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Entretien avec Grégory Chambat et Irène Pereira dans La Brique

jeudi 16 novembre 2017 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Entretien avec Grégory Chambat et Irène Pereira, La Brique, printemps 2017.

La Brique : pouvez-vous nous montrer la manière dont la « crise de l’école » est aujourd’hui mobilisée à droite comme à gauche de l’échiquier politique ?

Grégory Chambat : en réalité, cela fait une trentaine d’années que l’école est devenue l’un des terrains d’intervention privilégiés de la révolution conservatrice. Au milieu des années 1980, le retour en force de la thématique républicaine acte le renoncement à toute perspective de transformation sociale. L’école est alors un « laboratoire » pour ce néo-républicanisme dont on mesure aujourd’hui combien il a – et c’était d’ailleurs son objectif – transcendé les clivages politiques. C’est au nom du « redressement de l’École de la République », après l’épisode de mai 68, qu’ont ressurgi les débats sur l’autorité et l’identité.
Salut quotidien au drapeau, port de l’uniforme obligatoire, retour de l’estrade, éloge de la patrie à travers le récit national… dans ses propositions les plus rétrogrades, la rhétorique réactionnaire habille « à moindre coût » des perspectives de restrictions budgétaires, dans une logique toute libérale. Dans cette nébuleuse, on peut distinguer trois « familles » de pensée. Les traditionalistes adeptes de l’ultra-libéralisme scolaire promeuvent le chèque éducation, un système qui acterait un financement à parité du public et du privé inédit en France depuis le régime de Vichy et l’abandon de toute perspective de « mixité sociale ». Les idéologues de l’identité, quant à eux, considèrent l’Éducation nationale comme un instrument du « grand remplacement » et rêvent d’une école « de souche ». Et enfin les « nationaux-républicains » sont partisans du retour de « l’ordre républicain » tel qu’il était incarné dans l’école de Jules Ferry et son système de ségrégation sociale qui reposait sur deux ordres d’enseignement, publics mais totalement distincts.
Au-delà de leurs divergences (public/privé, religion, etc.), ces courants se retrouvent dans une même surenchère à propos de la « décadence » scolaire, déclinée à l’infini et qui serait le prélude à l’effondrement de la civilisation… « Redresser les corps, redresser les esprits pour redresser la nation », tel est par exemple, le programme du collectif Racine des « enseignants patriotes », mis en place par le FN afin de tirer un profit électoral de cette idéologie « réac-publicaine ».
Le FN réactualise ainsi l’obsession historique de l’extrême droite française contre l’école qui a toujours fustigé l’égalité (sociale et entre les sexes), la démocratie (« l’ennemie de l’enseignement », selon l’Action française) mais aussi les enseignant.es et leurs syndicats (interdits sous Vichy).
Quant à une certaine gauche de gouvernement, avec son ralliement à l’économie de marché et au tout sécuritaire, elle n’envisage plus l’éducation comme un outil d’émancipation mais comme un fondement de l’ordre. Cette situation illustre l’hégémonie culturelle de la droite de la droite dans le champ médiatique. Il y a continuité entre le projet éducatif et le projet de société : la question pédagogique est bien un enjeu social et politique. Pour contrer cette offensive réactionnaire, il convient de ne pas lui laisser le monopole de la contestation de l’école telle qu’elle est, c’est-à-dire déjà trop inégalitaire et autoritaire. L’enjeu, pour le mouvement social, c’est de retrouver le chemin d’une éducation émancipatrice et démocratique, dans son fonctionnement comme dans ses finalités.

La Brique : quelle est la trajectoire des pédagogies critiques et libertaires et comment se portent-elles aujourd’hui ? Les « pédagogies nouvelles » centrées sur la participation, l’autonomie ou la coopération des enfants ont désormais toute leur place à l’école mais restent-elles attentives à leurs objectifs initiaux de transformation sociale tels que les avait par exemple fixés Célestin Freinet ?

