Le blog des éditions Libertalia

Christophe Naudin sur le procès des attentats du Bataclan

vendredi 1er octobre 2021 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Publié sur Mediapart, le 29 septembre 2021.

Christophe Naudin : « Mes soirées, mes nuits, sont de plus en plus compliquées »

Pendant toute la durée du procès, sept victimes des attentats écrivent et décrivent leurs sentiments. Aujourd’hui, Christophe Naudin, rescapé du Bataclan, raconte comment le procès ravive certains symptômes du stress post-traumatique.
Âgé de 46 ans, Christophe Naudin enseigne l’histoire au collège. Il a publié  Journal d’un rescapé du Bataclan. Être historien et victime d’attentat (Libertalia, 2020).

« Le procès est commencé depuis moins d’un mois, et je suis déjà épuisé. Tout est passé tellement vite, et en même temps cette impression que le 8 septembre était il y a une éternité. La densité des débats et des informations est telle qu’il est impossible de tout digérer, et il reste encore près de neuf mois, voire plus. Et je ne suis allé aux audiences que deux fois…
Ce procès me semble, en fait, à la fois si loin et si proche. C’est la toile de fond de ma vie, tous les jours. Je le suis par Twitter ou les comptes rendus de certains médias (en particulier Mediapart et France Inter), comme quelque chose qui se passerait “ailleurs”. Et, quand j’y vais, je me sens happé par le truc, cette espèce de pression continue provoquée par la durée et l’intensité de ce qui s’y passe. Une sensation pesante qui dure plusieurs jours. Puis, retour à la “normale”, avec Twitter et les comptes rendus.
Enfin, la vie normale, pas tout à fait. Ma thérapie post-13 m’a permis d’apprendre à écouter un peu mon corps, et à repérer certains symptômes résiduels du stress post-traumatique, qui ressortaient singulièrement avant les commémorations, ou plus fort encore après l’assassinat de Samuel Paty.
Des maux de tête récurrents, des difficultés à me concentrer, une irritabilité, et surtout une hyper vigilance devenant handicapante, entraînant une fatigue chronique. 
C’est ce qui m’arrive aujourd’hui, de façon sourde et lente, mais bien concrète. Je me sens impatient et trop vite en colère. Je peux être très cassant, pour rien, avec des gens que j’aime beaucoup. J’ai du mal à travailler longtemps et je capte tous les sons et dangers potentiels pour mon intégrité physique et mentale. Par exemple, tous les bruits que l’on peut entendre dans un immeuble sont décuplés (et c’est évidemment pire quand on a des voisins insupportables), je surréagis au moindre d’entre eux et crains que cela empire, ce qui m’épuise.
Quant à mes nuits, courtes, elles sont toujours aussi agitées, sans forcément de cauchemars, mais avec de brusques réveils trop fréquents. En effet, j’ai développé deux “handicaps” suite au 13 (sans avoir été blessé physiquement). Participant au programme “13/11” du neuropsychologue Francis Eustache et de l’historien Denis Peschanski (une étude avec une partie “témoignages”, qui s’adresse à plusieurs cercles de victimes des attentats, et une partie biomédicale, qui étudie les réactions du cerveau soumis au stress post-traumatique), j’ai fait une crise de panique pendant une IRM, cauchemar éveillé me replongeant dans la fosse du Bataclan, le pied coincé sous un corps, puis recouvert et étouffé de cadavres.
L’autre problème s’est développé peu à peu, il est plus récurrent mais moins violent : je ne supporte pas quand mon bras droit se retrouve coincé, dans les transports en commun. Une gêne due à la position que j’ai eue pendant les plus de deux heures passées dans la loge près de la scène du Bataclan, le bras coincé contre le mur à cause de la promiscuité des lieux, où nous étions nombreux à nous cacher. J’ai fait plusieurs séances d’EMDR (une méthode psy qui stimule les sens pour soigner les flashes provoqués par le stress post-trauma), elles ont un peu amorti les choses, mais cela continue quand même, et reprend de plus belle depuis le début du procès.
