste d’investigation marocain, est condamné à dix mois de prison alors qu’il enquêtait sur la surveillance électronique au Maroc. Il décrit aujourd’hui les conditions de son incarcération dans Au cœur d’une prison marocaine chez Libertalia. »
vendredi 21 janvier 2022 :: Permalien
Publié dans L’Humanité du 21 janvier 2022.
Il est l’une de ces voix critiques que le régime marocain cherche à tout prix à étouffer. Aujourd’hui exilé en France, membre du comité de rédaction de la revue Orient XXI, Hicham Mansouri est, avec l’historien Maati Monjib, l’un des fondateurs de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation. Ce qui lui a valu, au terme d’un procès truqué pour « complicité d’adultère », une peine de dix mois de prison ferme. De ce séjour dans la prison surpeuplé de Salé 1 (Zaki), à Rabat, il a gardé des carnets, récit quotidien de cette plongée en enfer. Observateur attentif, il y a noué des liens de confiance avec ses détenus comme avec les geôliers. Il en a tiré une enquête édifiante : une cartographie des trafics (drogue, téléphones mobiles) d’un business en milieu carcéral qui étend ses tentacules bien au-delà des prisons avec la complicité des appareils judiciaire, pénitentiaire et policier. Frappante manifestation du système de corruption sur lequel prospère le makhzen, l’appareil monarchique.
R. M.
jeudi 20 janvier 2022 :: Permalien
Entretien pour l’Institut de recherches de la FSU, Octobre 2021.
C’est une véritable bataille culturelle à laquelle se livre Robert Ménard derrière son mandat municipal : celle d’une instrumentalisation de l’histoire au service d’une idéologie réactionnaire. Interprétations, simplifications, déformations, recyclage des figures historiques, changement du nom des rues, toutes les stratégies sont bonnes y compris les plus provocatrices pour banaliser les idées de l’extrême droite.
Richard Vassakos est professeur d’histoire-géographie et chercheur associé au sein du laboratoire Crises de l’université Paul-Valéry-Montpellier-III. Il est président de l’Association Maitron Languedoc-Roussillon et de l’APHG de l’académie de Montpellier.
Parmi les élus locaux d’extrême droite, Robert Ménard est-il un cas à part du fait du réseau de relations dont il dispose, notamment par son ancienne activité de reporter et de responsable de RSF ?
En effet, il a une position tout à fait originale qui le place au carrefour des médias et de la politique. Par son statut de maire d’une ville de province, déclassée économiquement, sinistrée socialement, il se pose en incarnation de l’homme de terrain. Cela lui permet de faire valoir son expérience de maire d’extrême droite et son ancrage dans le « pays réel ». D’autre part, grâce à son passé de journaliste et sa réputation de « bon client », il a un accès absolument invraisemblable aux grands médias audiovisuels. Un journal biterrois a comptabilisé 70 passages à la radio et à la télévision au premier semestre 2021. Des maires de grandes métropoles comme Toulouse, Montpellier, Marseille, Lyon et bien d’autres ne bénéficient pas d’une telle couverture. Cela lui permet de faire passer son discours idéologique de façon lancinante, en utilisant en particulier le cadre historique pour mener des polémiques et créer des coups d’éclat. Cela a notamment été le cas avec l’affaire Black M en 2016 lorsqu’il a pris la tête d’une croisade médiatique pour empêcher le chanteur de participer aux célébrations du centenaire de la bataille de Verdun avec des arrière-pensées xénophobes et nationalistes.
Robert Paxton disait que « Vichy a gagné la bataille de la mémoire ». En quoi la méthode « ménardienne » pourrait-elle être un exemple de l’affirmation de cet historien américain ?
