Le blog des éditions Libertalia

Abolir la contention dans la revue Commune

mercredi 4 octobre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans la revue Commune le 12 septembre 2023.

Mathieu Bellahsen,
un psychiatre en lutte contre la contention

Mathieu Bellahsen est psychiatre. Pendant dix ans, il a contribué à faire vivre, en tant que chef de service à l’hôpital d’Asnières-sur-Seine, une expérience inspirée de la psychothérapie institutionnelle. Grâce au lien entre les patients et les soignants, à l’existence de clubs thérapeutiques, de groupes d’entraide mutuelle et de médias communs, des limites étaient mises au pouvoir des soignants comme à celui de l’administration. Les contentions étaient prohibées et le recours aux chambres d’isolement limité.

En 2020, au début de la crise sanitaire, cette expérience fut mise à mal. Sur décision administrative, les patients n’étaient pas seulement enjoints à s’isoler dans leur chambre comme n’importe quel citoyen, mais enfermés de l’extérieur. Mathieu Bellahsen dénonçait la confusion entre confinement sanitaire et isolement psychiatrique. Il remettait en cause le mythe de l’irresponsabilité des patients de la psychiatrie, qui pour certains étaient hospitalisés de leur plein gré et capables de respecter les mesures relatives au confinement. Il alertait la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui confirmait ses observations. Peu après, des témoignages anonymes accusaient Mathieu Bellahsen de harcèlement, et sa chefferie de service lui était retirée. Dans un tract, le syndicat Sud Santé écrivait : « Les reproches à l’encontre de ce médecin, mis en avant par la direction, seraient des conflits dans son service liés au travail et antérieurs à la saisie de la CGLPL [contrôleuse générale des lieux de privation de liberté]. Mais à l’évidence ce qui a entraîné le courroux et l’acharnement de la direction est bien qu’il ait défendu les patient·es contre un abus de pouvoir bureaucratique, conduisant à une dérive grave qui devait être dénoncée. »
Dans ce contexte, Mathieu Bellahsen et l’ensemble de ses collègues psychiatres ont fini par quitter le service. Il travaille aujourd’hui dans une association chargée de l’écoute de la souffrance étudiante. Dans Abolir la contention, qu’il vient de faire paraître aux éditions Libertalia, il affirme que l’ouvrage ne pourrait exister s’il exerçait encore « une responsabilité clinique et thérapeutique directe avec des personnes hospitalisées. De ce livre, elles feraient les frais, dans leurs chairs ; mécanique de la répression hospitalière ».
Dans Abolir la contention, nous entendons plusieurs voix. En préambule, nous lisons les témoignages de personnes marquées par le fait d’avoir été attachées à leur lit. Nous imaginons les traumatismes, les flashbacks, la réminiscence d’un viol subi, la douleur de ne pas pouvoir contrôler son propre corps. Souvent, l’expérience débouche sur la honte d’être renvoyé au stéréotype du fou. La défiance envers les soignants est parfois une conséquence. Plus loin, le psychiatre s’appuie sur son expérience, il raconte comment il a pu entrer en communication avec des patients délirants. Il fait l’histoire de la psychiatrie, de ses ouvertures et de ses renfermements, il analyse les discours et les représentations qui forment aujourd’hui une culture de l’entrave.
Mathieu Bellahsen rappelle que 22 personnes sont mortes du fait des contentions en Allemagne entre 1997 et 2010 (11 par strangulation, 8 par compression thoracique et 3 pour être restées trop longtemps tête en bas). Selon une étude datant de 2022, aux États-Unis, 79 enfants sont morts ces 26 dernières années pour les mêmes raisons. Pourtant, il n’existe pas de fatalité, et l’usage contemporain des ceintures fixant la taille à un matelas, des sangles servant à attacher les chevilles et les poignets, tout cela résulte de conditions historiques. Avant d’être le nom d’un système de contention, Pinel est celui d’un médecin né en 1745, qui, en affirmant après la Révolution française que les fous pouvaient être soignés, a contribué à faire évoluer les asiles. Il est aujourd’hui considéré comme un précurseur de la psychiatrie. Selon Mathieu Bellahsen, « le mythe de “Pinel déchaînant les aliénés” indique une brèche dans la culture dominante au moment de la Révolution française ».
