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Entretien avec Robert Tombs dans Libération

vendredi 11 avril 2014 :: Permalien

Un entretien avec Robert Tombs (Paris, bivouac des révolutions) dans le cahier livres de Libération du 10 avril 2014.

Robert Tombs

Robert Tombs :
« Les communards ont suivi par devoir, par camaraderie »

La Commune de Paris fut recouverte de tant d’analyses et d’explications divergentes, encombrée de tant de fantasmes et de mythes, qu’en proposer une synthèse claire pouvait sembler illusoire. C’est « un sphinx », avait écrit Marx, qui « met l’entendement à rude épreuve ». Le livre de l’historien anglais Robert Tombs réussit pourtant cet exploit : offrir de la Commune un récit simple et vivant, qui chemine parmi les événements et les interprétations avec une sorte d’évidence tranquille et de malicieuse distance critique. On y trouve d’abord la relation détaillée de ces soixante-douze jours qui ébranlèrent le pays, depuis le célèbre 18 mars 1871, jour où des milliers de Parisiens s’opposent à l’enlèvement des canons de la butte Montmartre, jusqu’aux massacres de la Semaine sanglante, à la fin du mois de mai. Sans gommer les conflits qui opposaient les différentes tendances (blanquistes, jacobins, proudhoniens, internationalistes, etc.), l’ouvrage montre aussi ce qui fit l’identité politique de ce moment : le désir d’autonomie communale, qu’on entendait étendre à toutes les localités du pays dans un idéal de libre fédération, la notion de pouvoir « délégué », donc toujours révocable, l’anticléricalisme, le respect de la propriété mais assorti de mesures sociales (sur les salaires, les loyers, le mont-de-piété), le programme d’« éducation nouvelle ».

Mais la grande force du livre tient surtout à la minutieuse remise en contexte qu’il opère. Car en dépit de l’extrême politisation du peuple de Paris, la Commune n’est pas réductible à un projet ou un programme. Tombs montre au contraire tout ce qu’elle doit aux transformations sociales de la ville, que les travaux d’Haussmann viennent de bouleverser ; ce qu’elle doit à la guerre franco-prussienne et au siège, qui ont radicalisé et soudé les Parisiens dans un patriotisme exacerbé ; ce qu’elle doit encore au mécontentement face à une assemblée monarchiste et à un gouvernement de « capitulards » qui ont choisi de s’installer à Versailles et de désarmer le peuple résistant. Il souligne combien la culture politique de cette ville, que domine une population d’artisans, de boutiquiers, de petits entrepreneurs et d’ouvriers qualifiés, s’enracine dans le monde d’hier, celui de la Révolution française, des références à 1792, de la levée en masse. Il se met surtout à l’écoute des acteurs, dans un essai d’histoire « compréhensive » qui récuse tout autant l’héroïsation que l’anachronisme ou la théorisation intempestive. D’où une lecture par le bas qui insiste sur le poids des circonstances, sur les incertitudes et les incohérences, l’imprévisible et l’irrationnel, «  le chaos et les frictions », en bref la dynamique de l’événement. Ce faisant, le livre de Tombs, dégagé de toute carapace idéologique, restitue le « Paris libre  » de 1871 à ceux qui l’ont vécu, ce qui est sans doute le plus bel hommage qu’on puisse leur rendre.

Professeur au Saint-John’s College de l’université de Cambridge, Robert Tombs est l’un des principaux spécialistes britanniques de l’histoire de France. Il était récemment à Paris pour présenter la version française de son livre.

Que représente la Commune de Paris en Grande-Bretagne ?

Pas grand-chose. Les Anglais aiment bien le passé, ils adorent visiter les châteaux ou lire des biographies, mais ils ne s’intéressent pas vraiment à l’histoire, hors de quelques grands événements comme la Seconde Guerre mondiale. Quelques jeunes voient cependant dans la Commune un symbole de révolte ou de dissidence culturelle. Il y eut à la fin des années 1980 un groupe new wave qui s’appelait The Communards.

Et votre rencontre personnelle avec la Commune ?

C’était au lycée. L’histoire de l’Europe depuis 1870 était au programme, et j’ai lu alors plusieurs livres sur la Commune comme ceux de Michael Howard ou d’Alistair Horne. J’ai eu la chance ensuite, étudiant à Cambridge, d’avoir de très brillants professeurs qui étaient spécialistes de la France : Christopher Andrews, Simon Schama, Tony Judt, ou encore John Patrick Bury, auteur d’une biographie monumentale de Gambetta. J’ai donc fait de l’histoire française. Mais je suis venu à la Commune par les Versaillais. Ma thèse, dirigée par Bury, portait sur la répression militaire de la Commune.

Votre livre insiste fortement sur la dynamique des événements.

Je pense que l’événement est né de circonstances très particulières. Évidemment, il s’inscrit dans une longue tradition politique, celle des révolutions et des mobilisations populaires dont on sait l’importance en France depuis 1789. Mais les faits déterminants furent la guerre franco-prussienne et le siège de Paris. Ils ont bouleversé le jeu politique traditionnel, ouvert des possibilités inédites et surtout armé la population masculine, ce qui la rendait disponible pour une action révolutionnaire.

Vous pensez à la garde nationale ?

