Le blog des éditions Libertalia

Entretien avec Louis Janover. Acte III

samedi 9 mai 2020 :: Permalien

« Nous étions pour notre part les enfants du surréalisme, et notre critique gardait la conviction absolue que le mouvement avait indiqué la direction dans le domaine de la poésie et de l’art, mais que les voies qui devaient y conduire n’étaient pas celles empruntées par le mouvement. C’est là le point de rupture avec les situationnistes, qui se reporte sur tous les domaines de la critique. »

Situationnistes, Front noir, y avait-il pour toi et tes amis un au-delà du surréalisme ?

C’est après guerre qu’a lieu le renversement de perspective qui s’accompagne d’une recomposition des formes de critique sociales et culturelles. Après le grand nettoyage, le passé est remis à jour ! Le surréalisme réellement existant va occuper progressivement le devant de la scène artistique et les querelles sont destinées à définir comment son histoire sera interprétée et racontée, quels auteurs, quelles écoles et quels peintres occuperont la première place. Avec Dada, le surréalisme devient le référent révolutionnaire du milieu culturel, il déborde les frontières et son antistalinisme en fait d’une certaine manière un pôle d’attraction.
Mais paradoxalement, et à l’envers de toutes les conclusions historiques qui en seront tirées par la suite, ce n’est pas la révolution surréaliste qui donne le ton de la révolution en cours, mais a contrario de ce qu’on avait laissé entendre ou de ce qu’on avait espéré, c’est l’accommodement du « non-conformisme absolu » aux nécessités d’une renouvellement en profondeur du principe de création artistique. Et fatalement, cette interrogation critique se rapporte à la remise en cause du passé.
Dans la première décennie de l’après-guerre, le surréalisme en tant que groupe n’est plus à même d’occuper le terrain resté vacant. Pourtant, par ses découvertes, par son rapport au politique, par la virulence de sa critique des cocus du vieil art moderne il a partout dans le domaine artistique porté la création à la limite, et reste le seul groupe d’avant-garde susceptible de combler le vide. Sa tâche sera désormais de réoccuper l’espace qu’il avait déjà délimité en montrant qu’il n’y avait pas d’autre perspective dans ce domaine que de lui rendre le terrain creusé à sa mesure. Et il s’y emploiera ! Dans une société en voie de recomposition, et libérée des arriérés grâce aux largesses intéressées d’un capitalisme made in USA, naît une couche sociale mouvante, et une partie de cette intelligentsia incarne la volonté de se libérer des fausses oppositions, donc de sortir du cercle des contradictions dans lesquelles se sont perdus les surréalistes. Elle est de retour à la case départ qui fut celle de la révolution surréaliste – mais le référent n’est plus le même, et tout va dépendre de la manière dont se pose désormais la question d’une rupture qui garde intacts les principes posés au départ.
Logiquement, le surréalisme voit apparaître de nouveaux contestataires qui partent d’où était arrivée l’intelligentsia réfractaire. Critiques de l’aliénation de la vie quotidienne, qui englobe l’art et la morale bourgeoise dans les phénomènes de réification, ils se situent à cet extrême où se remet en cause le stalinisme et le capitalisme libéral. La révolution est à l’ordre du jour, mais quelle révolution et quel lendemain ?
Les situationnistes retrouvent dans la société d’après-guerre l’attente, qui fut celle des surréalistes, d’un bouleversement social radical, à cela près que les références ont changé de place. Les termes de l’antinomie parti/conscience révolutionnaire se sont profondément transformés, le PC domine comme organisation bureaucratique désormais intégrée à la société bourgeoise, et d’autres forces que celles de la classe ouvrière pèsent dans la balance des idées.
La poésie, la littérature, l’art – tout est passé au crible par une intelligentsia qui, au centre de ce ballet dialectique, va ramasser le fil brisé de la Révolution surréaliste pour renouer avec une conception du mouvement qui permette de surmonter les contradictions des origines. Les situationnistes cristallisent toutes les critiques dans une nouvelle synthèse, et l’on peut dire que leur remise en cause va de soi, et qu’elle touche toutes les zones sensibles du surréalisme. L’avant-garde part donc du point où était arrivée l’intelligentsia réfractaire, et englobe dans sa critique le surréalisme, dans sa double dimension, politique et artistique. À chaque interrogation qui fut celle de Breton correspond la réponse critique qui les portera au-delà de ce qui était considéré par le groupe comme la limite indépassable de cette remise en question.
D’où le paradoxe qui renvoie au cœur du problème : conception de l’art, recours aux procédés de l’automatisme psychique pur, critique de la vie quotidienne et rapport au marxisme et à toute la constellation née de la révolution d’Octobre — les nouveaux venus se heurtent aux anciennes contradictions toujours à l’œuvre et ils y répondent par la subversion de toutes les valeurs. La forme que prend leur opposition les place en rupture de ban, mais comment aller au-delà des limites tracées par les surréalistes au service de la révolution ; et comment mettre au jour l’expression d’une radicalité nouvelle alors qu’on dénie ce qui dans le surréalisme même échappe à cette réduction et renvoie à l’éthique et à la poésie ? Ce n’est pas en supprimant la désinence « isme » que l’avant-garde perd sa fonction et ses ambitions ; ou que le marxisme retrouve sa classe d’origine.