On peut considérer en effet que la méthode appliquée par Robert Ménard lui permet de mener et de remporter la bataille culturelle. Alors qu’il affirme ne pas faire de politique, qu’il dit privilégier le bon sens ou le pragmatisme, il ne cesse en réalité, à travers ses discours historiques et ses pratiques, d’enraciner son idéologie d’extrême droite. Au détour de discours commémoratifs, il évoque ainsi le choc des civilisations, le grand remplacement (toujours euphémisé) et met en avant un vieux fond maurassien. Il se livre également à du prosélytisme religieux en promouvant dès qu’il le peut le catholicisme. Il le fait de façon très habile mais à la longue, le ressassement fait d’une distorsion ou d’une manipulation historique un poncif communément admis. D’autres figures de l’extrême droite comme Éric Zemmour ou Marion Maréchal ne font pas autre chose, chacun jouant sa propre partition, en martelant ces mêmes rengaines. Tout cela contribue à la conquête de positions culturelles dans l’espace public et leur permet de gagner la bataille des idées. Il y a donc une véritable guerre de l’histoire menée par l’extrême droite pour forger un récit identitaire instituant un « nous » et un « eux ». Robert Ménard est un rouage parmi d’autres de cette bataille mais aussi l’illustration de l’enracinement d’un frontisme municipal.
Vous avez soutenu, en 2016, vos collègues enseignants d’histoire du lycée Jean-Moulin de Béziers qui protestaient contre « l’instrumentalisation et le retricotage de l’Histoire à des fins strictement polémiques ». Robert Ménard menace-t-il le travail de neutralité et de vérité des enseignants d’histoire ?
Je consacre un petit chapitre à la question de l’école et plus généralement des rapports du maire avec les enseignants et enseignants chercheurs. Il fait un procès d’intention aux professeurs en considérant qu’ils sont politisés et partiaux. Il avait d’ailleurs traité de « porteurs de valises » ceux qui osaient lui porter la contradiction en 2016. Ce faisant, il dénie toute légitimité aux professeurs et aux historiens accusés de professer la haine de la France et de son histoire. Dans sa bouche, des historiens reconnus comme Benjamin Stora sont des falsificateurs et l’Éducation nationale, la première des « écuries d’Augias » à nettoyer. S’il ne peut pas influencer directement le travail des enseignants d’histoire, par sa pratique culturelle et ses discours, il véhicule une relecture identitaire et nationaliste des événements historiques que l’on retrouve parfois dans certains questionnements d’élèves. De ce fait, il y a un enjeu essentiel pour les historiens et les enseignants, un rôle social comme le souligne Nicolas Offenstadt dans la préface, celui de forger un esprit critique pour des citoyens en devenir face aux pièges tendus par les manipulations du passé.
Kareen Bouissière Boulle et Paul Devin
jeudi 20 janvier 2022 :: Permalien
Paru dans Le Biterrois, décembre 2021.
Historien, chercheur et enseignant, Richard Vassakos vient de publier La Croisade de Robert Ménard. Une bataille culturelle d’extrême droite, aux éditions Libertalia. Au travers de l’exemple du maire de Béziers, il démontre comment l’extrême droite utilise l’histoire comme arme pour mener une guerre culturelle en fabriquant un nouveau roman national via une lecture identitaire du passé.
Richard Vassakos, qui êtes-vous ?
Je suis professeur d’histoire-géographie au lycée Marc-Bloch de Sérignan et chargé de cours en licence et master à l’université de Montpellier. Je suis également chercheur au sein du laboratoire CRISES de l’université Paul-Valéry Montpellier III, mais aussi dans des programmes de recherche liés à d’autres centres tels que l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP université Paris-VIII) et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle dans le cadre du « Maitron », le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (université Paris-I). Mes travaux portent essentiellement sur les affrontements politiques symboliques à l’époque contemporaine.
Votre premier livre portait sur les noms de rues républicains en Biterrois. Comment êtes-vous passé de ce sujet à celui de Robert Ménard ?