Irène Pereira : l’expression « pédagogies libertaires » a connu une grande dérive qui fait qu’elles ne désignent plus (sauf chez quelques auteur.es) ce qu’elles désignaient chez les militant.es anarchistes du début du XXe siècle. À l’étranger, dans le monde anglo-saxon ou latino-américain par exemple, cela semble être devenu un synonyme de déscolarisation et d’éducation non-scolaire, ou encore d’épanouissement individuel. Les pédagogies nouvelles ont quant à elles souffert dès le début d’ambiguïtés. La première école nouvelle en France, l’école des Roches, est ouverte par Edmond Demolins en 1898, qui propose une éducation pour les futurs entrepreneurs. Aujourd’hui, sous l’effet du nouvel esprit du capitalisme, on assiste à une confusion encore plus forte, la pédagogie entrepreneuriale n’hésitant pas à récupérer même Célestin Freinet : la chambre de commerce d’industrie de Paris l’utilise pour former au management. Mais, dans les pays de langues anglaise et ibériques, à partir des années 1980, dans la continuité de l’œuvre de Paulo Freire, s’est constitué un nouveau mouvement pédagogique, très engagé, opposé à la fois au néoconservatisme et au néolibéralisme. Il s’agit de la pédagogie critique. Celle-ci ne se caractérise pas avant tout par des techniques, mais par une finalité : Freire considère que l’éducation nouvelle s’est contentée de révolutionner la salle de classe, alors qu’il s’agit de favoriser une prise de conscience des inégalités sociales de classe, de genre et de race qui incite à transformer la société. « La critique libératrice dans la salle de classe, nous dit Freire, va plus loin que le système d’éducation et se convertit en une critique de la société. Il n’y a pas de doute que le mouvement de l’éducation nouvelle et le mouvement progressiste, ou celui de l’École moderne, ont donné de bonnes contributions pour ce processus d’éducation, mais [leur] critique en est restée, en général, au niveau de l’école et ne s’est pas étendue à l’ensemble de la société. »

Grégory : les questions éducatives et pédagogiques ont très longtemps été partie intégrante du projet révolutionnaire, y compris autour des barricades. La Commune de Paris a ainsi tenté d’instaurer une éducation publique, gratuite, laïque et… « intégrale », s’inspirant du programme d’enseignement de la Première Internationale. C’est aussi pour contrecarrer cette éducation que le projet d’école républicaine de Jules Ferry (maire de Paris au moment du soulèvement) peut se lire et se comprendre. À l’ambition de permettre à chaque individu de se cultiver et « d’écrire un livre avec passion, avec talent, sans pour cela se croire obligé d’abandonner l’étau ou l’établi » (Henri Bellenger, Le Vengeur, 7 mai 1871), la classe dirigeante va opposer une instruction axée sur les « fondamentaux » : « Lire, écrire, compter, voilà ce qu’il faut apprendre, quant au reste, cela est superflu. » (Adolphe Thiers)
Le mouvement syndical a un temps caressé l’espoir de créer ses propres écoles syndicales, au sein des Bourses du travail. Mais, à la différence d’autres pays, en Espagne par exemple avec les écoles modernes de Francisco Ferrer, c’est au cœur même de l’institution scolaire que les enseignant.es syndicalistes vont décider de porter leurs efforts. Ils et elles prônent une « pédagogie d’action directe », considérant que leur engagement révolutionnaire doit se manifester aussi dans leur travail pédagogique quotidien. Non pas sous la forme d’un catéchisme ou d’une propagande rouge, mais en réfléchissant aux moyens de permettre aux enfants du peuple de mieux comprendre le monde pour le changer… l’introduction de l’imprimerie à l’école par Célestin Freinet en est une illustration. Savoir produire un journal, c’est déjà un apprentissage subversif ! Lui-même syndicaliste, c’est dans l’école publique qu’il entend mener sa révolution pédagogique. Les militant.es de son mouvement ne veulent pas attendre les bras croisés la révolution (qu’ils pensent imminente) mais la préparer aussi activement dans leur classe plutôt que de rester de « paisibles conservateurs » en matière de pratiques pédagogiques…
En France, cette histoire marque encore aujourd’hui la situation des pédagogies qu’on pourrait qualifier de « radicales », « sociales » pour lesquelles le travail au sein de l’Éducation nationale reste une référence, dans des dizaines, des centaines probablement, de classes, à l’échelle de quelques établissements publics aussi (le lycée autogéré de Paris, mais pas que). Ce contexte a permis de maintenir la flamme mais au prix parfois d’une lassitude, d’un repli et de liens de plus en plus distendus avec la perspective révolutionnaire… Au risque aussi de récupérations par le pouvoir (politique ou économique). L’enjeu pour les années à venir me semble donc moins dans la lutte pour une reconnaissance officielle des pédagogies émancipatrices (réduites alors à des techniques, des outils, vidées de leur potentiel subversif) que dans leur capacité à renouer des liens avec mouvement syndical et social, à réinscrire la pédagogie dans un horizon révolutionnaire et émancipateur. C’est aussi la meilleure des réponses à apporter aux réac-publicains évoqués plus haut !

La Brique : de quelle la conception de l’enfance témoignent ces différentes approches ?