Au XXe siècle, à partir des années 1960, le développement de la psychiatrie de secteur a permis que de multiples initiatives apparaissent dans les communautés de soin : associatives, culturelles, artistiques, de travail. Après mai 68, la psychiatrie française a pu s’émanciper de la neurologie. La psyché n’était plus réduite à des mécanismes cérébraux, pas plus que le patient n’était confondu avec son diagnostic. Les psychiatres progressistes insistaient sur le fait qu’il ne peut exister de soin sans relation, sans consentement, aussi délirante puisse être la personne soignée.
À l’ouverture des hôpitaux à partir des années 1970, à la critique du système asilaire, a succédé au tournant du millénaire, dans le sillage des discours sécuritaires et de la réorganisation néolibérale des hôpitaux, le retour des contentions. L’imaginaire sécuritaire est global, et Mathieu Bellahsen dresse un parallèle entre l’évolution de la psychiatrie et la construction de murs aux quatre coins de la planète. Alors qu’on n’en comptait que six dans le monde en 1989, ce sont aujourd’hui une soixantaine de murs sécuritaires qui séparent les populations. En psychiatrie, les hôpitaux ouverts sont aujourd’hui l’exception : « Les murs créent une distance physique redoublée d’une distance “sociale” et psychique. Les professionnels peuvent regarder à travers le hublot de la chambre d’isolement ou l’écran de télésurveillance, ils peuvent entendre les cris en passant à côté de la chambre ou par un dispositif de transmission audio, parfois, ils peuvent parler par l’interphone sans même se déplacer. Les personnes isolées voire attachées entendent une voix venant du plafond qui, trop souvent, leur dit “calmez-vous”, “on arrive”, sans arriver vraiment. Un effet d’emmurement des relations humaines est là, légitimant un nouvel apartheid psychiatrique entre “eux, elles” et “nous”. »
Pour Mathieu Bellahsen, en psychiatrie, « l’étau se resserre entre des discours qui se veulent ouverts sur la déstigmatisation et l’inclusion des usagers, et une pathologisation, un contrôle, bien réels, des faits et gestes des personnes les plus en souffrance ». Puis, plus loin : « Pendant dix ans, grâce à un collectif de soins, j’ai pu me passer de contention mécanique au sein d’un secteur de psychiatrie adulte, comme 15 % des services de ce pays. Mais aujourd’hui, la défiance se porte sur les lieux de soins et les équipes qui font ou tentent de faire sans contention mécanique. Ils sont mis en accusation. Ils ne seraient ni réalistes ni “pragmatiques”. Ces équipes ne recevraient pas les mêmes patients que les autres. Elles mettraient en danger les professionnels, elles feraient de l’idéologie, “de la politique”. La même rhétorique a cours pour les pratiques de prescriptions médicamenteuses raisonnées. Pour inverser la charge de la preuve, les arguments fleurissent. »
Face aux dénonciations des violences psychiatriques, se développent une culture de la contention, un entraînement à soumettre les corps et une description du patient comme, au choix, passif ou dangereux. Aussi, les lois encadrant l’usage de la contention ont accompagné le recours à cette pratique. Encadrer une action « n’est en rien synonyme de la limiter ou de s’en passer. C’est même souvent l’inverse qui se produit : encadrer peut légitimer. » En outre, la contention est dorénavant définie comme un soin. Mathieu Bellahsen observe qu’il a fallu pour cela redéfinir l’acte de soigner. Il fait l’histoire de cette évolution, de « l’obligation de soin » faite aux toxicomanes dès les années 1970 aux « injonctions thérapeutiques » prononcées à partir de 1998 par les tribunaux pour les auteurs d’infractions sexuelles, aujourd’hui étendues à l’outrage à agent en état d’ébriété, à la conduite en état d’ébriété, etc. En parallèle, la numérisation facilite la surveillance, assurée via la montre qui alerte des perturbations du sommeil, ou par un neuroleptique connecté informant d’une non prise du médicament. Pourtant, comme l’observe Mathieu Bellahsen, se soumettre à une forme de contrôle, être présent dans un lieu, faire signer une attestation, prendre des médicaments parce qu’on y est contraint, rien de cela ne constitue une relation de soin.
La culture de l’entrave met à distance les corps, réduit l’empathie envers les patients et naturalise les troubles psychiques. Mathieu Bellahsen écrit notamment : « Une des croyances entretenant cette essentialisation touche au délire et aux hallucinations. Ils ne signifieraient rien, ils seraient la résultante d’un cerveau dysfonctionnel avec des déficits cognitifs, neuronaux, cérébraux, génétiques, des déséquilibres en neurotransmetteurs. Les soins seraient là pour stopper le délire, diminuer puis arrêter les hallucinations. Les dernières thérapeutiques médicamenteuses sont d’ailleurs qualifiées “d’antipsychotiques” après avoir été parées de vertus “antidélirantes” et “anti-hallucinatoires”. En ciblant le fonctionnement psychotique et ses symptômes, cette croyance occulte le travail central de la personne et des professionnels qui l’accompagnent : donner du sens au délire et aux hallucinations. »
