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mardi 5 novembre 2024 :: Permalien
Entretien publié dans Reporterre, le 31 octobre 2024.
Incontournable dans les luttes féministes, la figure de la sorcière compte de nombreuses idées reçues, décortiquées par l’historienne Michelle Zancarini-Fournel.
Michelle Zancarini-Fournel est historienne, notamment spécialiste d’histoire sociale, d’histoire des femmes et du genre. Dans Sorcières et sorciers. Histoire et mythes (Libertalia, octobre 2024), elle s’attaque aux idées reçues et aux inexactitudes historiques qui circulent sur la chasse aux sorcières et retrace les grandes étapes de la formation du mythe contemporain de la sorcière. Son travail est précieux pour mieux comprendre cet épisode historique et la manière dont la figure de la sorcière est devenue aujourd’hui incontournable dans les mouvements féministes.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée aux sorcières ?
Lors des manifestations de 2017, j’ai vu descendre dans la rue des jeunes féministes déguisées en sorcières, avec chapeaux noirs et pancartes « Macron dans le chaudron ». Je me suis demandé ce qu’elles savaient des sorcières et si elles avaient conscience qu’elles revendiquaient un mythe. La figure de la sorcière puissante, libre et proche de la nature si importante aujourd’hui dans les mouvements féministes est en effet complètement fantasmée, et n’a pas grand-chose à voir avec la réalité historique des personnes persécutées pendant deux siècles.
Dans votre livre, vous vous attachez à rétablir quelques vérités historiques sur la chasse aux sorcières, loin du récit qu’on en fait aujourd’hui. Quelles sont-elles ?
La chasse aux sorcières est le nom qui a été donné aux poursuites judiciaires contre les sorcières entre le XVe et le XVIIe siècles. Ces poursuites ont été menées conjointement par l’Église – le tribunal ecclésiastique de l’Inquisition était en charge des interrogatoires et de la torture – et les pouvoirs politiques, qui prononçaient les sentences.
À la fin du XIXe siècle, la féministe étatsunienne Matilda Joslyn Gage écrit, sans source, que 9 millions de personnes ont été mises à mort pour sorcellerie pendant cette période. Ce chiffre a été repris dans un certain nombre d’écrits jusqu’à devenir canonique. Cela a permis à la philosophe Silvia Federici de parler de la chasse aux sorcières comme du « cas de persécution de masse le plus important jusqu’au XXe siècle ». Il est pourtant très fantaisiste. La fourchette retenue actuellement par la majorité des historiens se situe entre 40 000 et 70 000 victimes en Europe – chiffre considérable et abominable, qu’il est inutile de centupler.
Une autre idée reçue est que toutes ces victimes étaient des femmes. Pourtant, même si 75 % des procédures visaient des sorcières, elles n’étaient pas les seules concernées. Dans le pays de Vaud (Suisse), 70 % des personnes exécutées étaient des hommes.
Enfin, il est tout à fait ahurissant pour une historienne d’entendre que les sorcières étaient des femmes puissantes. Certaines connaissaient effectivement les plantes, comme de nombreuses vieilles femmes de ces époques. Mais c’étaient souvent de pauvres vieilles femmes, dénoncées par des voisins sur la base de rumeurs.
Vous retracez aussi les grandes étapes de la création du mythe de la sorcière.
Cette figure a émergé dès le XIXe siècle sous les traits d’une femme libre. Dans le roman Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo, la bohémienne Esmeralda est indépendante, libre par rapport aux femmes de son époque et assimilée à une sorcière car elle vit en compagnie d’une chèvre. Puis l’historien Jules Michelet, dans La Sorcière (1862), la décrit comme une femme puissante, car elle défie l’Église.
À partir de 1871, les communardes sont assimilées à des sorcières. Ces femmes ne restaient pas tranquillement chez elles auprès de leur mari. Elles brisaient les normes sociales, étaient concubines, considérées comme des prostituées et des « pétroleuses ». À la même époque, on assiste à une pathologisation des sorcières à travers la figure de l’hystérique.
Quand les féministes se sont-elles emparées de ce personnage ?
Le 31 octobre 1968, jour d’Halloween, des féministes descendirent dans les rues de New York habillées de noir et coiffées d’un chapeau pointu. Le collectif W.I.T.C.H.(Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell, la Conspiration féministe internationale de l’enfer) était né. Ses membres ont mené toute une série d’actions provocatrices cette année-là : occuper Wall Street, crier dans un salon du mariage que ce dernier est une prostitution…
Comment ont-elles eu l’idée de s’intéresser aux sorcières ? En tant qu’historienne, je crois beaucoup aux conjonctures et aux micro-événements. En 1964 a été diffusé le premier épisode de la série étasunienne Bewitched. Elle a rencontré un immense succès outre-Atlantique et a été adaptée dès 1966 en France, en Belgique et en Suisse, sous le titre Ma sorcière bien-aimée. Elle a sans doute participé à la construction de la sorcière comme femme puissante dotée de pouvoirs magiques.
Il existait alors des liens intellectuels et politiques forts entre les féministes des États-Unis et l’Italie. En 1972, dans la Péninsule, on a commencé à entendre « Tremate le streghe son tornate » (« Tremblez, les sorcières sont revenues ») dans les cortèges féministes. Cette figure de la sorcière s’est diffusée en France. Xavière Gauthier a créé la revue Sorcières – Les femmes vivent en 1975, qui jetait un pont entre la révolte des femmes contemporaines et celle des femmes rebelles des XVe-XVIIe siècles – détentrices de savoirs médicinaux, accoucheuses, etc.
