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> La récupération de Charles Martel par l’extrême droite est une imposture
samedi 6 juin 2015 :: Permalien
Tribune publiée dans Le Monde daté du 7 juin 2015.
Symbole de la résistance à « l’islamisation » de l’Europe pour la mouvance identitaire, l’histoire du héros des Francs est bien éloignée de sa légende dorée, comme de sa légende noire.
Le 7 juin 2015, divers courants de l’extrême droite se rassemblent à Poitiers pour célébrer le souvenir de la bataille qui a vu en 732 la victoire du maire du palais franc Charles Martel face aux troupes de l’émir de Cordoue Abd al-Rahmân.
Ce n’est pas la première fois que cet épisode fait l’objet d’une récupération politique de la part de militants nationalistes. Au début des années 2000, Bruno Mégret a érigé le vainqueur de Poitiers en étendard du Mouvement national républicain (MNR) pour concurrencer la figure de Jeanne d’Arc, trop liée au Front national que ses partisans et lui venaient de quitter. En 2012, des militants de Génération identitaire ont occupé le chantier de la mosquée de Poitiers en se réclamant de Charles Martel. Plus récemment, Jean-Marie Le Pen, au surlendemain des attentats du 7 janvier, a déclaré lors d’une interview ne pas être « Charlie » mais « Charlie Martel ». Pour ces hommes, le propos est simple : tout comme au viiie siècle, la France serait victime d’une invasion islamique, non plus militaire mais souterraine. Dans leur esprit, chaque Français musulman, ou supposé tel, est animé de l’esprit de jihad qui avait motivé les guerriers d’Abd al-Rahmân.
Pourtant, les événements de 732 ne découlent pas d’un plan d’invasion soigneusement préparé par une armée de fanatiques. L’arrivée des combattants arabo-berbères en Espagne en 711 est davantage le fruit d’une opportunité provoquée par les luttes internes entre aristocrates wisigoths. Les affrontements qui s’ensuivent n’ont qu’une faible dimension religieuse, tant du côté musulman, où le concept de jihad n’est pas encore codifié, que du côté chrétien, où il faudra plus de trois siècles pour accepter l’idée de guerre sainte. Loin de rencontrer un front chrétien uni, les troupes islamiques trouvent parfois chez les aristocrates du sud de la Gaule des alliés de circonstance craignant l’expansionnisme de Charles Martel. Ce sera notamment le cas en Provence en 737. Les victoires du maire du palais franc marquent ainsi la défaite politique des princes aquitains et provençaux.
Depuis le XIXe siècle, nombre d’auteurs ont été tentés de promouvoir une légende dorée autour de la victoire de 732 et de l’analyser au prisme de leurs propres obsessions. Chateaubriand la considère comme le triomphe du christianisme sur le despotisme oriental. Selon lui, l’expédition d’Abd al-Rahmân justifie les croisades a posteriori (alors que les chroniques contemporaines de ces pélerinages guerriers ne font jamais référence à Poitiers). Le pamphlétaire antisémite Édouard Drumont y voit une victoire des Aryens face aux Juifs. Après-guerre, l’extrême droite utilise peu la figure de Charles Martel. La sympathie de beaucoup de ses militants pour les régimes autoritaires arabes, voire pour les révolutions islamistes que certains d’entre eux considèrent comme d’authentiques mouvements « identitaires », relègue la bataille de Poitiers à l’arrière-plan de leur mémoire historique.
Les théories de Samuel Huntington, diffusées à partir de 1993 sous le coup de la guerre en ex-Yougoslavie, vont tout bouleverser. Ce professeur de Harvard considère la bataille de Poitiers comme l’un des grands moments de l’histoire, qu’il voit scandée par des chocs militaires répétés entre les civilisations occidentale et islamique considérées comme des blocs homogènes. Peu lui importe que Charles Martel, son fils Pépin ou son petit-fils Charlemagne aient passé bien plus de temps à combattre les Saxons sur leur frontière germanique et les Lombards en actuelle Italie que les Arabo-Berbères venus de la péninsule Ibérique ; son modèle fait date et sert, à partir du 11 Septembre, à justifier l’image d’un Occident en proie, depuis le viiie siècle, à une agression islamique dont les croisades et les conquêtes coloniales n’auraient été que les réponses. Plus grave, depuis le début des années 2000, nombre de pamphlétaires et de militants islamophobes ont fait de la bataille de Poitiers l’arrêt d’une véritable colonisation en masse de populations musulmanes dont l’immigration actuelle ne serait que la répétition. Or, tous les éléments historiques et archéologiques montrent que les guerriers arabo-berbères qui ont combattu en 732 n’avaient pas pour objectif d’occuper le nord de la Gaule, mais d’y récupérer le maximum de butin – comme le feront les Magyars deux siècles plus tard –, et qu’ils n’étaient pas accompagnés de femmes et d’enfants.
La pire réponse à apporter à la vision idéalisée de la bataille de Poitiers serait d’en promouvoir une légende noire. Les philosophes des Lumières, Voltaire en tête, ont été les premiers à regretter la défaite d’Abd al-Rahmân. Pour eux, le triomphe de l’Islam aurait permis d’éviter les « siècles obscurs » du Moyen Âge et de parvenir directement à la Renaissance. Cette idée, appuyée sur une vision très idéalisée de la civilisation islamique classique, va de pair avec la légende d’une Andalousie médiévale foncièrement tolérante, havre de paix des trois religions. Ce discours a trouvé nombre de promoteurs depuis deux siècles ; de nombreux laïcs de gauche, comme Anatole France, mais aussi des conservateurs empreints d’orientalisme, comme Claude Farrère. Il faut pourtant le répéter avec force : le travail de l’historien ne consiste pas à savoir qui, des Francs et des Arabo-Berbères, étaient les plus « civilisés » ou les plus tolérants. Il s’agit au contraire de comprendre, dans son contexte, à partir du peu de sources conservées, les enjeux de cette bataille. Un travail long, minutieux, qui permet la mise à distance et évite d’entraîner les figures d’Abd al-Rahmân et de Charles Martel dans des combats qui ne sont pas les leurs.
Christophe Naudin et William Blanc.
Historiens, auteurs de Charles Martel. De l’histoire au mythe identitaire (Libertalia, mai 2015)