En même temps que la psychiatrie souffre d’une vision quantitative et se trouve réduite à des « actes », la vie psychique est résumée au fonctionnement d’un organe. Le cerveau est le lieu d’un nouveau savoir, et sa gestion un enjeu de pouvoir. Pourtant, « en dépit des promesses messianiques sur la future découverte des zones du cerveau et des gènes responsables des troubles psychiatriques, aucune n’a pour le moment transformé concrètement et en profondeur la prise en charge des personnes ».
En conclusion de son livre, Mathieu Bellahsen mentionne des exemples alternatifs, des formes de soin psychique dans lesquelles la contention a été abolie ou limitée. En 1932, en Islande, le docteur Helgi Tómasson brûlait dans un four menottes, camisoles et contentions physiques. Il envoyait la dernière paire de menottes au Parlement islandais, tout en demandant une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux. L’abolition des contentions était par la suite entérinée, et le nombre de soignants augmentait. Mathieu Bellahsen nuance cependant cette corrélation, en précisant qu’en Islande, c’est seulement pendant les vingt-quatre premières heures de l’hospitalisation qu’un soignant est chargé à temps complet de veiller sur un patient.
En Norvège, un hôpital d’Oslo a mené une expérimentation de 2012 à 2017. L’usage des contentions mécaniques a été réduit de 85 %, et, lorsqu’elles semblaient tout de même nécessaires aux soignants, la durée de leur usage a été raccourcie. La suppression du matériel de contention mécanique a rendu nécessaire une nouvelle formation des équipes, ainsi que la mise en place de temps de réunion et d’échange. Les violences des patients contre le personnel ou contre eux-mêmes n’ont pas augmenté, pas plus que les coûts de fonctionnement de l’hôpital.
L’argument du manque de moyens, souvent invoqué par des soignants pour expliquer voire justifier l’augmentation du recours à la contention, est mentionné pour la première fois aux deux tiers du livre. Si, à rebours de la politique actuelle, l’augmentation des moyens et des effectifs dans les hôpitaux est nécessaire, elle ne saurait être suffisante. Différentes conceptions du soin s’affrontent. À propos des expériences d’abolition ou de limitation du recours à la contention, « historiquement, les pays à la pointe du recensement se trouvent en Europe du Nord (Suède, Norvège, Finlande, Danemark). Ces équipes sont issues de pays qui se posent des questions plus générales que celle de la contention, notamment la décroissance médicamenteuse (Norvège) et l’ouverture à des accompagnements plus relationnels que chimiques (open dialogue) ».
Dans les dernières pages de l’ouvrage, Mathieu Bellahsen résume et défend quelques principes : l’évaluation des méthodes aujourd’hui utilisées, la lutte contre les stéréotypes concernant la folie, la défense de contre-pouvoirs face aux autorités médicales et administratives, la possibilité de faire vivre une pluralité d’expériences, d’institutions et de formes de soin. En France, l’actuelle réforme des autorisations en psychiatrie vise à empêcher le séjour de personnes hospitalisées sous contrainte dans les hôpitaux qui ont choisi de ne pas mettre en place de chambres d’isolement. Face à la répression ou à la marginalisation des collectifs de soin qui tentent de résister aux logiques sécuritaires et managériales, Mathieu Bellahsen insiste sur la nécessité de défendre les îlots de résistance, et d’œuvrer à leur mise en réseau. Il mentionne notamment le site internet Une si belle folie, le collectif pour la liberté d’expression des autistes, le groupe d’entraide mutuelle l’Antre 2, les associations HumaPsy, Zinzin Zine et Comme des fous, le collectif Soinsoin de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, le collectif Psypsy situé à Faux-la-Montagne (sur le plateau de Millevaches). Comme il l’écrit lui-même en conclusion : « Instituer à partir des paroles contraires et contrariées, des pratiques minoritaires, antivalidistes, tel est l’enjeu des psychiatries critiques à venir. »

