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vendredi 30 juin 2023 :: Permalien
Publié dans Le Monde du 20 juin 2023.
Un ouvrage coordonné par la philosophe Elsa Dorlin analyse la répression sanglante par les forces de l’ordre de manifestations à la Guadeloupe en mai 1967, au bilan toujours contesté, et qui demeure, sur l’île, un traumatisme profond.
Un demi-siècle plus tard, on ignore encore le nombre de morts. Huit, officiellement. Quelques dizaines, vraisemblablement. Ce bilan impossible témoigne de « l’effacement mémoriel » d’un événement occulté de l’histoire française : la répression mortelle, par les forces de l’ordre, de manifestations à la Guadeloupe les 26 et 27 mai 1967. Oublié en métropole, Mé 67 reste un traumatisme profond sur place. Car il s’agit bien d’un « massacre », selon le terme figurant dans le rapport officiel de l’historien Benjamin Stora. Chargé en 2014 par le gouvernement d’une mission sur le sujet, il évoque un « massacre […] ordonné sciemment sur le terrain et approuvé par le gouvernement sous la présidence du général de Gaulle ».
Massacrer et laisser mourir : le sous-titre de cet essai dirigé par la philosophe Elsa Dorlin contient aussi une référence à la formule « faire vivre et laisser mourir » qui résume le concept de biopouvoir de Michel Foucault, signalant l’ambition à la fois historique et conceptuelle de ce court mais dense ouvrage, analysant la politique de maintien de l’ordre.
Guadeloupe, mai 67, auquel contribuent le chercheur indépendant Mathieu Rigouste et l’historien Jean-Pierre Sainton, naît du « chantier archéologique » mené depuis un colloque organisé en 2017 par Elsa Dorlin pour le cinquantenaire de l’événement. C’est à Jean-Pierre Sainton que revient la première partie destinée à présenter les faits. L’enchaînement qui a conduit à mai 1967 s’enracine dans le temps long d’une « triple conjonction de facteurs » : une crise sociale aiguë dans les années 1960 ; une poussée autonomo-indépendantiste incarnée par le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) ; la situation du « pouvoir colonial » qui, pensant avoir réglé la question par la départementalisation, est sourd aux revendications locales. S’y ajoute l’ouragan Inez de 1966, qui dévaste l’île, et surtout l’étincelle qu’est l’agression raciste, en mars 1967, d’un cordonnier noir handicapé par un riche Blanc.
Des heurts surviennent, immédiatement assimilés par le pouvoir à l’action du GONG qui, sur fond d’anticommunisme, est érigé en ennemi intérieur. Une période de tension s’ouvre, virant à la contestation du pouvoir central. L’acmé intervient les 26 et 27 mai, lorsque des manifestations ouvrières mènent à des affrontements avec les forces de l’ordre. Elles s’achèvent dans un bain de sang – un témoin relate « des piles de cadavres dans la préfecture ». Cette riposte mortelle et sa suite de rafles, de tortures et de répression judiciaire conduisent Jean-Pierre Sainton à considérer la réponse de l’État comme la « solution militaire d’une confrontation politique ». La contribution de Mathieu Rigouste tombe à point pour pénétrer la boîte noire de ce pouvoir, à travers une étude consacrée au préfet alors en place, Pierre Bolotte (1921-2008), à partir de ses archives personnelles qui « révèlent comment un programme de contre-insurrection a été appliqué à Pointe-à-Pitre ».
« Guerre policière »
Le chercheur reconstitue la trajectoire saisissante qui, des colonies à la Seine-Saint-Denis dont il fut le premier préfet, permet de saisir à travers sa carrière les circulations « de la doctrine française de guerre antisubversive, depuis son élaboration en Indochine, à travers son industrialisation en Algérie, son influence à La Réunion, son déploiement contre les révoltes de mai 1967 en Guadeloupe et enfin dans la genèse de l’ordre sécuritaire en Seine-Saint-Denis au début des années 1970 ». Une correspondance directe est ainsi établie entre les prototypes de « commandos de police » impulsés par le préfet Bolotte pour « pacifier » l’Algérie des années 1950 et la toute première brigade anticriminalité (BAC), créée en Seine-Saint-Denis sous son action, en 1971. Ce « schéma de guerre policière » forgé dans un contexte colonial s’insère, selon la troisième contribution signée par Elsa Dorlin, dans un dispositif plus vaste de « gouvernementalité impériale contre l’unité caribéenne ».
Du maintien de l’ordre à l’occultation mémorielle, des déplacements de population par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer au service militaire spécial instauré dans les Antilles visant une « éducation disciplinaire des corps et des esprits au service de la France », la philosophe repère une charnière dans ces années 1960. La gouvernementalité impériale s’y impose, à ses yeux, à travers le modèle de la « chasse pastorale » emprunté au philosophe Grégoire Chamayou, qui a pour « caractéristique de ponctionner dans le troupeau les éléments dangereux » – communistes, indépendantistes, mauvais citoyens… « Des technologies impériales ont ainsi été recyclées, expérimentées, annonçant un pastoralisme néolibéral inédit », analyse Elsa Dorlin, qui voit dans l’écrasement sanglant des manifestations de mai 1967 le signe d’une « thanatopolitique » propre à tous les territoires colonisés, des Antilles à l’Algérie. Jusqu’aux banlieues ?
Youness Boussena