Les deux sujets ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Comme je vous le disais, je suis spécialiste des affrontements politiques à travers les noms de rues et la statuaire publique. Or, il se trouve que l’actuel maire de Béziers fait un usage symbolique de l’histoire très important depuis son élection en 2014. Il a ainsi débaptisé la rue du 19-mars dès les premiers mois de son mandat et érigé près d’une dizaine de monuments qui portent tous un sens politique très important. Cela m’a donc intéressé très rapidement, même si au départ il n’était pas dans mes intentions d’en faire un sujet de recherche et un ouvrage. De ce fait, j’ai conservé et collecté de la documentation, des traces de la pratique et des discours historico-mémoriels du maire de Béziers. Dès 2019, avec un recul de plus de cinq ans sur ses pratiques, je me suis mis à réfléchir et à écrire.
Pourquoi parler de « croisade » et de « bataille culturelle ? »
Parce qu’au-delà des coups d’éclats et du buzz provoqués par ses sorties polémiques, il y a un véritable projet qui consiste à conquérir l’espace public par un récit identitaire et réactionnaire. C’est en ce sens que l’on peut parler de croisade et de bataille car il s’agit d’imposer des thématiques, de gagner la bataille des idées pour ensuite gagner la bataille politique. C’est une bataille avant tout culturelle au sens où l’entendait Antonio Gramsci, un philosophe italien qui a forgé le concept.
Pourquoi avoir écrit un tel pamphlet ?
Il ne s’agit en aucun cas d’un pamphlet. Certains voudraient y voir un travail à charge, mais en réalité j’ai tenu une ligne de conduite très claire qui consiste à utiliser les outils des sciences humaines et sociales pour comprendre un processus à l’œuvre. C’est pourquoi j’ai essayé de me fonder sur des traces tangibles : discours, articles du Journal de Béziers, inaugurations de statues, de noms de rues, etc. à l’analyse, les propos de Robert Ménard révèlent un projet politique et idéologique structuré qui s’enracine insensiblement par cet ensemble de faits.
Que ressort-il de cette analyse ?
Eh bien, alors que Robert Ménard euphémise son positionnement politique en se disant simplement « très à droite », en affirmant se consacrer uniquement à sa ville, il y a en réalité un usage historico-mémoriel qui véhicule des thématiques d’extrême droite telles que la suggestion du grand remplacement, l’idée d’un choc des civilisations et un prosélytisme religieux de plus en plus en visible et en totale contradiction avec l’histoire de la ville. Il en ressort également un certain nombre de méthodes visant à discréditer ses adversaires et à fonder un récit historique totalement fondé sur un prisme idéologique. C’est le cas notamment avec la récupération de figures historiques de gauche comme celles de Jaurès ou de Matteotti et par un usage de la mémoire de la guerre d’Algérie intense et source de division.
En cette période troublée n’est-il pas sensible d’écrire un tel livre ?
C’est justement parce qu’il y a une dilution des repères traditionnels qu’un travail de ce genre me paraît plus que nécessaire. L’anachronisme, le confusionnisme, l’amalgame, le relativisme sont au cœur de la méthode Robert Ménard dans son usage idéologique de l’histoire. Par conséquent, donner des clefs de compréhension, éclairer le citoyen sur les enjeux et les intentions qu’il y a derrière ces pratiques et ces discours me paraît fondamental. Comme le souligne Nicolas Offenstadt dans sa préface, il en va du rôle social de l’historien et plus généralement du chercheur en sciences humaines.
mardi 18 janvier 2022 :: Permalien
Texte publié à l’origine sur le site de la Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (SHMESP) à la suite d’une intervention dans le cadre de la table ronde « Libertés académiques et médiation scientifique » (13 novembre 2021, Sorbonne, Paris).