Nous étions pour notre part les enfants du surréalisme, et notre critique gardait la conviction absolue que le mouvement avait indiqué la direction dans le domaine de la poésie et de l’art, mais que les voies qui devaient y conduire n’étaient pas celles empruntées par le mouvement. C’est là le point de rupture avec les situationnistes, qui se reporte sur tous les domaines de la critique.
La volonté qui les guidait face aux autres groupes rivaux, la nécessité d’opérer un dépassement pour définir leur place dans l’histoire des idées, cette fonction, dans un milieu dépendant d’une classe encore en suspens dans l’histoire, les empêchait selon nous de voir ce qui dans le courant surréaliste restait fidèle à l’esprit de la révolution surréaliste en dépit de l’occultation des données d’origine. Le fait de ne retenir de l’histoire désormais construite que les moments de rupture et de régression va faire des intellectuels dissidents les prisonniers de leur critique du surréalisme et du marxisme, dont les orientations seront calquées sur les mises en demeure du moment, dominées par les discussions autour des problèmes théoriques. L’éthique sera repoussée dans le domaine de la morale, et la confusion sera le ton de l’époque.
Né des querelles de cette époque, je retrouve dans mon rapport au surréalisme et au groupe situationniste les apories mais aussi les passions poétiques qui s’impriment dans Front noir et constituent une mémoire bien particulière. Se définir par la critique du surréalisme, c’était à nos yeux la remise en cause de ce qui a donné au surréalisme cette supériorité sur les autres mouvements. La critique de tout ce qu’il a été et qui est devenu le mouvement littéraire et artistique le plus important s’est fondée sur une certaine idée du « non-conformisme absolu », expression chargée de toutes les incertitudes d’une certaine révolte : elle définit la subversion comme mise en cause des critères de la morale dominante dans les milieux culturels, la forme de révolution qui s’attaque aux modes de pensée aliénés à l’intérieur du système. Position ambiguë donc, mais qui préserve la dimension poétique en préservant la liberté de pensée face aux impératifs de la théorie et du politique. L’écrivain devant la révolution, c’est l’écrivain qui doit lutter pour préserver cette part d’infini que Crevel assume jusqu’à la mort.
Breton est l’expression théorique et poétique de ce paradoxe absolu, et c’est en réponse à cette tension qui peut paraître contradictoire que le surréalisme va donner naissance à ces mouvements qui lui demandent ce qu’il en est de sa victoire – ou de sa défaite. Tout est à double face et vers quelle face se tourner dès lors que l’on entend rester fidèle à la révolution surréaliste sans dénier au surréalisme d’avoir en premier lieu changer la vue ? La généalogie de la révolte poétique porte la marque de cette irréparable césure.
Comme dans toutes les avant-gardes, c’est à la marge que résonnent les paroles qui sont celles d’une communauté d’esprit et ne portent pas encore le timbre d’une avant-garde capable de les unir en une seule et d’araser les différences. Comment faire en sorte de parler d’une seule voix ? On sent poindre le sentiment d’une fracture irréductible dans les voix dissidentes de Gaëtan Langlais, de Le Maréchal, d’autres encore qui impriment leur marque dans cette histoire sans y laisser leur nom.
Tout tourne en vérité autour de la critique acerbe qui nous fut faite d’avoir défendu la fonction artistique, fausse querelle car le sens ne prêtait guère à confusion.
Les situationnistes répondent de façon virulente à Front noir dans le n° 10 (mars 1966) de l’Internationale situationniste, non sans solliciter le texte : « Les idéologues de Front noir ont cru brouiller les pistes en proclament qu’ils ont décidé d’être “artiste” au-dessus de toute appellation contrôlée – de même qu’ils espèrent s’affranchir d’un seul coup de la notion d’avant-garde en l’identifiant entièrement à la pratique léniniste. » Comme Maxime Morel en fait la remarque, jamais, sauf de manière ironique, les membres de la revue n’ont revendiqué ce statut d’artiste tout court. Tout au plus soulignent-ils qu’il n’est pas pire de se dire artiste tout court que de proclamer que l’on refuse cette identité alors qu’on en assume la fonction. Et si Gaëtan Langlais et Le Maréchal apparaissent, de qui s’agit-il ? Que l’on mesure leur œuvre à l’art ne réduit pas leur révolte, au contraire, encore faut-il savoir l’assumer.
Le concept de double structure, et donc de double tendance, rend compte tout aussi bien du destin de Dada, auquel nous avons consacré une large place dans notre ouvrage sur La Révolution surréaliste. André Breton est l’illustration de ce déchirement, car il tente d’arbitrer ce conflit durant toute l’histoire du mouvement. « Le surréalisme se déploie entre le théorique et l’artistique et crée l’espace permettant à Breton de prendre place à cet endroit du dispositif idéologique. » C’est ce que nous avons mis en lumière dans Le Rêve et le Plomb.
Les deux tendances du surréalisme cohabitent et s’équilibrent jusqu’au début des années 1930, date où le surréalisme amorce très largement cette évolution vers une autonomie de l’art surréaliste. Ainsi, la rupture avec le PCF a permis à l’art surréaliste de s’émanciper des diktats de la politique, mais cette séparation facilite l’inversion de l’ordre des priorités : la tendance artistique prend insensiblement le pas sur la tendance révolutionnaire, même si l’interrogation révolutionnaire marque toujours les déclarations du mouvement. Avec la Libération, c’est le monde culturel qui va pousser la porte pour entrer dans la véritable modernité.