Vivian Petit

Prisonnier de Jérusalem dans L’Humanité

jeudi 28 septembre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans L’Humanité du 28 septembre 2023).

Salah Hammouri,
un combattant de la liberté

L’avocat franco-palestinien, qui a connu les geôles israéliennes, raconte aujourd’hui dans un livre d’entretiens son chemin de prise de conscience et d’engagement.

Salah Hammouri, né en 1985, n’a pas 40 ans et une vie pourtant déjà fournie, faite de résistance et d’expérience de l’occupation. Né d’un père palestinien et d’une mère française, natif de Jérusalem, il a très tôt découvert l’arbitraire d’une armée coloniale dont la principale tâche consiste à éradiquer la moindre opposition, la moindre velléité d’expression nationale palestinienne. Le combat des Palestiniens, peuple qui vit encore sous occupation, est un long chemin vers la liberté, comme le disait Nelson Mandela, tout acquis à cette cause.
Les lecteurs de L’Humanité savent combien Salah Hammouri a payé un lourd tribut, parce que Palestinien voulant vivre debout, dans la dignité. Si l’histoire met toujours du temps à le reconnaître, l’utilisation du mot « terroriste » par une force occupante désigne souvent les combattants de la liberté, ceux pour qui il vaut mieux mourir que de vivre à genoux. Ce combat, Salah Hammouri le poursuit aujourd’hui en France et dans le monde, mais plus dans son pays, la Palestine. Le 17 décembre 2022, il a été, comme il le dit, « déporté » de Palestine, sorti de sa prison, ligoté comme un animal qu’on fout dans une bétaillère puis emmené à Paris sous escorte policière israélienne.
À l’aéroport de Roissy, des centaines de personnes l’attendaient pour lui manifester leur solidarité, leur amitié et leur disposition à continuer la lutte anticoloniale à ses côtés. « Mon combat continue, je ne lâcherai jamais la Palestine, nous avons le droit de résister », déclare-t-il alors. Au grand dam des autorités israéliennes, qui pensaient pouvoir l’expulser discrètement et en finir une bonne fois pour toutes avec le dossier Hammouri. C’était mal connaître l’homme, le combattant. Une marque israélienne de mépris mais finalement de faiblesse.

