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jeudi 10 novembre 2016 :: Permalien
Paru dans Le Canard enchaîné du mercredi 9 novembre 2016.
Du prodigieux Jack London (1876-1916), trois éditeurs republient dans des traductions différentes Le Talon de fer, grand classique de la révolte.
Cou de taureau et muscles saillants, parole ardente et peur de rien, le jeune révolutionnaire Ernest Everhard sidère l’assemblée des Philomates, un club de la bonne société californienne, qui l’a invité pour se distraire à ses dépens. Il leur dresse leur terrible portrait, disant avoir trouvé chez eux, les maîtres du pays, « un égoïsme et un manque de cœur monstrueux, ainsi qu’un matérialisme vulgaire, mis en pratique avec une insatiable avidité ».
Il leur montre et démontre qu’ils ont si mal géré la société que leur règne touche à sa fin. Il leur annonce la révolution, au nom du million et demi d’ouvriers américains devenus socialistes (et, à l’époque, le mot « socialiste » a tout son sens) : « Nous voulons nous emparer des rênes du pouvoir et prendre en main les destinées du genre humain. Regardez-les, nos mains : elles sont fermes et fortes ! Nous allons nous emparer de vos États, de vos palais et de toutes vos richesses ! »
Tandis que plusieurs Philomathes éructent leur haine et leur colère, l’un d’eux, M. Wickson, prend tranquillement la parole : « Quand vous tendrez ces mains puissantes, dont vous êtes si fiers, vers nos palais et nos richesses, nous vous montrerons ce qu’est vraiment la force. Vous l’aurez, votre réponse, mais elle se fera à coups de canons, dans le crépitement des mitrailleuses et sous une grêle d’éclats d’obus. Vous autres révolutionnaires, nous vous écraserons sous notre talon et nous piétinerons votre visage. » Et c’est ce qui va arriver : le talon de fer s’abattra sur le héros et ses amis…
Jack London a écrit ce roman en 1906, juste après que la première révolution russe a été noyée dans le sang. Il est hanté par cet échec. Il le devine : malgré leur apparence civilisée de démocrates respectables, les capitalistes n’hésiteront pas, eux non plus, à recourir à la force pour garder le pouvoir. Il voit venir le fascisme bien avant les fascismes. Il voit comment, issus de la concurrence, les trusts (aujourd’hui appelés « multinationales ») tuent la concurrence, accaparent le pouvoir, façonnent une nouvelle oligarchie. Il décrit ce que seront les sociétés totalitaires : les médias sous contrôle absolu ; les « castes syndicales » achetées pour étouffer toute rébellion ouvrière ; la classe moyenne réduite au rang de nouveau prolétariat…
Emporté par ses visions, lui, d’ordinaire si grand conteur, livre certes là un roman mal fichu. Héros à peine silhouettés ; longues harangues idéologiques ; panorama géopolitique destiné à dénoncer l’impasse du réformisme ; le tout se terminant par le palpitant et terrifiant récit de la Révolution écrasée, et l’évocation d’une Résistance avant l’heure, avec traques, exécutions, massacres… Malgré ses faiblesses, ce livre d’anticipation politique (écrit bien avant les deux autres classiques que sont Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, et 1984, de George Orwell) subjugue : à le lire, on ne cesse de trouver des concordances avec notre époque, des éclairages troublants, de nouveaux questionnements. Et cela fait un siècle que ça dure…
Nicolas Norrito, l’éditeur de Libertalia, a rassemblé dans l’appareil critique les préfaces de toutes les éditions successives, d’Anatole France (1923) à Bernard Clavel (1967) en passant par Trotski (1937), tandis que la Pléiade donne l’érudite présentation de Philippe Jaworski (2016). Chacun d’eux redécouvre en son temps à quel point ce livre est visionnaire, et toujours actuel.
A un moment, Ernest Everhard dit à sa femme : « Chante-moi une berceuse. Je viens d’avoir une vision de l’avenir que j’aimerais bien oublier. » Malgré ses défauts, « Le talon de fer » reste inoubliable.
Jean-Luc Porquet