Le blog des éditions Libertalia

Denis Lavant en chemise brune

jeudi 4 décembre 2014 :: Permalien

Faire danser les alligators sur la flûte de Pan est joué jusqu’au 15 janvier au théâtre de L’Œuvre, à Paris.

Denis Lavant
en chemise brune

Il crie, il rit, il gesticule et il éructe. Et à la fin, il saute. Lui, c’est Denis Lavant, l’acteur fétiche de Léos Carax, et, depuis plus d’un an, il triomphe dans Faire danser les alligators sur la flûte de Pan, un monologue de deux heures où il incarne littéralement Louis-Ferdinand Céline.
Meudon, 1er juillet 1961. Le docteur Destouches rend l’âme. Cela fait plusieurs années qu’il vit quasiment reclus avec ses chats, son piano et Lucette, sa secrétaire de femme. L’enfant terrible des lettres françaises n’est plus qu’un vieux dégueulasse aigri. Sur scène, revêtu d’un pardessus informe ou d’une robe de chambre sale, Denis Lavant grimace. On a l’impression qu’il pue. Est-ce un artifice du metteur en scène (Ivan Morane) ou une représentation imaginaire qui nous vient à l’esprit ?
Flash-back, 1932. Le docteur Destouches a 38 ans. Il vient de publier un récit-fleuve, le magistral Voyage au bout de la nuit. « Je me sers du langage parlé, dit-il, je le recompose pour mon besoin, mais je le force en un rythme de chanson. Ce que faisait Bruant en couplets, je le fais en simili prose et sur 700 pages. Pas de music-hallisme, pas de sentimentalisme typographique. Simple, classique, pas d’aguichage, pas de coloris. »
Celui qui prend pour pseudonyme Céline, le prénom de sa mère, rêve en vain du Goncourt. Mais le livre se vend et l’avide auteur poursuit son œuvre en magnifiant le petit commerce familial dans Mort à crédit (1936).
Temps mort, Denis Lavant tourne à vide, les mots filent et on décroche. Après 45 minutes de profération, on commence à s’ennuyer. Viennent les pamphlets (Bagatelles pour un massacre et L’École des cadavres, 1938) puis la collaboration. Quiconque a déjà ouvert Les Beaux Draps (1941) sait que ce texte est très mauvais et dégouline de racisme, d’antisémitisme obsessionnel. Est-ce parce que nous sommes en terrain connu que les scènes nous semblent banales et attendues ?
Il faut attendre la dernière partie, celle où Céline est un proscrit pour que l’acteur reprenne magistralement le fil de son monologue et atteigne des sommets. Destouches vit au Danemark, en résidence surveillée. Amnistié en 1951, il s’installe à Meudon et signe d’Un château l’autre (1957). Il raconte ceux de Buchenwald et ceux de Sigmaringen. Il faisait partie de la deuxième cohorte. Dans cette France où Aragon et Sartre règnent en papes du monde littéraire, tout dégoûte Céline. L’anti-bourgeois qui « saisissait l’émotion avec les mots sans lui laisser le temps de s’habiller en phrases » vomit sa haine des autres écrivains. Proust ? « Hanté d’enculerie, écrit en franco-yiddish tarabiscoté. » Gide ? « Sa gloire est d’avoir rendu ou re-rendu l’enculage licite dans les meilleures familles. » Malraux ? « C’est un mythomane bluffeur féroce. » Colette ? « C’est de la merde académique. » Denis Lavant démontre que l’odieux peut nous arracher des rires.
Alors que le rideau tombe, on s’interroge, circonspect. Et si cette pièce tombait en de mauvaises mains ? L’acteur, exceptionnel, incarne un écrivain génial et haïssable. Finalement, on se retrouve à partager les doutes de l’auteur, Émile Brami, libraire célinien qui a composé ce texte à partir de la correspondance de Céline : « Il me faut, moi, juif, vivre avec cette gêne permanente, ce caillou dans la chaussure, d’être passionné par l’écriture, la vision pessimiste du monde, l’humour très noir de celui qui avait voulu, même métaphoriquement et encore ne suis-je absolument pas certain de la métaphore, ma peau. »

N.N.