La figure de la sorcière a ensuite pris une importance considérable dans le mouvement écoféministe.
L’écoféminisme a pris son essor aux États-Unis, à travers de grandes manifestations antinucléaires où la figure de la sorcière – femme puissante, en lien avec la nature – émergea rapidement. En 1980, 2 000 femmes marchaient sur le Pentagone, déguisées, maquillées et munies de balais et de laines. La même année, dans son livre La Mort de la nature, la philosophe étasunienne Carolyn Merchant a fait le lien entre les condamnations de sorcières, issues d’une nature incontrôlée et menaces pour l’ordre social, et l’avènement d’une nouvelle vision portée par les révolutions scientifiques, où la nature est repensée comme une machine morte et passive exploitable sans limites.
Un an plus tard, la militante féministe Starhawk a organisé les premiers cercles et rituels néopaïens, dans le sillage de la religion néopaïenne wicca et du néodruidisme. Ces religions complètement inventées puisent dans l’histoire mythique des sorcières, avec une place importante de la nature et des pratiques telles que la ronde où l’on se tient la main par exemple.
Des livres ont aussi joué un rôle important dans la montée en popularité de la figure de la sorcière. Quels sont-ils ?
Dans Caliban et la sorcière, publié en 2004, la philosophe marxiste italienne Silvia Federici a développé une théorie mondiale très carrée sur la manière dont la chasse aux sorcières s’articulerait avec le mouvement des enclosures, le développement du capitalisme et la relégation des femmes à la procréation dans une période de déficit démographique important. Cette théorie ne tient pas la route d’un point de vue historique, mais elle a coïncidé avec la récupération de la figure de la sorcière par la lutte contre le patriarcat et est devenue une référence contemporaine.
Puis le livre Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018) de Mona Chollet est devenu un best-seller extraordinaire avec 400 000 exemplaires vendus. La journaliste y parle finalement assez peu des sorcières, mais y met en avant les aspirations et les revendications d’un certain nombre de femmes de notre époque : avoir une vie indépendante, refuser le rôle maternel traditionnel… Son titre perpétue toutefois cette image de la sorcière comme femme puissante. Mais dans l’histoire, les sorcières n’ont jamais été des femmes puissantes : ce sont des femmes vaincues, emprisonnées et qui ont dû avouer sous la torture, même si elles n’ont évidemment pas commis ce dont elles étaient accusées.
Cette figure contemporaine de la sorcière paraît en décalage avec les formes de sorcellerie qui subsistent à notre époque.
Alors même que le mythe de la sorcière s’est élaboré dès le XIXe siècle, des formes de sorcellerie ont subsisté au XXe siècle. En 1969-1970, dans le cadre d’une étude ethnographique dans le bocage normand, la chercheuse Jeanne Favret-Saada fait état de rumeurs sur l’existence de sorciers – des hommes, en l’occurrence – responsables de maladies dans les troupeaux, etc. Les femmes, elles, tirent les cartes pour prédire l’avenir. Dans les Antilles, les « dormeuses » sont réputées appeler l’amour et la guérison grâce aux plantes, et les « quimboiseurs » pratiquer la magie noire.
Des camps de sorcières existent encore au Ghana et en Zambie. Les femmes qui y ont trouvé refuge ont été, pour diverses raisons, accusées de sorcellerie et exclues de leur village, poursuivies et menacées de mort parce qu’elles ne correspondaient pas aux normes sociales, qu’elles ont eu des attitudes qui n’ont pas plu ou tout simplement parce qu’on voulait s’emparer de leurs terres. Ce même phénomène existe en Inde. Dans Féminicides (de Christelle Taraud) est rapporté le témoignage d’une femme accusée de magie noire et attaquée à coups de hache qui a ouvert un refuge pour les femmes persécutées comme elle.
Pourquoi vous semble-t-il si important de rétablir la vérité historique concernant la chasse aux sorcières ? Ce mythe n’a-t-il pas une fonction émancipatrice pour de nombreuses femmes ?
Le mythe participe à l’histoire. Il existe, on ne peut pas l’effacer comme ça. Ce qui donne de la force à cette figure complètement inventée de la sorcière, c’est cette volonté de se battre contre les violences faites aux femmes, encore plus puissante après le mouvement #MeToo. Mon propos n’est pas de condamner les féministes qui le mettent en avant. Je suis féministe, j’écris sur le féminisme, je pense évidemment qu’il faut lutter contre ces violences.
Mais il faut essayer de tenir les deux bouts ensemble : au « réel historique », comme l’appelle l’historien Pierre Vidal-Naquet – la chasse aux sorcières telle qu’elle s’est passée selon des historiens sur la base d’archives et de preuves –, aux mythes et à ce qu’ils nous disent des femmes d’aujourd’hui. C’est ce que s’attache à faire le mémorial de Steilneset en Norvège, qui rend hommage aux 91 personnes exécutées à l’issue du procès des sorcières de Vardø. Il combine la présentation de sources originales et une installation de l’artiste Louise Bourgeois, un siège en feu encadré de grands miroirs, qui exprime une immense peine et des sentiments très forts.
Propos recueillis par Émilie Massemin