Éditions Libertalia
> Blog & revue de presse
> Panaït Istrati dans Les Lettres françaises
vendredi 22 février 2019 :: Permalien
Paru dans Les Lettres françaises, janvier 2019.
À la nuit tombée, Adrien Zograffi part avec son oncle couper les roseaux dans les marécages du delta du Danube : « De temps en temps, des vols d’oies et de canards sauvages, dénichés et épouvantés dans leur sommeil par cette visite nocturne, prenaient l’air avec de grands battements d’ailes. Au clair de lune, Adrien les contemplait avec émotion ; une forte envie le prenait de leur crier : “Prenez-moi aussi avec vous !” »
Ce vertige que lui donne l’horizon, c’est cela qui va le rapprocher de Codine, un colosse, redoutable et rebelle, bouleversé par l’amitié de cet enfant comme lui épris d’absolu et de liberté. Lorsque Codine emmène Adrien chasser les oies sauvages, le jeune garçon est submergé par l’envie de se jeter à l’eau : « La vaste étendue d’eau frémissante sous la lune et bordée de rives mystérieuses me faisait croire que la terre avait subi un nouveau Déluge et que nous étions les seuls êtres restés vivants au monde. »
Cet appel de l’ailleurs, du large, a le même caractère impérieux que celui que décrit le Marius de Marcel Pagnol : « Ce n’est pas moi qui commande… Lorsque je vais sur la jetée, et que je regarde le bout du ciel, je suis déjà de l’autre côté. Si je vois un bateau sur la mer, je le sens qui me tire comme avec une corde. » Adrien comprend que cette fièvre ne s’éteindra pas. À la mort de Codine – une fin violente, atroce, inéluctable, – Adrien part à son tour.
Codine appartient au cycle des aventures d’Adrien Zograffi, « oiseau voyageur », « amant de la Méditerranée », double littéraire de son créateur, Panaït Istrati, auteur roumain qui a toujours écrit en français. (Istrati a appris le français par ses propres moyens, en côtoyant les grands auteurs, et l’on ne peut qu’admirer la maîtrise que cet autodidacte en a acquise.) Codine constitue le point de départ de cette saga inspirée de la vie vagabonde d’Istrati, écrivain nomade dont les périples représentent plus une quête de liberté et de poésie que d’action.
Panaït Istrati, figure célèbre de la littérature « prolétarienne » des années 1920-1930, avait sombré dans un certain oubli, pour des raisons essentiellement politiques. C’est sa connaissance intime de la misère et de l’injustice qui l’avait mené au communisme. Un voyage en URSS sonna la fin de ses illusions. Sa critique du régime lui valut de rudes attaques et l’amena à rompre douloureusement avec d’anciens amis. Mais l’antisoviétisme qu’il développa par la suite s’accommoda assez bien de son goût de la liberté, qu’il plaçait au-dessus de tout. Il n’est sans doute pas un hasard que ce soit aujourd’hui des maisons d’édition de tendance libertaire qui le ressortent de ce purgatoire immérité : L’Échappée a republié Méditerranée à l’été 2018, et Libertalia vient de faire reparaître son Codine en fin d’année dernière.
Dans notre monde où les frontières se resserrent, il est bon d’entendre à nouveau la voix d’Istrati, éternel exilé à la recherche de l’Autre : « Quand tu seras grand, je ne serai plus qu’un souvenir pour toi. Sache donc ceci : l’étranger est une ombre qui porte son pays sur le dos. Cela ne plaît pas aux patriotes et c’est pourquoi l’étranger est partout un homme de trop. »
Sébastien Banse