Chères et chers collègues,
Le témoignage dont nous allons vous faire part s’inscrit dans des circonstances inédites. En effet, à notre connaissance, pour la première fois depuis très longtemps, des historiens médiévistes ont été attaqués pour avoir fait acte de vulgarisation dans un organe de presse national par une figure politique ayant exercé des fonctions aux plus hauts niveaux de l’État. Malgré le caractère extraordinaire de cette situation, il s’agit aussi de la première fois que nous sommes invités par une instance scientifique et académique à nous exprimer sur le sujet. Voilà pourquoi nous adressons ici nos chaleureux remerciements à la SHMESP pour nous avoir conviés aujourd’hui à prendre la parole dans le cadre de cette table ronde « Libertés académiques et médiation scientifique. Quelle place pour les chercheurs, entre débats historiques et débats de société ? »
Rappel des faits
Commençons par un bref rappel des faits qui nous ont amenés à venir témoigner devant vous [1]. En mars 2016, le Puy-du-Fou, par la voix de son fondateur, Philippe de Villiers, a annoncé avoir racheté un anneau ayant appartenu à Jeanne d’Arc. En tant qu’historiens médiévistes travaillant notamment sur les usages publics de l’histoire, nous avons été sollicités par le journal Le Monde pour publier une tribune sur leur site Internet (« Comment Philippe de Villiers récupère le mythe de Jeanne d’Arc ») dans laquelle nous avons relayé les doutes émis par des spécialistes quant à l’authenticité de cet objet, voyant dans cette annonce une forme typique d’usage mémoriel de Jeanne d’Arc, si courant dans la France contemporaine.
Une dizaine de jours plus tard, Philippe de Villiers a obtenu un droit de réponse. Cela ne lui a semble-t-il pas suffi. Le 31 mai 2016, l’Association pour la mise en valeur du Château et du pays du Puy du Fou et lui ont décidé de nous attaquer devant les tribunaux pour diffamation, exigeant de nous, par la voix de leur avocat, maître Gilles-William Goldnadel, 50 000 euros à titre de dommages et intérêt. Nous avons été mis en examen le 27 novembre 2017 et défendus depuis par maître Emmanuel Tordjman, que nous remercions chaleureusement.
Par deux fois, le tribunal de Versailles a reconnu notre bonne foi et celle du Monde, en nous relaxant en première instance, absence de toute faute confirmée en appel par un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 9 septembre 2020. Philippe de Villiers ne s’est finalement pas pourvu en cassation.
Constat général
Notre cas, s’il constitue pour l’instant un hapax, s’inscrit dans un contexte plus large que nous avions déjà largement évoqué voilà presque dix ans avec notre collègue moderniste Aurore Chéry dans notre ouvrage Les Historiens de garde paru en 2013.
Depuis le début de présidence de Nicolas Sarkozy en 2007, les disciplines scientifiques ayant trait au passé (histoire, mais aussi archéologie, histoire de l’art et littérature) sont en proie à une attaque sans précédent, constat que faisait déjà le CVUH lors de la publication du livre Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire (2008) codirigé par Laurence De Cock, Fanny Madeline, Nicolas Offenstadt et Sophie Wahnich. Cette attaque à notre avis prend deux formes :
La première est l’usage du passé à des fins politiques et mémorielles. Si celui-ci n’est pas l’apanage d’un groupe et que tous les courants idéologiques abusent de l’histoire, il est clair que l’extrême droite est de loin la plus active sur ce créneau afin de promouvoir une vision essentialiste et excluante de la nation en s’appuyant notamment sur une vision fantasmée du Moyen Âge [2]. Nous assistons ici, ni plus ni moins, à un retour sur le devant de la scène des poncifs de « l’École capétienne » proche de l’Action française animés au début du XXe siècle par des figures comme Charles Maurras et Jacques Bainville [3], deux auteurs dont se réclame aujourd’hui ouvertement Éric Zemmour, candidat à l’élection présidentielle de 2022. Comme eux, celui-ci prend l’histoire universitaire et scolaire pour cible, évoquant dans l’introduction de son ouvrage Destin français (2018) « la grande machinerie universitaire historiographique [qui] euthanasie la France », accusant ainsi notre métier d’être le meurtrier d’une nation dont il prétend incarner la pureté. Une idée hélas largement reprise aux plus hautes sphères du pouvoir où l’on a affirmé l’existence d’une tendance « islamo-gauchiste » au sein de l’université, terme par ailleurs tiré de la rhétorique complotiste d’extrême-droite.