Oui. La Commune fut une révolution menée par la garde nationale, qui n’était rien d’autre que le peuple en armes. On trouvait en son sein toutes les composantes, et donc toutes les options politiques du peuple parisien. La garde était organisée localement, en bataillons qui reflétaient la diversité sociale et politique de chaque quartier. Évidemment, c’était pour défendre la France et Paris contre les Prussiens, mais cela a aussi rendu la révolution possible. La garde nationale avait aussi un rôle économique : les hommes touchaient une solde de 30 sous. Je ne veux pas dire que les communards se sont battus pour de l’argent, mais à un moment où la guerre et le siège avaient désorganisé la vie économique, une partie des ouvriers dépendait de cette solde, qui permettait de nourrir une famille.

Les solidarités de voisinage furent aussi décisives dans la mécanique des engagements.

Oui, mais ces solidarités s’étaient établies durant le siège. Il faut imaginer que, dans chaque pâté de maison, tous les hommes valides s’étaient engagés dans la garde nationale pour combattre les Prussiens. Ils se connaissaient, élisaient leurs officiers, formaient un microcosme armé, patriotique, démocratique. Au moment des combats, beaucoup ont donc suivi leur bataillon, par camaraderie, par fierté, par devoir. Tout cela compta autant que les idées politiques. Le nombre des hommes qui ont porté les armes était bien supérieur à celui de ceux qui ont voté pour l’extrême gauche en 1870 ou même pour la Commune aux élections de mars et avril 1871.

Vous tentez aussi de saisir l’attitude des autres, les indifférents, les attentistes.

La Commune de Paris ne fut pas en effet celle de tous les Parisiens. Un tiers des habitants avait quitté la ville, certains pour fuir la révolution, d’autres pour respirer ou se reposer à la fin du siège. Et beaucoup de ceux qui restaient n’étaient pas favorables à la Commune. Mais peu s’opposèrent ouvertement. La Commune était le gouvernement légal de la ville, elle occupait l’hôtel de ville, dirigeait les services municipaux, assurait le ravitaillement.
Beaucoup de personnes ont donc continué d’obéir aux autorités, comme ils l’avaient toujours fait. Paradoxalement, une partie de l’autorité de la Commune tient davantage à sa légalité qu’à son caractère révolutionnaire.

En 1871, les femmes ont joué un rôle important. Mais la Commune n’a, selon vous, guère contribué au déplacement des frontières de genre.

On vit en effet des femmes porter des uniformes, des fusils, travailler aux barricades, mais cela avait déjà été le cas en 1830 ou en 1848. En fait, ce sont les Versaillais qui ont accentué le rôle des femmes, afin de discréditer un peu plus la Commune, de montrer qu’elle constituait une subversion majeure des normes et de la moralité. La figure extrême, c’est « la pétroleuse ». Et cela est resté dans la presse, la littérature, les caricatures. Il y eut certes des clubs de femmes, certaines occupaient des positions dans l’administration, les écoles libres, les coopératives de production, et un petit nombre de femmes, c’est sûr, a aussi pris les armes. Mais on a exagéré l’ampleur de ces actions. La plupart des femmes ont rempli des rôles conventionnels, infirmière, cantinière, institutrice, et aucune d’entre elles n’a réclamé de droits politiques.

Vous révisez aussi à la baisse le nombre des victimes de la Semaine sanglante.

Il ne s’agit nullement de nier la violence de la répression. Les Versaillais, qui décrivaient les communards comme des ivrognes et des criminels, se sont conduits avec une extrême férocité, dans les combats d’abord, puis en fusillant sur place beaucoup de ceux qu’on trouvait les armes à la main. De 1 000 à 2 000 personnes ont probablement été fusillées après un jugement sommaire, et le nombre total de tués s’élève sans doute à 7 000. C’est beaucoup, mais on est loin des 17 000 fusillés et des 30 000 victimes rapportées par la tradition. Cette idée d’une apocalypse sanglante a été formulée par les communards exilés à Londres, qui n’avaient pas la moindre idée du nombre réel de morts.

Votre livre tord le cou à nombre d’« idées séduisantes », mais qui ne résistent pas à l’examen des faits. Pourquoi la Commune a-t-elle suscité tant de mythes ?

Tout commence avec Karl Marx qui, dans un pamphlet écrit à chaud, érige la Commune en prototype du gouvernement révolutionnaire. Engels compléta la théorie en la décrivant comme la première dictature du prolétariat, donc comme le modèle de toutes les révolutions à venir. Une lecture héroïsée en a résulté, portée en large partie par les partis communistes.
Mais les communards, Lissagaray en tête, ont aussi donné une version romantique, flamboyante, qui devait montrer que la révolution restait possible. Plus tard, on compara la Commune et la Résistance, Versailles et Vichy, pour démontrer que c’était le peuple qui défendait la patrie, pas la bourgeoisie.

Quelle part les historiens étrangers apportent-ils à l’histoire de la Commune ?

En France, les travaux décisifs furent ceux de Jacques Rougerie, qui m’ont beaucoup inspiré. Mais le centenaire de 1971 fut suivi d’une éclipse. Le relais a été pris par des étrangers, qui n’avaient pas participé à ce moment. J’ajouterai que dans les universités anglaises ou américaines, les jeunes historiens qui travaillent sur la France sont souvent assez seuls, loin des centres ou des programmes de recherche. Cette liberté peut se révéler créatrice. En France, questionner la Commune était souvent taxé de sentiments anticommunards. De telles contraintes ne pesaient pas sur nous.

Propos recueillis par Dominique Kalifa