Le blog des éditions Libertalia

Sur l’enseignement de l’histoire, sur le blog Entre les mots entre les lignes

vendredi 30 mars 2018 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur le blog « Entre les mots – Entre les lignes », 28 mars 2018.

Pour une histoire émancipatrices loin des geôlier·es du roman national

« L’histoire est une “passion française” comme en témoignent les innombrables usages et mésusages dont elle fait l’objet. » Dans son introduction, Laurence De Cock souligne, entre autres, la spectacularisation du passé, l’utilisation du « roman national » dans les campagnes électorales, les liens tissés entre l’histoire et certaines conceptions de la nation.
« Ce sera l’un des objets de cet ouvrage que de comprendre la genèse et l’institutionnalisation de cette croyance dans les vertus de l’enseignement du roman national, mais aussi de saisir la nature et les finalités des débats autour de cette question. » L’autrice parle des pratiques enseignantes, « nous travaillons à partir d’une matière première qu’il nous est possible de transformer tant que l’on ne nous en dépossède pas ».

Dans les premiers chapitres, l’autrice revient sur les transformations du système scolaire, l’alphabétisation, la moindre scolarisation des filles, la prise de conscience de la responsabilité étatique, la loi Falloux de 1850 replaçant l’école sous le contrôle de l’Église, les lois Ferry…
Laurence De Cock aborde, entre autres, la sélectivité, l’élitisme, la méritocratie, la concurrence permanente, l’uniformisation de l’enseignement secondaire des filles et des garçons en 1924, le minimum à connaître ou la « culture de base ».
Elle analyse l’écriture de l’histoire au XIXe siècle et l’invention du roman national, « la légitimation d’un existence nationale s’inscrivant dans une épaisseur historique », les constructions du passé, les fabrications de des imaginaires historiques, les formes interprétatives de l’histoire, les réflexions sur « les finalités de l’histoire » et de son enseignement, les phénomènes de déconfessionnalisation et de dépolitisation, la place d’Ernest Lavisse, les pédagogies au fil du temps, la « scolarisation de l’histoire sainte », l’histoire et la morale, l’histoire comme trame providentielle, les légitimations de l’ordre social, l’« approche concentrique de l’histoire de France », la mise en ordre chronologique, les cycles bornés par des marqueurs chronologiques, la place des images, l’anachronisme comme stratégie pédagogique, les vecteurs « de fabrication d’un sentiment national et patriotique », l’histoire enchantée qui relève plus de la fiction que des réalités passées…
L’autrice examine ce qui se passe dans les classes, les écarts entre les « directives » et les réalités scolaires ou les pratiques des enseignant·e·s, les leçons de choses, le rôle des émotions, les vertus civiques, la mémorisation et les manuels, les pédagogies, la volonté d’« homogénéiser la culture nationale », la « congruence chronologique entre la construction d’une école commune et l’expansion coloniale »…
Elle souligne que Jules Ferry est autant « un théoricien de la mission civilisatrice dans les colonies que de la généralisation de l’instruction ».
L’école commune signifie aussi la volonté d’éradiquer les langues régionales et les divers patois. Ici il fallait convaincre de l’unité de la République. Ailleurs, « des bienfaits de la présence coloniale et de la mission civilisatrice »…
Si le secondaire fut d’abord au service de la reproduction des élites et en particulier de sa partie mâle, dès le début du XXe siècle, un certain élargissement, une certaine démocratisation se produit… accompagnée d’un apprentissage des périodes les plus récentes, « une manière d’insister sur la dimension utilitaire de l’histoire scolaire » en regard du monde contemporain…
Sans m’y attarder, je souligne les évolutions de la démocratisation scolaire, les critiques et inflexions de l’historiographie dominante, l’installation de routines professionnelles, « une discipline scolaire est née, avec ses codes, ses rites et ses acteurs »…
Dans le second chapitre « Fissures et contestations du roman national, réécritures et expérimentations pédagogiques : 1945-fin des années 1970 », Laurence De Cock souligne la rupture que constitue la guerre, « l’école est interpellée à l’échelle de tous les acteurs de la guerre pour comprendre à la fois le rôle qu’elle a pu jouer dans cette banalisation et consensualisation de croyances et convictions criminelles ». Des interrogations sur l’antisémitisme et le nationalisme, donc sur les classifications raciales, mais moins sur le colonialisme et j’ajoute rien sur le masculinisme…
