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vendredi 24 janvier 2025 :: Permalien
Publié dans Socialter, janvier 2025.
En 1924, les Penn sardin, ouvrières dans les conserveries de poisson de Douarnenez, obtiennent de meilleures conditions de travail après une grève historique de quarante-six jours. Un siècle plus tard, la ville est qualifiée de « nouveau Saint-Tropez » (selon le magazine Elle), et son histoire ouvrière s’inscrit dans une patrimonialisation touristique quasi folklorique. Pourtant, l’exploitation de la main-d’œuvre féminine dans les fabriques de poisson demeure. Deux ouvrages parus chez Libertalia proposent d’explorer les luttes d’autrefois et celles qui frémissent aujourd’hui sur les chaînes de montage.
Avec Une belle grève de femmes (2023), Anne Crignon restitue dans un récit haletant les semaines qui ont marqué « le soulèvement le plus éclatant de la IIIe République ». La cité finistérienne aux trois ports n’a alors rien de branché. Pas de petits bars ni de galeries d’art, mais des milliers de femmes qui s’échinent dans les conserveries de poisson. Ces « belles friteuses » étêtent, écaillent, éviscèrent, découpent, broient, et emboitent pour enrichir les propriétaires qui accaparent les jolies façades du bord de mer.
Au fil des pages se déploient les dynamiques qui se créent entre ces femmes, et l’ébullition communiste des années d’après-guerre, parfois incarnée par des personnages hauts en couleur comme Daniel Le Flanchec, maire rouge de Douarnenez. Sans être féministe, le mouvement des Penn sardin est sans nul doute féminin, révélant « une forme de matriarcat maritime » et un apprentissage spontané du rapport de force. Un phénomène que théorise le philosophe John Dewey au même moment et qui, souligne l’autrice, fera écho aux Gilets jaunes un siècle plus tard.
Le XXIe siècle voit néanmoins une forte déprise syndicale et une dépolitisation ouvrière. En 2024, les usines à poisson tournent encore à Douarnenez, même si elles délocalisent toujours davantage. Les fabriques ont quitté les abords coquets du centre-ville et recrutent par intérim, majoritairement des femmes, précaires, racisées et immigrées. Embauchée dans une usine Chancerelle (la marque Connétable), la journaliste Tiphaine Guéret relate le quotidien de ces ouvrières dans Écoutez gronder leur colère, enquête sensible et factuelle.
Elle explique comment ces femmes ont appris à être une « variable d’ajustement » au sein d’un système d’exploitation bien rodé, où le capitalisme paternaliste a laissé place au discours des financiers, le tout enrobé d’un storytelling alléchant. Comme leurs prédécesseuses, les « filles » subissent les horaires décalés, l’épuisement, la cadence qui s’intensifie et le manque de considération. La cohésion est amoindrie par le turn-over et les origines sociales et ethniques très variées des femmes. Néanmoins, une solidarité « timide » s’organise autour de petits gestes et d’attentions qui font éclore de nouvelles mobilisations. En mars 2024, les sardinières appellent à une journée de grève. Un frémissement qui fera dire en avril à la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, que « ce qui s’est passé il y a cent ans se répète ».
Clea Chakraverty