Comme les propagandistes de l’Action française, le discours d’Éric Zemmour s’inscrit aussi dans une économie privatisée. En proposant à un public angoissé par un futur synonyme de bouleversements écologiques et sociaux profonds des images d’Épinal d’une France glorieuse, nombre d’entrepreneurs du mythe national réalisent de juteuses affaires et construisent de véritables empires commerciaux s’appuyant sur une vision erronée, mais rassurante, du passé. Les tenants de la logique libérale, même s’ils ne partagent pas toujours le fond de leur discours, ont souvent tendance à favoriser ce type d’entreprises qui génère de la croissance et du profit au détriment d’un service public de l’histoire, scolaire, muséal et universitaire, qui lui, se conçoit comme une forme d’accès à moindre coût des citoyen·nes au savoir sur une base égalitaire financée par les impôts.
Voilà entre autres pourquoi depuis une vingtaine d’années l’Éducation nationale, la culture et l’Université font les frais de coupes massives de budget et d’une précarisation accrue de leurs personnels [4]. Nous connaissons hélas bien l’équation. Trop occupé·e à chercher un poste puis à se plonger dans les affres du publish or perish, quel·le (post-)doctorant·e ou maître·sse de conférence osera se lancer dans un combat public contre tel ou tel entrepreneur identitaire ? Le ferait-il qu’il risquerait d’être confronté à de rudes agressions. Si des attentats, comme celui dont a été victime Samuel Paty de la part d’un djihadiste, ne semblent pas pour l’instant être au programme de l’extrême droite en France, il n’en demeure pas moins que l’objectif est peu à peu de nous empêcher de prendre la parole dans le débat public. Cela passe par des méthodes qui ont déjà été employées avec succès dans d’autres pays européens où l’extrême droite triomphe, comme la Pologne [5].
Tout d’abord, le harcèlement sur les réseaux sociaux, souvent suivis de menaces physiques. En mars 2021, les noms de 600 universitaires ont ainsi été diffusés sur Internet en les désignant comme des « gauchistes complices de l’islam radical qui pourrissent l’université et la France [6] ». Quelques mois plus tard, c’est au tour de Justine Breton, une collègue médiéviste de l’université de Reims, de recevoir des messages haineux à la suite d’un article traitant du film Kaamelott paru sur le site Kombini [7].
Cela peut aussi prendre la forme d’un procès en diffamation, souvent synonyme de procédures longues et épuisantes où même la victoire garde un goût amer. Car celles et ceux qui passent par ce type d’épreuves savent qu’ils se risquent désormais sur un terrain miné et hésitent par la suite à porter un regard critique sur les propos des personnes (morales ou physiques) qui les ont attaqués. En d’autres termes, les voilà empêché·es de faire acte de vulgarisation.
Ces méthodes ont pour objectif de réduire l’université et la recherche au silence pour laisser place, dans l’espace public, aux seuls entrepreneurs identitaires. Comme l’expliquait déjà le 27 décembre 2012, sur le site du Front national, Karim Ouchikh, jadis proche de Marine le Pen et aujourd’hui soutien d’Éric Zemmour : la France a besoin de ressouder nos compatriotes, si désemparés par ces temps de crise, autour d’un roman national fédérateur, d’une histoire qui tourne le dos aux innombrables accès de repentance qui contaminent tant les discours officiels actuels, d’un récit passionné dont le contenu éminent ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques qui doivent être sanctuarisées [8].
Sanctuarisée, donc placardisée. Le programme est annoncé. Nul ne nous empêchera de nous réunir dans des journées d’études entre spécialistes. Mais aurions-nous la prétention scientifique et civique de diffuser un savoir libéré des emprises du roman national qu’il est certain que, désormais, nous courrons des risques sérieux.