Jeune leader, il lit pour comprendre

Salah Hammouri vient de publier un livre d’entretiens, Prisonnier de Jérusalem, dans lequel il ne raconte pas seulement son parcours, mais également son éveil, très jeune, à la réalité de l’occupation. Dans son ouvrage sous-titré Un détenu politique en Palestine occupée, celui qui est devenu avocat explique ainsi comment, à l’âge de 7 ans, il accompagnait ses parents pour rendre visite à un oncle incarcéré que, la première fois, personne n’avait reconnu tant il avait été torturé. « J’étais gosse, je ne me rendais pas compte de la gravité de la situation […] C’étaient mes tout premiers contacts avec l’univers carcéral. »
En décembre 2000, au début de la seconde Intifada, il a 15 ans, il est blessé par une balle israélienne dans la rue, sans raison. La conscience politique se forge aussi dans les prisons où Salah entre pour la première fois en 2004 comme leader étudiant. Il lit pour comprendre et donner un sens politique à son combat, s’engage toujours plus. Il ne cessera pas. « Pour moi comme pour beaucoup de mes camarades, la prison est devenue un défi : plus ils ont essayé de me faire plier, plus j’ai concentré mes forces à rester fidèle à mes convictions ».
À lire absolument.

Pierre Barbancey

Trans* dans Le Monde des livres

vendredi 22 septembre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Monde des livres du 21 septembre 2023.

Dans ce texte paru en 2018 aux États-Unis, c’est par le terme symbole « trans* » que Jack Halberstam, professeur de littérature et d’études de genre à l’université Columbia (New York), entend désigner, non pas simplement les personnes trans, mais bel et bien « tous les modes de corporéité de genre » et les différentes « politiques de transitivité ». Loin de la notion d’identité, loin des récits médicalisés, c’est ici la culture nord-américaine, les livres, les films, les séries et les chansons, qui permettent de retracer l’histoire non linéaire des existences trans. Au fil de ces « expérimentations avec le genre et la corporéité », de Prince à Paul B. Preciado en passant par les Monty Python et Judith Butler, se découvrent la possibilité d’« outrepasser les formes culturelles quand elles se révèlent obsolètes », mais aussi et surtout la liberté d’« imaginer les corps autrement ».

 So. Be.

Mathieu Bellahsen présente Abolir la contention

jeudi 21 septembre 2023 :: Permalien

Mathieu Bellahsen présente son livre Abolir la contention. Sortir de la culture de l’entrave à la Maison Perchée, Paris, le 16 septembre 2023.

Magali Jacquemin dans Le Café pédagogique

vendredi 8 septembre 2023 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié dans Le Café pédagogique, le 6 septembre 2023.

Magali Jacquemin est professeure des écoles dans une école élémentaire REP+ du nord parisien. Elle signe un livre sur l’enseignement de l’Histoire Des élèves à la conquêtes du passé édité chez Libertalia, dans la collection N’autre École coordonnée par le collectif Questions de classe(s) auquel elle appartient. Elle répond aux questions du Café pédagogique.

Quel intérêt de l’enseignement de l’histoire ?

Ce que je tente de montrer dans mon livre, Des élèves à la conquête du passé. Faire de l’histoire à l’école primaire, c’est que l’enseignement – ou plutôt la pratique – de cette discipline comporte un double intérêt pour les élèves et pour leur avenir. Il s’agit en fait d’une double émancipation. La première émancipation par la pratique de l’histoire consiste à permettre aux élèves, par un processus d’identification notamment, de conscientiser un certain nombre de rapports sociaux, d’enjeux, afin de pouvoir agir ensuite dessus et transformer. La seconde consiste en une émancipation intellectuelle, en cela que la pratique de la méthode historique de référence, distanciée, scientifique et minutieuse, constitue un excellent laboratoire pour la construction de la pensée, d’un savoir authentique et autonome. D’ailleurs, il est faux de penser que l’objet de l’enseignement de l’histoire tel qu’il se pratique actuellement consiste uniquement à apprendre des dates – et des définitions, des grands noms – par cœur. La plupart des activités pédagogiques conçues dans les classes repose sur de l’étude de documents. Mais, dans le choix qui est fait, dans les questions qui sont posées aux élèves dans les manuels, le risque est de rester dans un savoir préfabriqué, en l’absence d’une pensée propre des enfants qui seraient auteurs et autrices de leurs propres savoirs. C’est pourquoi il faut aller plus loin selon moi pour parvenir à l’émancipation des élèves. Et ceci passe par le fait d’autoriser les élèves à se lancer dans des projets en histoire qui leurs sont propres, de leur donner accès à des documents nécessaires à la résolution de leurs questionnements et non pas l’inverse.

Votre manière d’enseigner cette discipline semble loin de la vision présidentielle. Pour vous pas de roman national et pas d’enseignement chronologique linéaire. Quelle est votre démarche ?

Comme je le montre en introduction dans le livre, je commence toujours l’année par demander aux élèves « À quoi ça sert de faire de l’histoire et pourquoi on en fait à l’école ? » Le but de cette question pour démarrer est justement de permettre aux élèves de sortir des carcans qui très tôt leur semblent imposés dans cette discipline. À mon sens, nous ne sommes pas là pour dispenser un roman national préconstruit et vecteur d’un discours sur la nation choisi par le politique. Nous sommes là pour permettre aux élèves de se construire des repères, de se questionner, chercher, confronter et apprendre à formuler des hypothèses, des réponses transitoires, puis du savoir, le plus authentiquement possible. À partir de cela, la chronologie n’est pas forcément « enseignée » de manière linéaire dans la classe, elle se construit, au gré de nos recherches. Je nomme cela la « Chronologie vivante », qui est vide au début de l’année. Très vite, cette « chronologie vivante » devient un objet incontournable de la classe, où l’on pose, en bas, les repères de ce que l’on pourrait nommer la « grande histoire » et, en haut, les découvertes qui appartiennent aux projets de la classe et relèvent souvent de la micro-histoire, avec y compris la date de naissance de la maîtresse ou de telle grand-mère de tel élève. Les choses n’apparaissent pas dans l’ordre mais au fur et à mesure, parce qu’on les a découvertes et comprises ou parce qu’on en a eu besoin.

Vous évoquez aussi un enseignement qui raconte la « manière de vivre » des classes populaires à chaque période. Pourquoi ?

Dans nos classes, nous avons des enfants issus des classes populaires, souvent racisés. Nous n’avons pas devant nous des lignées issues de la noblesse. L’histoire des classes populaires documente l’histoire de la majeure partie de la population, celle des familles de nos élèves et des quartiers / lieux dans lesquels ils et elles évoluent au quotidien. C’est donc cette histoire qui doit avoir toute sa place à l’école. En travaillant sur l’histoire des classes populaires ou sur celle en lien avec leurs origines et trajectoires de vie – migrations, guerres, etc., c’est là que nous permettons aux élèves, par un processus d’identification, de s’émanciper par la conscientisation. À l’école, si l’on ne fait l’histoire que des dominants et que l’on passe sous silence l’existence des dominés, alors cet enseignement est désincarné et écrase. Il laisse à penser aux enfants que seuls les dominants, les rois, les empereurs et autres présidents sont à même d’agir et de faire évoluer le monde.
Sur notre chronologie, si l’on place les noms des rois, des empereurs, etc., si l’on nomme les différentes étapes du royaume de France et de ses régimes politiques, c’est pour comprendre comment tout ceci travaille avec les populations qui se succèdent. Pour parvenir à cela, je montre dans le livre différentes techniques, qui viennent de la pédagogie Freinet et puisent ensuite leurs sources dans la méthode historique de référence. En pédagogie Freinet, il s’agit dans la classe de partir de la vie, de ce qu’apportent les enfants à l’école pour chercher, tâtonner et permettre ainsi aux élèves de se rendre auteurs et autrices de leurs propres savoirs. En histoire, j’utilise ainsi la pratique de l’exposé, où les élèves sont amenés à effectuer des recherches sur un thème, un pays de leur choix et à les transmettre ensuite au groupe. C’est ainsi que, régulièrement, les questions liées aux colonisations sont abordées à partir de recherches sur les pays d’origine des familles des enfants. Je fais aussi pratiquer aux élèves ce que l’on nomme en pédagogie Freinet l’Étude du milieu. Cela consiste à trouver, dans le quartier, des traces du passé pour les interroger et reconstituer l’histoire de notre lieu et de ses habitants.