À cause de tout cela, mes soirées, puis mes nuits, sont de plus en plus compliquées, et mes journées avec, à cause de la fatigue. J’ai l’impression de redevenir le “vampire” dont je parle dans mon livre : toujours à l’affût, jamais vraiment endormi, captant tous les sons m’environnant, sur le qui-vive pour anticiper tout danger, et dans l’insatisfaction, cherchant toujours à me nourrir… en l’occurrence d’informations.
C’est peut-être là, pourtant, que je peux trouver un peu de positif dans ce qui se passe depuis le 8 septembre. En 2016, j’étais addict aux infos sur les attentats, qui se multipliaient, et en plus toujours insatisfait et en colère à cause de ce que j’entendais. Je ressens moins cela ces dernières semaines. Certes, je cherche à connaître ce qui s’est dit et passé dans la salle d’audience quand je n’y suis pas, mais cela ne me semble pas aussi vital que l’année suivant l’attentat. En tout cas, cela ne me rend pas malade de ne pas immédiatement savoir.
Quand je suis allé aux audiences, j’ai évidemment été pris par l’ambiance très particulière. Entendre le policier de la brigade criminelle évoquer ses constatations le vendredi 17 septembre m’a fait du bien, au-delà de l’humanité et de la bienveillance dont il a fait preuve. Comme toutes les parties civiles, j’appréhendais ce qu’il allait dire, mais surtout montrer et faire entendre. Les nuits précédant l’audience avaient été encore plus agitées que d’habitude. Cela n’a pas été facile, mais finalement moins éprouvant que je le craignais. Je n’ai pas eu toutes les réponses que j’attendais, mais un certain nombre de choses importantes quand même, comme l’emplacement du corps de mon ami Vincent, tué par les terroristes, ou le timing, le déplacement des terroristes (malgré encore du flou et des débats). 
J’ai en fait la chance d’être, pour le moment, moins frustré que d’autres camarades parties civiles, pour lesquels certaines journées ont au contraire ravivé des choses difficiles, et posé plus de questions que donné de réponses. Je me suis même surpris à prendre plus par le mépris que la colère l’utilisation du terme “cocon” par une journaliste du Monde, pour critiquer la bienveillance de la Cour vis-à-vis des parties civiles. Enfin, je suis plutôt agréablement surpris par la relative indifférence des médias, et surtout des politiques. Je craignais la récupération, et une focalisation quotidienne sur le procès. Certes, il y a bien quelques moments où des politiques, notamment candidat·es à la présidentielle, y vont de leur petite phrase, mais cela passe bien après d’autres actualités, qui se chassent l’une après l’autre. Bon, ce n’est pas fini, la campagne n’a pas encore vraiment commencé…
Je ne comprends donc pas trop mon état physique et psychologique, cette résurgence des symptômes. C’est paradoxal avec ce recul, relatif, par rapport au déroulement du procès. Peut-être suis-je dans le déni ? Que cela me touche plus que je ne le pense ? Je ressens, il est vrai, une certaine frustration à ne pas aller plus souvent aux audiences, car je ne veux pas manquer trop de cours avec mes élèves. En même temps, je me dis que d’y aller trop souvent risque de me faire plonger dans l’addiction que je crains, et qui prend certaines parties civiles… Il va falloir que je trouve un équilibre dans les semaines et mois à venir.
Et puis, alors que j’y étais auparavant opposé, n’y voyant ni l’intérêt ni le besoin, je commence de plus en plus sérieusement à avoir envie d’aller témoigner à la barre.
Parler avec des victimes qui vont témoigner m’a fait un peu réfléchir sur l’utilité du témoignage. J’ai également écouté le podcast de “Life for Paris” sur le sujet. Je pense, si j’y vais, parler très peu de ce qui m’est arrivé, mais plus des conséquences, sur ma famille et mes proches, ceux de Vincent, et plus largement sur ce que je ressens de la société frappée par ces attentats. Je ne pense pas m’adresser aux accusés, qui restent des outils insignifiants pour moi. »

Christophe Naudin