Esquisses de solution
Comment s’en prémunir ? Il existe tout d’abord des solutions que nous appellerons défensives. Durant la procédure dont nous avons fait l’objet, nous avons jugé qu’il était préférable de ne pas prendre la parole publiquement à ce sujet afin de ne pas risquer de créer une polémique qui nous aurait desservis au tribunal. Néanmoins, cette décision, saine juridiquement, nous a amenés à nous autocensurer scientifiquement. En d’autres termes, nous étions prisonniers d’une logique que nous me maîtrisions plus, sur laquelle nos compétences professionnelles n’avaient plus prise, où la seule question qui nous préoccupait était d’éviter une condamnation lourde de conséquences financières. La hauteur des dommages et intérêts demandés (50 000 euros) et les frais d’avocats engagés pour la première instance et l’appel ont fait en effet peser sur nous et sur nos proches un poids psychologique important, état démultiplié par le silence que nous étions obligés de maintenir.
Pour que ce type de situation ne se reproduise pas, il faut une prise de conscience collective non seulement du danger bien réel que font peser sur notre métier les tenants du roman national identitaire, mais aussi des difficultés humaines et financières qu’entraînent ce genre de procédure ou le harcèlement en ligne. Pour y faire face, car, hélas, à notre avis, il est possible que cela se reproduise, il faut assurer chaque collègue d’un soutien humain constant. Prendre des nouvelles régulièrement, faire front avec eux, oublier en somme l’état de compétition quasi-permanent dans laquelle ont plongé l’université les diverses politiques ultralibérales appliquées depuis une vingtaine d’années, pour retrouver un sens de la solidarité et une fierté collective des missions civiques et scientifiques de notre métier.
Cette solidarité doit aussi s’exprimer de manière pécuniaire. Il faut désormais outiller notre métier avec un structure collective – nous insistons sur cette dernière caractéristique – qui permettra de soutenir des collègues attaqué·es en justice ou qui, victimes de harcèlement, engagerons des procédures contre leurs agresseurs. Collective et allant au-devant des besoins de celles et ceux qui font face à de telles situations, car aller quémander des appuis peut s’avérer être une démarche humiliante pour celles et ceux qui sont déjà aux prises avec une agression morale, judiciaire ou physique. Collective, car les soutiens individuels, proposés par tel ou tel collègue bien en vue dans le champ universitaire, peuvent parfois – même avec les meilleures intentions – renforcer les hiérarchies qui appesantissent l’Éducation nationale et l’enseignement supérieur en rendant les personnes attaquées débitrices de celles et ceux qui les ont appuyés [9].
Parce qu’elle représente les médiévistes, il nous semble que la SHMESP est bien placée pour porter cette idée, en se mettant en lien avec d’autres sociétés savantes académiques (SopHAU pour l’histoire ancienne, AHMUF pour l’histoire moderne, AHCESR pour l’histoire contemporaine), mais aussi l’APHG et d’autres structures comme le CVUH. Pour être utile, ce projet doit non seulement faire fi de toutes les barrières académiques, de tous les découpages chronologiques, de toutes les tendances partisanes démocratiques, de toutes les polémiques en nous rappelant qu’au-delà de nos différences les historien·nes partagent un langage et un engagement scientifique commun. Dans cet objectif, il convient aussi d’associer à cet effort nos collègues de l’archéologie, de l’histoire de l’art, de la littérature, de l’archivistique, des sciences politiques, des sciences de l’éducation, de la géographie, de la sociologie et des autres sciences humaines. Nous devons également nous mettre en relation avec nos collègues qui, au-delà de nos frontières, subissent eux aussi, ou risque de subir, les attaques de l’extrême droite, afin de leur proposer des soutiens mutuels.