Irène : pour ma part, je distinguerais au moins trois courants dans la manière de considérer l’enfant en éducation. Un premier courant part du présupposé qu’il existe chez l’être humain une tendance naturelle au mal. C’est l’idée de péché originel. C’est pourquoi les parents et les enseignant.es doivent redresser ce qui aurait tendance à pencher vers le mal, avant que cette tendance ne se transforme en habitude et que cela devienne irrattrapable à l’âge adulte. Les réac-publicains sont des héritiers de cette tendance. Jean-Jacques Rousseau incarne dans l’histoire de la pensée pédagogique l’idée inverse. Il a considéré que les pédagogues devaient au contraire s’appuyer sur les tendances spontanées de l’être humain et ne pas chercher à aller contre. Chez Rousseau, la moralité est innée en l’être humain et c’est au contraire la vie sociale – lorsqu’elle est pervertie par l’amour propre – qui peut conduire à étouffer la voix de la conscience. La difficulté de cette approche, c’est qu’elle part d’une conception de l’être humain qui est individualiste et naturaliste. Elle omet l’idée que l’être humain est un être social. Ces conceptions conduisent à invisibiliser l’existence des conditions sociales matérielles dans la constitution de la personnalité du sujet. Par exemple, les conceptions issues de l’éducation nouvelle ignorent le fait que les élèves arrivent en ayant des compétences socialement construites en fonction de leurs milieux familiaux. C’est pourquoi de nombreux sociologues de l’éducation se montrent critiques vis-à-vis des pédagogies issues de l’éducation nouvelle, qui tendent à s’appuyer sur des tendances spontanées considérées comme naturelles sans prendre en compte les conditions sociales inégalitaires et qui conduisent à favoriser la reproduction des inégalités sociales à l’école. C’est là également un des points qui m’a conduite à m’intéresser à [un troisième courant], l’œuvre de Paulo Freire et la pédagogie critique. L’objectif de l’éducation n’est pas d’épanouir une personnalité, mais de favoriser l’émergence d’une conscience critique. Celle-ci consiste à analyser sa situation non pas avec des présupposés individualistes, mais à se considérer comme un être social occupant une position au sein des rapports sociaux de classe.

Grégory : la cohérence de ces approches, qui me semble encore aujourd’hui d’actualité, est de penser cette pédagogie émancipatrice sans séparer les moyens des fins (préparer un autre monde, former celles et ceux qui auront à le transformer et à le gérer). La liberté, comme l’égalité, s’apprennent donc en liberté et en tant qu’égaux, dans la coopération et non dans la compétition, dans le respect des droits et non dans la soumission ou l’obéissance. C’est par exemple Louise Michel, institutrice de profession, se félicitant que la Commune de Paris ait abrogé les classements et les punitions…
Le courant des pédagogies autogestionnaires a également été en pointe sur la question des droits des enfants, à travers la très belle figure du pédagogue polonais Janusz Korczak. C’est lui qui a inspiré l’actuelle Déclaration universelle des droits de l’enfant, loin d’être appliquée, y compris en France, quand on songe au sort des enfants réfugié.es (ou des mineurs isolé.es) que j’accueille dans ma classe. Du coup, pour aborder ta question d’un point de vue plus actuel, je pense qu’il y a un gros travail, une lutte même, à mener au sein de l’institution pour défendre une vision inclusive de l’école. Alors que la notion d’intégration considère que c’est à l’individu de s’adapter à l’institution, l’inclusion pose l’idée inverse : c’est à l’institution de s’adapter. C’est le principe qui guide la scolarisation des élèves handicapé.es ou bien des élèves non-francophones. C’est un processus long, difficile dans les conditions actuelles d’enseignement (effectifs, locaux, formation des enseignant.es) mais c’est un défi important, où l’on peut faire le pari que les transformations viendront des « marges » pour voir advenir un autre rapport aux enfants dont tou.tes – dans la « norme » ou pas – tireront des bénéfices, comme la société dans son ensemble d’ailleurs. Pour terminer, je voudrais montrer comment les enfants sont perçu.es dans les communautés insurgées du Chiapas. Le processus de décision démocratique y est, comme on le sait, particulièrement poussé depuis le soulèvement de 1994. Tout naturellement, la question de l’âge de la « majorité » politique s’est posée, les enfants ne comprenant pas pourquoi ils et elles étaient exclu.es des décisions et des assemblées générales. Avec leur inventivité légendaire, les zapatistes ont apporté une réponse à leur image : tout individu qui a suivi les débats jusqu’à leur terme, parfois jusque tard dans la nuit, sans s’endormir, est autorisé à participer à la décision finale ! Cela dépasse les conceptions souvent figées que nous avons de l’enfance…