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lundi 9 octobre 2023 :: Permalien
Publié dans Le Café pédagogique, le 26 septembre 2023.
Que faire pour que la mixité filles-garçons à l’école ne soit pas qu’une illusion ? Pour nous aider à travailler en sens, Audrey Chenu et Véronique Decker publient l’ouvrage Entrer en pédagogie féministe. Un abécédaire éclairant, une boîte à outils indispensable et une belle invitation au voyage pour Claire Berest.
De l’école mixte à l’école égalitaire ?
Dans les années 1960 la mixité s’élargit à presque toutes les écoles primaires françaises ; elle s’étend ensuite aux lycées, dans les années 1970, pour devenir obligatoire au moment de la loi Haby en 1975. Pour autant, son introduction à l’école ne semble pas s’être réellement accompagnée d’une réflexion sur les enjeux et les modalités de sa mise en œuvre. Instaurée, mais peu pensée, comme si elle allait de soi, la mixité a manqué en particulier d’accompagnement des enseignant·es en termes de formation, et de réflexion sur les conditions nécessaires au déploiement d’un enseignement véritablement égalitaire et émancipateur pour les filles, comme pour les garçons. Car mélanger filles et garçons ne suffit pas à garantir l’égalité entre les unes et les autres. L’école et les enseignant·es s’emparent aujourd’hui de plus en plus de ce constat pour bousculer les lignes. Iels avancent, expérimentent, mutualisent afin de faire évoluer l’école vers une véritable pédagogie égalitaire.
Entrer en pédagogie féministe
C’est là tout l’enjeu de l’ouvrage Entrer en pédagogie féministe, publié aux éditions Libertalia coécrit par Audrey Chenu, professeuse des écoles, et Véronique Decker, directrice d’école à la retraite, anciennes collègues de l’école Marie-Curie à Bobigny.
Mêlant échanges, réflexions, pistes, situations problèmes, sous forme « d’allers-retours permanents et nécessaires entre expérimentations et théorisation », les deux autrices parcourent le quotidien des enseignant·es confronté·es dans leurs classes aux difficultés et au désir « d’intégrer l’égalité de genre au quotidien, de manière transversale », partant de la conviction que « la place de l’école est décisive pour faire avancer l’égalité des droits réels » et « permettre aux enfants d’observer le « genre » comme une construction humaine variable et modifiable ».
Une véritable boîte à outils
L’ouvrage propose une mine de références bibliographiques et propositions de supports qui donnent envie d’aller fouiller, d’autant qu’elles ne sont pas écrasantes par leur nombre. On pourra ainsi découvrir, ou redécouvrir, pour interroger féminité, masculinité, mécanismes de domination, normalité… quelques ouvrages de littérature jeunesse comme Rosalie et les princesses roses de Raquel Diaz Reguera, Arthur et Clémentine d’Adela Turin, ou encore, plus récent, Ma maman est bizarre de Camille Victorine et Anna Wanda Gogusey…
On gagnera aussi à visionner, ou revisionner, les réalisations d’élèves du collège Cotton de Bonneuil-sur-Marne et du lycée Vionnet de Bondy, véritables pépites pleines d’humour et d’intelligence, qui démontent, l’une, On nous prend pour des contes, les clichés sexistes des contes, et l’autre, La véritable identité des chats, les discours complotistes ; ou encore exploiter l’édifiant court-métrage Espace d’Eléonore Gilbert qui interroge, à travers le regard d’une élève, les cours de récréation.
Pour ceux et celles qui ne les connaîtraient pas encore, un rappel utile du test de Bechdel sur l’invisibilisation des femmes, un lien vers les affiches d’Élise Gravel ou le petit livre gratuit mis en ligne par l’association Mémoire traumatique et victimologie illustré par Claude Ponti pour aborder le sujet des violences faites aux enfants.