Ces mesures défensives demeureront limitées si nous restons confinés dans un entre-soi universitaire. Nous devons continuer de diffuser auprès du grand public les résultats de nos recherches et, ce faisant, montrer qu’une science publique est utile à la société. De nombreux collègues s’emploient à cela dans diverses formes. Il y a eu d’abord et continue d’y avoir des réponses directes et nécessaires au tenant du récit identitaire permettant de déconstruire leurs discours, comme Le Venin dans la plume (2019) que Gérard Noiriel consacre à Éric Zemmour. Signalons aussi plus récemment La Croisade de Robert Ménard (2021) de Richard Vassakos ou, de Laurent Joly, La Falsification de l’histoire : Éric Zemmour, l’extrême droite, Vichy et les juifs (2022). Puis ont suivi les grandes aventures éditoriales comme L’Histoire mondiale de la France (2017) dirigée par Patrick Boucheron ou la Nouvelle histoire du Moyen Âge (2021) dirigée par Florian Mazel. En parallèle, on a assisté à des tentatives plus originales, comme celle en bande dessinée de la collection l’Histoire dessinée de la France dirigée par Sylvain Venayre lancée en 2017 et à laquelle ont participé de nombreux collègues médiévistes (Bruno Dumézil, Sylvie Joye, Florian Mazel, Fanny Madeline, Étienne Anheim et Valérie Theis), projet d’autant plus intéressant qu’il met sur un pied d’égalité l’historien·ne et l’auteur·e de BD, montrant que la vulgarisation n’est pas qu’une affaire de chercheur ou de chercheuse. S’ajoutent aussi les interventions publiques de plus en plus nombreuses, comme les Nocturnes de l’Histoire proposées par la SHMESP, la SopHAU, l’AHMUF et l’AHCESR, ou des expositions comme celle dédiée en 2019 par la BNF à Tolkien et la fantasy qui, sous la direction notamment de Vincent Ferré et d’Anne Besson, ont permis de nombreuses interventions pluridisciplinaires sur le thème du médiévalisme [10].
Ont également été développées de multiples expériences avec de nouveaux médias s’appuyant sur une forte présence sur les réseaux sociaux, pratiques qui ont l’avantage de toucher des publics populaires et jeunes peu habitués à la lecture d’ouvrages complexes, épais et chers. Citons, pêle-mêle, sans pouvoir être exhaustif le site du collectif Actuel Moyen Âge, fondé notamment par Florian Besson et Catherine Rideau-Kikuchi, mais aussi les podcasts Passion Médiévistes de Fanny Cohen Moreau, Paroles d’Histoire d’André Loez ou Histoire en série de Nicolas Charles et Yohann Chanoir. De notre côté, nous avons décidé comme bien d’autres collègues d’écrire des scripts pour le vidéaste multiplateforme Benjamin Brillaud de la chaîne Nota Bene présent sur YouTube, Facebook, Twitter, Twitch, Instagram, Tik-Tok et Spotify, avec souvent des vidéos vues plus d’un million de fois.
Néanmoins, toutes ces initiatives de plus en plus nombreuses, et c’est heureux, et qu’il faut continuer de multiplier, restent des réponses conjoncturelles et dispersées à un problème structurel qui exige une riposte collective. Tou·tes ici présent·es savons à quel point les politiques ultralibérales ont affaibli la recherche publique, notamment en sciences humaines, mettant à mal notre capacité à participer à un effort de vulgarisation. C’est aussi parce que l’école et l’université sont sabordées depuis une vingtaine avec des prétendues réformes comme la LRU et la LPR que prospèrent aujourd’hui les entrepreneurs en mémoire identitaires. Il faut donc non seulement réaffirmer, comme la SHMESP l’a fait régulièrement, notre opposition à la LPR, mais aussi demander la titularisation massive des précaires de l’enseignement supérieur et un soutien budgétaire important de la recherche en histoire afin par exemple d’organiser des cours du soir accessible aux salarié·es en dehors de leurs horaires de travail.
Enfin, à l’image de ce que font déjà à leur niveau l’INRAP et le CNRS, mais également la BNF via certains sites interactifs comme Retronews, il faut exiger la création et le financement d’un véritable service public de la vulgarisation de l’histoire permettant de produire des contenus audiovisuels de qualité accessible à tout·es. Une structure indépendante du pouvoir qui, pour réussir, devra réunir non seulement des chercheur·ses, mais aussi, sur un pied d’égalité, des praticien·nes des médias et des réseaux sociaux.
Ces propositions ne sont sans doute pas les seules à pouvoir sortir notre métier de l’ornière dans laquelle il est. Elles méritent toutefois d’être largement débattues, testées puis, si elles conviennent, mises en place pour qu’à l’avenir nous n’ayons pas à écrire des mots similaires à ceux de Marc Bloch dans son Apologie pour le métier d’historien qui, en pleine tempête, regrettait que « L’ésotérisme rébarbatif où les meilleurs parfois d’entre nous persistent à s’enfermer […] conspire à livrer, sans défense, la masse des lecteurs aux faux brillants d’une histoire prétendue, dont l’absence de sérieux, le pittoresque de pacotille, les partis pris politiques pensent se racheter par une immodeste assurance : Maurras, Bainville ou Plekhanov affirment, là où Fustel de Coulanges ou Pirenne auraient douté [11]. »
William Blanc et Christophe Naudin, historiens médiévistes
[1] Nous reprenons ici le texte que nous avons publié sur Mediapart : « Deux historiens relaxés face à Philippe de Villiers », Mediapart, 12 avril 2021. Disponible à l’adresse suivante : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/120421/deux-historiens-relaxes-face-philippe-de-villiers
[2] À ce titre, il est frappant de constater que durant la semaine précédant notre intervention, Julien Rochedy, ancien directeur national du Front national de la jeunesse et désormais entrepreneur en idéologie identitaire, a publié le 7 novembre 2021 sur sa chaîne YouTube un long monologue intitulé « La chevalerie : histoire et idéale ». Il a été vu, au moment où nous écrivons ces lignes, plus de 300 000 fois.
[3] Renvoyons à ce sujet à William Blanc, « Spectres de Charles Maurras. Comment le néomaurrassisme fabrique le “roman national” contemporain », Revue du Crieur, n° 6, 2017, p. 144-159. Disponible à l’adresse suivante : https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2017-1-page-144.htm
[4] Pour un premier constat, voir Collectif P.é.c.r.e.s., Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Paris, Raisons d’agir, 2011 et de notre collègue contemporanéiste Christophe Granger, La destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015. Voir également, pour une synthèse récente Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.
[5] Voir à ce sujet Judith Lyon-Caen, « Les historiens face au révisionnisme polonais », La Vie des idées, 5 avril 2019, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://laviedesidees.fr/Les-historiens-face-au-revisionnisme-polonais.html
[6] Sylvain Duchampt, « “Islamo-gauchisme” : 600 noms de chercheurs, dont une vingtaine de Toulouse, livrés à la vindicte sur Internet », France 3 Occitanie, 8 mars 2021, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://france3-regions.francetvinfo.fr/occitanie/haute-garonne/toulouse/islamo-gauchisme-600-noms-de-chercheurs-dont-une-vingtaine-de-toulouse-livres-a-la-vindicte-sur-internet-1988527.html
[7] Pour un résumé, voir « Kaamelott, trop blanc, trop masculin ? », Arrêt sur images, 26 septembre 2021, consulté le 12 novembre 2021, disponible à l’adresse suivante : https://www.arretsurimages.net/emissions/post-pop/kaamelott-trop-blanc-trop-masculin
[8] Karim Ouchikh, « L’histoire de France, pré carré des affrontements politiciens de lʼUMPS », Frontnational.com, 27 décembre 2012. Le site du Front national n’est plus en ligne. Nous tenons toutefois à la disposition de celles et ceux qui le voudraient une copie PDF de cet article.
[9] Précisons que, dans notre cas, nous avons, fort heureusement pu bénéficier du soutien discret mais constant et efficace de collègues que nous remercions chaleureusement ici. Citons notamment, mais pas seulement : Jacques Berlioz, Julien Demade, Antoine Destemberg, Pierre-Olivier Dittmar, Thierry Dutour, Claude Gauvard, Jean-Philippe Genet, Aude Mairey, Jean-Clément Martin, Pierre Monnet, Joseph Morsel, Annliese Nef, Nicolas Offenstadt, Jean-Claude Schmitt, Darwin Smith.
[10] Voir par exemple le site interactif consacré à la fantasy sur le site de la BNF : https://fantasy.bnf.fr/fr/
[11] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1949, p. 40.