Le blog des éditions Libertalia

Plutôt couler en beauté dans Marianne

lundi 13 janvier 2020 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

paru dans Marianne, 13 décembre 2019.

Nous vivons une époque paradoxale. Les progrès de la science et des techniques permettent de produire plus de richesses que jamais. L’humanité dispose désormais des moyens qui permettent à tous les hommes qui la composent de s’accomplir.
Or à quoi assistons-nous ? La planète Terre est en péril. Réchauffement climatique, dette écologique, disparition de nombreuses espèces, menaces sur les équilibres des écosystèmes. En même temps, le capitalisme financier exulte en déconstruisant méthodiquement les services publics et les solidarités redistributives. L’individualisme au mépris du lien social, la volonté obsessionnelle de parvenir « parce que je le vaux bien », s’accommode d’îlots de pauvreté, de misère. Anticipant la mondialisation capitaliste, Marx disait qu’elle allait noyer l’humain dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Et il faisait remarquer que le capitalisme épuise la Terre autant que le travailleur. Nous y sommes, en une sorte d’effondrement où se lient la catastrophe écologique et la destruction de la justice sociale.
C’est d’une telle situation que traite le remarquable ouvrage de Corinne Morel Darleux, joliment intitulé Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia).
L’auteure le fait de façon originale, avec un grand bonheur d’expression : « J’ai envie d’un livre d’intuitions qui donne à penser tout en laissant des espaces de liberté et de fiction. » C’est réussi. Son livre n’a que 100 pages, mais quelle richesse thématique !
À la fois poétique et philosophique, sensible et rationnel, il mêle récits et réflexions à la première personne. Quelle vie voulons-nous vivre ? La question interpelle le lecteur sans le brusquer, mais sans transiger avec le souci de lucidité. Elle cite René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

« Homme libre toujours tu chériras la mer »

Le livre s’ouvre sur une sorte de récit parabole. Le navigateur Bernard Moitessier est en train de gagner une course autour du monde, et, au moment de s’engager dans la dernière étape avant la victoire, le prix et la gloire, le voilà qui change de route. Cap vers le Pacifique. Une conversion, au sens strict : prendre la direction opposée. Vers une autre vie. « Un pas intérieur », écrit Corinne Morel-Darleux.
Bien des objections pourraient être faites à ce choix. Mais elles n’ont pas de poids quand il s’agit de choisir sa vie, son mode d’accomplissement. L’argent, la gloire, la concurrence d’une société si affairée qu’on en oublie de vivre, inversent moyens et fins. De cette société, « parvenir » est le maître mot.
Moitessier ne reviendra pas dans cette société-là, si peu sociale et si peu attentive à la nature.
La mer est devenue son élément, comme l’est le grand tout de la nature dont chaque être humain est une partie. Corinne Morel Darleux cite Spinoza, qui rejette la superstition de l’abstinence : la diversité des plaisirs va de pair avec la juste mesure, opposée à l’ubris. « Rien de trop. » Le cosmos est ordre et mesure, et l’humanisme naturaliste se met en phase avec lui. Le peu et le mieux sont aux antipodes d’une économie déshumanisée, qui juxtapose l’opulence et la misère. « Pas d’écologie intérieure sans conscience de classe. » La formule est parfaite, elle résume l’écosocialisme.

À l’horizon, une vie en société, certes. Mais aussi en nature où l’homme se découvre partie d’un tout qui ne fait pas que le nourrir et l’héberger. L’osmose organique avec l’élément nature a quelque chose de sensuel et d’irremplaçable. Une source de vie que Bachelard analysa comme une poétique des éléments. L’eau, l’air, le feu, la matière polymorphe, composent le monde dont nous sommes partie prenante mais aussi partie pensante, responsable, appelée désormais à l’urgence d’une inévitable refondation. Celle-ci devra mêler la justice sociale et la refonte écologique, comme le suggère si bien la notion d’ « écosocialisme ».

À la croisée de l’humanisme et du naturalisme.

La conscience de l’effondrement qui nous guette si nous ne réagissons pas ne se fonde pas sur une observation extérieure à son objet, mais sur une intuition intime où la nature se fait conscience de soi en moi.
Pour l’heure, sachons vivre le présent, le seul temps qui nous appartienne. Carpe Diem. Épicurienne, Corinne Morel Darleux l’est pour « toutes et tous ». Le « rien de trop » devrait s’appliquer au plus vite à ceux qui regorgent du superflu.
« Notre société déborde de trop plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. »
Le livre de Corinne Morel Darleux fera date.

Henri Pena-Ruiz