Le livre se conclut sur une proposition en annexe d’une « Grille d’observation des relations de genre dans la classe et à l’école (1er degré) », élaborée en 2011 par Geneviève Guilpain, formatrice dans l’académie de Créteil, professeuse à l’INSPE de Livry-Gargan, qui invite chacun·e à réfléchir à ses propres pratiques.
Un abécédaire à explorer
Mais la grande force de l’ouvrage est de se présenter sous forme d’abécédaire dans lequel chacun·e peut aisément naviguer dans l’ordre qu’iel souhaite, selon les situations rencontrées, en proposant 26 entrées très concrètes de quelques pages, parfois attendues, mais nécessaires et éclairantes : « G comme genre », « J comme jeux et jouets », ou « L comme littérature jeunesse »… ; parfois plus surprenantes, mais qui invitent à chausser en toute situation des « lunettes féministes » : « C comme coopération », « E comme entraînement », ou encore « K comme kermesse »…
Le fragment d’ouverture, « A comme attention et audace », donne d’emblée le ton, en rappelant que le premier travail de l’enseignant·e est d’apprendre à se défaire de ses propres réflexes « naturels », car « naturellement nous reproduisons […] une situation d’aliénation et d’oppression des femmes qui était considérée comme normale par les générations précédentes ». Premier exemple convoqué, très concret, le mouvement « naturel » qui invite à demander plutôt à une fille d’aider un garçon à nouer ses lacets ou de ramasser les vêtements perdus dans la cour. On est bien au cœur de la vie de l’école, dans une « attention » à ce qui s’y passe, au niveau des enfants, dans la cour, car tout ne se joue pas seulement dans les apprentissages menés en classe, si l’on veut vraiment que l’école soit le lieu d’une « audace » émancipatrice, et permette à chacun·e « d’aller plus loin », d’essayer « de faire même si on ne réussit pas du premier coup ».
Au fil de la lecture, on découvre des comptes-rendus d’expériences menées en classe et facilement transférables, au niveau aussi du second degré, et des idées d’activités à mettre en place : instaurer un rituel « La femme du jour » pour lutter contre l’invisibilisation ; utiliser l’histoire pour déconstruire des stéréotypes en recherchant, par exemple, l’origine des talons hauts ; la biologie pour interroger les notions de couple et de parentalité ; les sciences pour apprendre que la répartition traditionnelle des tâches n’est pas « naturelle », et que ce sont les lionnes, et non les lions, qui chassent…
Et l’ouvrage se termine sur le chapitre « Z comme zémotions », qui interroge la place faite à l’éducation affective et émotionnelle et invite, entre autres, judicieusement, à aller regarder ce qui se passe ailleurs pour s’en inspirer. On découvre ainsi, par exemple, qu’au Danemark, depuis 1993, « les enfants de 6 à 16 ans ont une heure de cours d’empathie […] par semaine » pour apprendre à exprimer leurs émotions, à écouter celles des autres, à réfléchir aux notions de limite, de consentement, de respect… Un apprentissage régulier et obligatoire dont l’objectif est de favoriser un climat scolaire apaisé et d’améliorer les apprentissages de chacun·e.
À l’heure où de nouvelles mesures sont prises pour mieux protéger les élèves harcelé.es, on voit bien tout le profit que l’on aurait à mettre en place, non pas seulement (même s’ils sont tout à fait indispensables) des dispositifs de prévention pHARe, mais aussi une véritable politique, « simplement », d’éducation en humanité…
Une invitation au voyage
Voyage inspirant, plein de bienveillance, de modestie et de doutes, Entrer en pédagogie féministe rappelle que l’enseignement est aussi engagement, invite au partage, à la réflexion et, pourquoi pas, à prolonger, et compléter soi-même l’abécédaire par d’autres entrées, esquissées çà et là, telles que « T comme toilettes », « I comme images publicitaires », ou encore « R comme règles de grammaire et langue égalitaire » …
Claire Berest