Refonte de l’école républicaine, revalorisation de l’école primaire, légitimation du courant des Annales, rénovation des programmes d’histoire-géographie, changement des rythmes scolaires, introduction de nouveaux éléments, nouvelles pédagogies, quelques expérimentations, influence de l’Éducation nouvelle, sensibilisation à la compréhension des faits historiques et à la prise de conscience du temps et de la durée, enseignement des civilisations (le programme de Fernand Braudel de 1957), débats sur les pratiques pédagogiques, multiplication de l’usage de matériel diversifié, sensibilisation à l’histoire locale… L’autrice analyse les débats, les expérimentations, les possibles et les résistances, les contradictions aussi entre les discours et les pratiques. Elle souligne les bouleversements de la sociologie des élèves et des enseignant·e·s d’histoire, les impacts de la massification de l’école.
J’ai notamment été intéressé par les passages sur la critique de l’institution et de l’enseignement, les positions par exemple de Suzanne Citron, « elle appelle, pour finir, à une véritable rupture, en cessant de raisonner à partir des contenus mais en fonction des besoins des enfants et des adolescents, en procédant par objectifs généraux en coopération avec l’ensemble des disciplines » ou du groupe Enseignement 70.
L’apprentissage de l’histoire devrait permettre, entre autres, d’exercer une distanciation, de comprendre l’altérité induite par la différence temporelle, de penser l’historicité, d’appréhender les différences d’échelles et le temps long…
1968, « il est ridicule d’en faire l’acte de naissance de l’effondrement d’un système, autant il est exagéré de croire que l’école a attendu mai 68 avant de se réformer », la critique du cloisonnement disciplinaire, les propositions lycéennes, les travaux pratiques, la formation méthodologique, les débats sur l’actualité, démocratisation et émancipation, les activités dites d’« éveil », chronologie et thématique, les traces historiques, la naturalisation des faits, le plaisir…
« La massification scolaire ne va pas naturellement de pair avec la démocratisation ; des régulations sont nécessaires et la réécriture des programmes en est une. »
Dans le troisième chapitre, « Politisation, mise sous surveillance de l’enseignement de l’histoire et résistances routinières : des années 1980 aux années 1990 », Laurence De Cock aborde, entre autres, la ritournelle « on n’enseigne plus l’histoire à nos enfants », la « culturisation » de la question de l’immigration, les constructions essentialisantes autour de l’« altérité culturelle », la critique de l’école comme critique de sa démocratisation, l’ampleur des interventions sur l’apprentissage de l’histoire, (« la mise sous surveillance de l’histoire scolaire tant d’un point de vue médiatique que politique »), les textes clairement orientés « vers la préférence nationale », la place à accorder à « l’étude des cultures étrangères, surtout méditerranéennes », les changements de programme, la classique présentation de la citoyenneté adossée à la République, l’articulation entre enseignement de l’histoire et de l’éducation civile, le « virage normatif, nationalo-centré et focalisé sur l’adhésion aux valeurs républicaines » (par ailleurs jamais explicitées et souvent violées par ceux-mêmes qui les brandissent comme un étendard), « matière à scandale, matière thérapeutique pour soigner tous les maux de la société, la discipline historique devient le spectacle des angoisses des uns et la solution miracle des autres », les évolutions pédagogiques et des relations entre enseignant·es et élèves, l’histoire comme « demande sociale », le rôle de la télévision, l’histoire vulgarisée, les enjeux mémoriels, la redéfinition de l’histoire politique, les réflexions historiographiques portant « sur l’articulation entre l’histoire et la mémoire », les émanations de l’extrême droite et en particulier du Club de l’Horloge, la perception des ruptures socio-économiques…
Je souligne le traitement des « possibles non advenus », le travail sur les archives, la tentative d’une « histoire régressive et critique », la remise en question de la linéarité des enchainements, les propositions de manuel unique...
« Les pressions mémorielles, les concurrences disciplinaires, la dimension thérapeutique ou encore la mutation du monde éditorial scolaire ne vont cesser de s’amplifier dans la période suivante jusqu’à aujourd’hui ».
Le quatrième chapitre est consacré à « Une histoire scolaire sous pression politique et sociale des années 2000 à nos jours ». Laurence De Cock analyse l’insistance sur « la vocation identitaire et patrimonial », les appels à commémorations l’ethnicisation des discours politiques, l’enseignement de l’extermination des Juifs (dans l’oubli souvent de celui des Roms…). L’autrice souligne à très juste titre : « Le poids moral de ce sujet est si fort qu’il peut empêcher l’historicisation. » Les programmes empêchent de travailler sur les origines et les modifications de l’antisémitisme dans la durée.
