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mardi 30 novembre 2021 :: Permalien
Publié dans Le Monde diplomatique, décembre 2021.
En 1915, l’ex-vagabond Jack London est devenu une idole du monde prolétarien, un propriétaire passionné par les nouvelles méthodes d’élevage et un écrivain dont les récits sur l’aventure des chercheurs d’or et la vie psychique des animaux séduisent parfois plus que les paraboles sur l’écrasement de la classe ouvrière (Le Talon de fer). Le Vagabond des étoiles, qu’il publie un an après le début de la guerre en Europe, trace un chemin intime où, d’une façon vertigineuse, les certitudes anciennes sont battues en brèche par un étrange attrait pour des formes de pensée peu orthodoxes. Il nous est donné ici à lire dans une nouvelle et belle traduction de Philippe Mortimer, qui fuit tout anglicisme dans sa passion du concret et dont les notes reconstituent le contexte idéologique. Le Vagabond des étoiles n’avait pas été retenu dans l’édition des Romans, récits et nouvelles de la Pléiade, sans doute parce qu’il semblait un peu trop différent…
Dans son cœur, il est l’un des plus beaux textes jamais écrits sur l’emprisonnement et sur le martyre du prisonnier. Son narrateur, Darrel Standing, incarcéré à la prison de San Quentin, a été jugé pour meurtre. Mais, alors qu’il a fini sa peine, il reste enfermé pour une rixe avec un gardien et une accusation imaginaire : il ne voudrait pas livrer le secret d’une cache de dynamite, qui n’est qu’un fantasme de l’administration pénitentiaire. Cela lui vaut d’être régulièrement soumis au supplice de la camisole de force. Le plaidoyer de London contre les châtiments tels qu’ils existaient en son temps et la peine de mort est sans ambiguïté : « Chers contribuables et électeurs dociles, vous qui stipendiez des bourreaux pour qu’ils torturent et assassinent à votre place. » Le roman a eu assez de retentissement pour pousser le système carcéral américain à mettre fin à la pratique de la camisole.
Le livre, cependant, dans son itinérance sinueuse, n’est pas réductible à cette dénonciation. C’est une explosion mentale autour des thèmes de la révolte et de la dégradation des principes et de la morale, vus à travers des milliers d’années. L’autohypnose permet au prisonnier d’avoir accès à ses vies antérieures. « Moi qui descends des premiers dresseurs de chevaux, j’ai gardé en moi la colère rouge des premiers hommes », dit Standing. Entravé dans une cellule, « parvenu à être mort tour en restant en vie », Standing devient fictivement une série d’hommes qui auraient habité un même cerveau millénaire et éternel. Il change d’époque et de condition, selon les fils tortueux des souvenirs qui surgissent : le voilà dans la France du Moyen Âge, au milieu des mormons au temps de la conquête de l’Ouest, matelot en Corée, dans l’Empire romain et à la préhistoire…
Roman fantastique, déploiement onirique, cette confession d’un condamné à mort avant exécution est d’une tout autre texture que celle des Derniers jours d’un condamné, de Victor Hugo. London tente d’écrire tous les livres qu’il n’a pas écrits (pressent-il qu’il va mourir l’année suivante ?) et se laisse griser par un étrange amalgame de scientisme et d’irrationnel. Il flirte même avec l’eugénisme et la misogynie. Bigre ! Notre cher Jack London, brisé par les malheurs, les douleurs et la morphine, garde une magnifique santé d’écrivain, mais laisse entrer dans ses veines les mauvaises fièvres des théories inégalitaires. Heureusement domine son obsédante « colère rouge »…
Gilles Costaz