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D’une révolution l’autre

vendredi 24 janvier 2014 :: Permalien

Texte initialement publié dans CQFD, décembre 2013.

D’une révolution l’autre

Qu’y a-t-il de commun entre les souvenirs de Gustave Lefrançais et ceux du conseilliste Paul Mattick ? La conviction qu’il ne faut pas déléguer sa part de souveraineté, que le chemin vers l’émancipation – semé d’embûches – est long, et qu’il ne faut y renoncer. Enfin, que toute expérience révolutionnaire doit être décortiquée et analysée afin de préparer de lendemains qui déchanteront moins. Essayons d’y voir plus clair.

Les éditions La Fabrique viennent de rééditer les Souvenirs d’un révolutionnaire de Gustave Lefrançais (1826-1901), initialement publiés sous forme de feuilleton dans Le Cri du peuple en 1886-1887, repris aux Temps nouveaux en 1902, puis par La Tête de feuille en 1972. Il s’agit d’un dense et fort témoignage sur la période qui court de 1848 à 1871.
Gustave Lefrançais, jeune instituteur, se trouve immergé de plain-pied dans le mouvement populaire qui saisit Paris au printemps 1848. Il assiste à la répression sanglante menée par les républicains en juin 1948, c’est l’acte fondateur de son engagement d’une vie.
Sur les barricades, Lefrançais comprend qu’il existe désormais deux républiques irréconciliables, la rouge et la bleue, la bourgeoise et la sociale. « Qu’aurait pu faire de plus la plus exécrable des monarchies ? » se demande-t-il.
L’ordre règne à Paris. Arrêté sous prévention de société secrète, il est assigné à résidence à Dijon. Quand Louis-Napoléon Bonaparte organise le coup d’État en 1851, Lefrançais ne s’étonne guère (« Est-ce que depuis juin 1848, en haine du socialisme, les républicains ne lui ont pas fourni les moyens de perpétrer son crime ? »), mais opte pour l’exil à Londres. Sur place, il est sommé de choisir sa faction : celle de Ledru-Rollin ou celle de Félix Pyat. Ne choisissant ni l’une ni l’autre, il crève de faim. Tout au long du récit, il écorne l’auteur des Châtiments et des Misérables qu’il considère comme un opportuniste. Il affirme par exemple que « la plupart des proscrits ayant quelque fortune – Victor Hugo en tête – sont partis de Londres pour Jersey afin de “n’être pas navrés du spectacle de la misère de leurs camarades” mais surtout afin d’éviter de leur venir en aide ».
De 1853 à 1868, de retour dans son cher et vieux Paris, Lefrançais connaît le dénuement et les emplois les plus tristes. La révolution est en berne, les reniements nombreux (parmi lesquels celui de George Sand). Seuls les enterrements, comme celui de Proudhon en 1865, permettent de se compter. Au terme d’une longue traversée du tunnel, les assemblées reprennent, le souffle révolutionnaire refleurit ; le 12 janvier 1870, « plus de cent mille hommes font de splendides funérailles à ce jeune homme (Victor Noir) qui, il y a quelques jours, était absolument inconnu ».
La dernière partie de l’ouvrage, la plus longue, est consacrée à la guerre contre la Prusse et à la Commune de Paris. Lefrançais a 45 ans, c’est un militant expérimenté. Il comprend d’emblée que « la première vraiment populaire de nos révolutions », proclamée le 28 mars 1871, ne tiendra pas, qu’elle pèche par manque de moyens militaires et financiers, par l’absence de soutien de la province. Mais comme tous ceux de sa génération, il choisit de vivre l’aventure jusqu’au bout, pleinement, quitte à y laisser sa peau. Il appartient à l’aile libertaire, qui refuse l’instauration d’un Comité de salut public. Il n’aura pas de mots assez durs à l’encontre du Conseil communal qui n’a pas le courage de prendre possession de la Banque de France alors que celle-ci finance les Versaillais. Une nouvelle fois, les deux républiques s’affrontent. Les bleus l’emportent au terme de la Semaine sanglante. Lefrançais fuit en Suisse.

C’est également d’aventure révolutionnaire dont il est question avec Paul Mattick (1904-1981) dans un livre d’entretiens inédits étoffés d’un solide appareil critique dû à Charles Reeve (L’échappée, 2013).
Mattick, enfant des rues berlinoises, évoque son parcours : membre des Jeunesses spartakistes, outilleur aux usines Siemens, il a 14 ans quand s’embrase l’Allemagne à la chute du Kaiser. En 1920, il rend sa carte du KPD (parti communiste) et participe, en tant que membre du KAPD, de l’AAU et de l’AAUE (des organisations communistes conseillistes, opposées aux bolcheviks) à toutes les manifestations, émeutes et grèves insurrectionnelles du début des années 1920 (notamment celles de la Ruhr en 1923). Agitateur inlassable, il côtoie la frange des artistes radicaux et rédige de nombreux articles dans la presse révolutionnaire. En 1926, il émigre aux États-Unis, s’installe dans la région de Chicago et rejoint les rangs déclinants des Industrial Workers of the World (IWW). Très actif durant le mouvement des chômeurs, l’agitateur Mattick se transforme progressivement en théoricien et écrit dans de nombreuses revues, comme Living Marxism. L’ouvrier autodidacte ne parvient néanmoins jamais à la reconnaissance et à l’aisance financière dont jouit son compagnon Karl Korsch. Il tient donc des propos peu amènes sur « ces intellectuels qui menaient une vie très confortable tout en faisant de la propagande pour le socialisme. Pour eux le socialisme adviendrait de toute façon après leur existence. Ils ne souhaitaient pas du tout qu’il se concrétise de leur vivant. Au contraire, ils avaient envie de mener une critique de cette société, et en même temps d’y vivre confortablement. Il y avait là un dédoublement de leur personnalité ».

Nicolas Norrito