Et les programmes dans tout ça ?

Cela peut sembler être une vraie question. Ceci dit, en réalité, si l’on regarde de près la manière dont sont actuellement énoncés les programmes scolaires pour l’enseignement de l’histoire en primaire, l’on constate que cela laisse une grande liberté d’action pédagogique pour les enseignants et pour les élèves. Et c’est tant mieux. Dans les programmes de 2016, on trouve d’abord un volet que je qualifierais de méthodologique, qui coïncide bien avec la méthode de référence de l’historien. Le Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 30 juillet 2020, confirme que l’enseignement de l’histoire ne se vise pas une connaissance linéaire et exhaustive.
Dans les méthodes et outils que je présente au fil du livre, on peut se dire que j’applique à la lettre les programmes encore en vigueur en cette rentrée. On trouve aussi des repères de moments historiques à enseigner. Ceux-ci sont thématiques et laissent ainsi de grandes possibilités de choix. Si l’on prend l’exemple de la Révolution industrielle, dont je parle beaucoup dans le livre, je suis complétement raccord avec les programmes de la classe de CM2. Quand je traite cette partie du programme en faisant faire aux élèves de l’étude du milieu et en étudiant ce qui s’est passé dans leur quartier parisien à ce moment-là, je traite le programme, par la microhistoire, concrète et ancrée dans le réel des enfants. Je montre dans le livre comment et pourquoi, dans ce protocole venu de la méthode naturelle imaginée par les Freinet, mon travail d’enseignante consiste aussi à donner aux élèves ce que je nomme des « leçons intercalaires », qui leur fournissent des connaissances et des repères historiques généraux, mais qui sont là, non parce que ce sont les directives ministérielles mais parce que la classe en a besoin à ce moment-là de son travail en histoire. Il est certain que, certaines années, tous les thèmes au programme ne sont pas traités à fond.
Mais j’estime que l’enjeu principal de l’enseignement de l’histoire à l’école primaire est bien la pratique sociale de sa méthode de référence, celle des historiennes et historiens, par les enfants. N’oublions pas que, de toute façon, toutes les périodes, tous les thèmes seront revus et revus au collège, puis au lycée.
Alors, en faisant de l’histoire à l’école primaire, apprenons d’abord à construire sa pensée et à produire du savoir réellement scientifique.

À un moment où le ministre évoque un changement de programme, un enseignement chronologique, une forme de retour au roman national, que lui suggèreriez-vous ?

Je ne sais pas si j’ai des choses à suggérer au gouvernement en particulier au sujet de l’enseignement de l’histoire. Plutôt des demandes, demandes qui seraient tournées vers ce que doivent être l’école et l’acte d’enseigner. Il s’agit pour nous, enseignantes et enseignants, de donner aux élèves les clés pour accéder à l’élaboration d’une pensée construite, éclairée et critique. Cela demande que l’on dote nos élèves d’outils. Des repères, évidemment, mais aussi et surtout des méthodologies de lecture, de recherche, de réflexion et d’élaboration. Comme je le disais, l’enseignement de la pratique de l’histoire est pour cela un excellent laboratoire. Je demanderais donc au gouvernement de stopper immédiatement ses injonctions en matière d’enseignement de cette discipline. Derrière les déclarations gouvernementales qui annoncent la volonté d’une histoire enseignée chronologiquement, peuplée de grands textes qui seraient tous les mêmes pour tous les élèves et cette volonté de refonder les programmes scolaires de la discipline, on cerne bien qu’il s’agit de l’instrumentaliser politiquement, pour produire un discours unique et figé, au service d’une vision bien particulière de la nation et de son unité.

Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda