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Charles Martel et la bataille de Poitiers, dans Charlie Hebdo

mercredi 20 mai 2015 :: Permalien

— REVUE de PRESSE —

Recension et entretien parus dans Charlie Hebdo, 13-20 mai 2015.

Charles Martel. Fabrique d’une icône islamophobe

La figure de Charles Martel est de plus en plus utilisée par l’extrême droite : il a su arrêter les Arabes à Poitiers en 732, et il faudrait s’en inspirer aujourd’hui. Une logique apparemment simple… mais historiquement fausse. C’est ce que montrent deux historiens, William Blanc et Christophe Naudin, dans leur livre, Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire (Libertalia). Non, la bataille de Poitiers n’avait rien d’un choc des civilisations, et le pauvre Charles Martel est l’objet d’une piteuse récupération politique.

Depuis quelques temps, Charles Martel est tendance. Surtout à l’extrême droite. Après les attentats de janvier, pendant que le monde entier proclamait « Je suis Charlie », Jean-Marie Le Pen, avec son fameux sens de la formule (qui n’est pas un « détail »), lançait « Je suis Charlie Martel ». Il n’est pas le seul à raviver l’image du vainqueur de la bataille de Poitiers : des tee-shirts à son image se vendent sur Internet, des internautes réclament « un nouveau Charles Martel », et certains historiens déplorent sa disparition des programmes scolaires…
Bref, Charles Martel est devenu le symbole du rempart contre l’islam. Cette réputation peut sembler justifiée. N’avons-nous pas tous appris, à l’école, que Charles Martel a battu les musulmans à Poitiers, en 732 ? Autrement dit, que nous serions tous en djellaba s’il avait perdu ?
Pourtant, ce n’est peut-être pas si simple. Dans un livre intitulé Charles Martel et la bataille de Poitiers. De l’histoire au mythe identitaire (Libertalia), les historiens William Blanc et Christophe Naudin analysent la récupération politique du personnage. Ces auteurs avaient déjà rédigé Les Historiens de garde, où ils dénonçaient un récit identitaire et réactionnaire de l’Histoire, véhiculé par des auteurs comme Lorànt Deutsch ou Stéphane Bern.
Aujourd’hui, ils sondent Charles Martel sous tous les angles, les faits historiques autant que sa représentation au fil des siècles. Il en ressort que la bataille de Poitiers n’était pas ce qu’on en dit aujourd’hui : c’était une bataille parmi d’autres, et rien ne prouve que les musulmans auraient envahi l’Europe s’ils l’avaient gagnée. Contrairement à l’image que veut en donner l’extrême droite, il ne s’agissait pas d’un « choc des civilisations » gagné par la chrétienté contre l’islam.
C’est le propre des personnages historiques que d’être récupérés. D’où l’intérêt de faire le tri entre réalité historique et instrumentation politique. Pas toujours facile. Mais les fachos racontent assez de bobards sur le présent : ne les laissons pas, en plus, réviser l’histoire de France à leur profit. Ils ont déjà mis la main sur Jeanne d’Arc, qu’ils foutent la paix à Charles Martel.
Antonio Fischetti

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Charlie Hebdo : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire un livre sur Charles Martel ?

William Blanc et Christophe Naudin : Il y a eu plusieurs choses. Entre autres, une couverture du magazine Valeurs actuelles en 2013. Il y avait aussi des gens qui disaient que Charles Martel n’était plus enseigné à l’école. D’une façon générale, on présente Charles Martel comme un chef de civilisation qui unifiait tous les peuples chrétiens derrière la bannière du Christ pour repousser l’envahisseur musulman. Nous avons décidé d’analyser toutes les sources historiques. Il en ressort que l’utilisation massive de Charles Martel dans le discours d’extrême droite est relativement récente.

De quand date cette récupération de Charles Martel par l’extrême droite ?

Jusqu’aux années 2000, la bataille de Poitiers était rarement vue comme un événement fondateur de l’affrontement entre Occident et Orient. Une date marquante est l’utilisation de Charles Martel par Samuel Huntington dans son livre Le Choc des civilisations en 1996. Il voit l’histoire comme un affrontement entre des blocs avec la religion comme base : une pensée binaire que l’on retrouve chez tous les auteurs islamophobes. Mais Charles Martel est vraiment devenu la figure de proue du courant nationaliste depuis une quinzaine d’années. La première personnalité politique qui utilise Charles Martel de façon publique, c’est Bruno Mégret en 2001, avec le MNR. Il le fait pour des raisons internes à l’extrême droite. Le Front national utilisait alors la figure de Jeanne d’Arc, et, comme il lui fallait une figure de substitution, il a pris Charles Martel. Bruno Mégret fait alors de l’islamophobie l’un de ses chevaux de bataille, ce qui n’était pas encore le cas du Front national.

Le Front national n’aurait donc pas toujours été islamophobe ?

Il y a toujours eu de l’islamophobie diffuse au FN, mais dans les années 1970 et 1980 c’est plutôt l’anticommunisme qui cimente l’extrême droite. Après la guerre au Kosovo, l’islamophobie a d’abord émergé dans l’ultra-droite identitaire, avec des gens comme Guillaume Faye. Mais le plus grand virage islamophobe du FN survient après la campagne de 2007, et c’est en 2010 que Marine Le Pen parle pour la première fois de Charles Martel.

Dans votre livre, vous remettez en cause le fait que Charles Martel a stoppé la conquête musulmane. Ce qu’on apprend à l’école serait donc faux ?

La bataille de Poitiers a été importante, mais surtout localement. Il s’agissait d’un affrontement entre rivaux politiques au sein d’espaces en concurrence : d’un côté les musulmans, mais aussi les Aquitains, ainsi que les Francs de Charles Martel. Ces deux derniers clans étaient en concurrence, et la bataille de Poitiers est surtout importante parce qu’elle permet à Charles Martel d’étendre son territoire aux dépens de l’Aquitaine. Les vrais perdants de la bataille de Poitiers, ce sont d’abord les Aquitains.

N’empêche, les Sarrasins auraient quand même progressé au Nord s’ils avaient gagné à Poitiers.

Pas forcément. Même s’ils avaient gagné la bataille de Poitiers, rien ne prouve qu’ils seraient montés plus haut. Aucune source ne prouve qu’ils voulaient envahir la Gaule. Ils avaient leur base à Narbonne, et ils lançaient surtout des raids pour obtenir du butin. Cette bataille n’avait pas la dimension qu’on lui prête aujourd’hui. On n’était pas dans une logique d’affrontement entre un bloc chrétien et un bloc musulman. D’ailleurs, parès la bataille de Poitiers, les Sarrasins vont s’allier avec les Provençaux, qui sont des chrétiens. Et ceux-ci fermeront leurs portes à Charles Martel, alors qu’ils les avaient ouvertes aux Sarrasins. De plus, sur les terres conquises par l’empire islamique, on n’observe pas de conversions massives. Les Sarrasins sont restés une quarantaine d’années à Narbonne, et on n’a aucune trace d’islamisation de ces populations, comme des constructions de mosquées ou ce genre de choses.

Peut-on comparer la figure de Charles Martel à celle de Jeanne d’Arc, qui est aussi récupérée par l’extrême droite ?

Il y a une différence entre Charles Martel et Jeanne d’Arc : cette dernière a longtemps été une figure œcuménique. Au XIXe siècle, c’était même une figure républicaine utilisée par la gauche. Au début du XXe siècle, elle est récupérée par l’extrême droite, notamment par l’Action française, qui commence à organiser des défilés de Jeanne d’Arc. Après la Seconde Guerre mondiale, les communistes vont aussi essayer de la récupérer. Et, dans les années 1980, Mitterrand ira même au défilé de Jeanne d’Arc à Orléans. Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que Jeanne d’Arc est récupérée par Jean-Marie Le Pen.

Pour en revenir à Charles Martel, quelle leçon tirer de votre livre ?

Ceux qui présentent Charles Martel comme un rempart à l’islam s’inscrivent dans une histoire identitaire et réactionnaire. Il y a un objectif politique là-dessous. La seule solution est de faire tout simplement de l’histoire, pour aider à prendre du recul par rapport à ce qu’on nous balance.

Antonio Fischetti