J’ai été particulièrement intéressé par le chapitre sur l’enseignement des faits religieux et les liens faits avec la laïcité ou la culturalisation d’enjeux politiques, Les débats publics sur ces sujets sont souvent caricaturaux et concourent à légitimer les violences racistes et la stigmatisation des jeunes dits des quartiers. D’autant que comme l’indique l’autrice l’enseignement du fait colonial reste une sorte de tabou, « La colonisation a été l’œuvre de la République avec un sytème colonial fondé sur le principe d’inégalités juridiques entre les hommes, de la domination et de l’usage légitime de la violence ». Nous n’en avons ni fini avec cette république coloniale ni avec le parti colonial et sa défense des soit-disant missions civilisatrices… Pour celles et ceux qui en douteraient, les événements – dont le refus de l’autodétermination des populations colonisées, par exemple, en Kanaky ou à Mayotte en disent très long. La colonisation a été et reste un élément structurant des constructions institutionnelles.
L’autrice réinterroge quelques-unes des propositions des nostalgiques de l’ordre historique, dont les manuels comme « outils d’endoctrinement » (les doctrinaires sont toujours les autres, mais bien sûr pas celles et ceux qui défendent la naturalisation des constructions sociales et historiques, la grandeur de leur civilisation, les justifications des inégalités ou la religion du tout marché !). Il ne faut par ailleurs pas oublier que le marché éditorial scolaire est totalement privatisé. Il convient donc d’étudier les réalités des manuels, leurs usages par les enseignant·e·s ou les élèves, les pratiques scolaires réelles et leurs contradictions.
L’autrice insiste sur les polémiques récentes, le recyclage de critiques anciennes et récurrentes, la sanctification de la chronologie – code de ralliement à une certaine vision de l’histoire – ou mantra pour signifier que « le pouvoir des grands ordonne l’histoire », le centrage sur l’unique France et son roman national, cette France soi-disant « toujours déjà là » comme l’écrivait Suzanne Citron, le nationalisme rance et ses ennemis intérieurs, l’affirmation décomplexée de la « supériorité civilisationnelle de l’Europe »…
Laurence De Cock propose ensuite « quelques lignes de fuite pour une histoire scolaire émancipatrice ». Des réflexions sur une histoire « qui agirait comme tremplin d’un rapport critique au monde d’abord, puis d’une prise de conscience des élèves de leur place à occuper en tant qu’acteurs de ce même monde ».
Ouverture pluriculturelle, prise en compte de la didactique, activités intellectuelles nécessaires à l’apprentissage de l’histoire : « la mise en relation, l’interprétation et la généralisation », principe actif de la connaissance et compréhension de l’histoire…
Je souligne les propositions du collectif Aggiornamento histoire-géographie, dont par exemple, des programmes plus souples dans leurs libellés, les changements d’échelles, « pour des variations des échelles géographiques, du local au mondial, permettant de décentrer les regards », le travail sur l’historicité, le prisme des relations entre les femmes et les hommes « une grille de lecture obligatoire de l’ensemble des thématiques abordées », une plus forte présence d’une histoire économique et sociale, une histoire de l’humanité, l’intérêt pour les formes d’enseignements de l’histoire-géographie de par le monde, le questionnement rigoureux de l’épistémologie et de ses finalités, un projet plus global de refondation de l’école et des autres disciplines scolaires, la réhabilitation du « potentiel mobilisateur dans l’accompagnement d’une responsabilité politique au présent et à l’avenir », la conscientisation des rapports de domination, l’apprentissage à « sélectionner, agencer, interroger », l’importance de la formulation des questions – des pourquoi –, la distinction entre fiction et histoire, l’apprentissage du doute, la non-linéarité du passé et les possibles arborescences, les réflexions raisonnées, la place de l’« ordinaire », l’inclusivité…
En conclusion, Laurence De Cock revient sur le « dispositif malsain de politisation et d’éditocratie », les historien·nes de garde, les entrepreneur·es de réaction, les gardien·nes de tradition, les imaginaires historico-lyriques, la mise en spectacle... Elle prône « une histoire émancipatrice, débarrassée de ses oripeaux identitaires ou de sa surcharge morale et civique ; une histoire au service d’un monde plus juste et égalitaire, bâti par des acteurs et actrices anonymes, animés par la conviction qu’ils et elle sont un rôle à y tenir, eux aussi ».

Reste une question, pourquoi ne pas avoir utilisée une écriture plus inclusive ? Le point médian, l’accord de proximité, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes.